D. Rodrik critique le consensus de Washington. Pour lui, l’approche économique classique n’empêche pas une pluralité d'institutions et de politiques de croissance.

Voici un livre fortement recommandable à quiconque s’intéresse aux stratégies de croissance envisageables pour les pays en voies de développement, à l’avenir des organisations économiques internationales après le Consensus de Washington, ainsi qu’à la possibilité de tirer des conclusions politiques à partir des recherches des économistes –  autrement dit à ce que peut encore apporter la théorie économique aux politiques de croissance et de développement après l’échec des recommandations libérales orthodoxes des années 1990.

L’auteur, Dani Rodrik, est sans doute déjà bien connu de ceux qui s’intéressent à ces questions depuis plusieurs années puisqu’il a déjà publié trois livres sur la mondialisation économique ; d’autres peut-être, ou encore les mêmes, sont d’assidus lecteurs de son blog au ton iconoclaste sur lequel il a pris l’habitude de partager ses humeurs à propos de l’actualité politique et économique. Rodrik occupe une place relativement inédite dans le paysage de la recherche économique. Professeur  d’économie politique internationale à la Kennedy School of Government à Harvard, il réussit à mener de front des recherches rigoureuses en macroéconomie du développement et une réflexion politique qui sait s’affranchir des ornières fréquentes des économistes trop spécialisés. Ce livre est à cette image, et il semble qu’à bien des égards, Dani Rodrik était la personne la mieux placée pour l’écrire.  On n’y trouvera pas de conclusions définitives ou faciles, mais une matière à réflexion qui permet de poser des soubassements solides pour un édifice en pleine reconstruction. On aura compris que l’enjeu est de taille.

Le livre souffre cependant du fait d’être un recueil d’articles. Et malgré le souci de l’éditeur et de l’auteur de leur donner une certaine unité, il est difficile d’éviter les répétitions, le manque d’homogénéité ou l’absence de continuité entre certains arguments, rendant ainsi la lecture parfois pénible. Les chapitres sont organisés en trois grandes parties : croissance, institutions, mondialisations. Chacune comporte trois articles plus ou moins bien articulés. Nous ne pouvons restituer ici la totalité des réflexions et arguments que le livre apporte, et encore moins la richesse des exemples et des études empiriques ; nous nous contenterons donc d’essayer d’en restituer les lignes directrices.


La diversité des institutions contre le Consensus de Washington

Rodrik part du constat documenté que les pays qui ont suivi rigoureusement dans les années 1990 les recommandations de politiques économiques regroupées sous le nom de Consensus de Washington dans les années 1990 (réduction des taxes, libéralisation des taux d’intérêt, libéralisation commerciale et financière, ouverture massive aux investissements étrangers, flexibilité du marché du travail, garantie absolue des droits de propriétés, dérégulation industrielle, etc.) ont connu des crises économiques et une croissance finalement assez faible, voire plus faible qu’auparavant ; c’est le cas de la plupart des pays d’Amérique Latine. A contrario, l’Inde et la Chine se sont abstenues de suivre ce modèle, de la même manière que les autres pays d’Asie qui ont connu une croissance forte n’ont pas suivi à la lettre ces recommandations qui faisaient consensus chez les économistes et politiques du FMI : ils ont souvent maintenu un fort poids de l’État dans l’économie, certaines restrictions importantes dans les échanges, une réglementation industrielle forte et un marché du travail marqué par des comportements traditionnels.

À la suite de ce constat, le chapitre est consacré à développer deux arguments. Tout d’abord, Rodrik exprime et justifie sa foi en l’économie néoclassique – qu’il définit comme l’économie qui croit aux bienfaits des incitations appropriées, au droit de propriété, à l’inflation maîtrisée (sound money) et à l’équilibre fiscal – mais montre que ce type d’économie étudiée dans les manuels ne comporte pas de définitions des institutions qui la supportent. L’argument central de l’auteur est donc que les principes de l’économie néoclassique sont compatibles avec de nombreuses institutions et bénéficient d’une grande plasticité. En réalité, Rodrik est ici proche de Karl Polanyi, sans toutefois le citer, et le sera d’autant plus en écrivant plus loin que l’économie de marché est nécessairement encastrée (embedded) dans un ensemble d’institutions non économiques   . Ces remarques peuvent paraître évidentes si l’on a pas été intellectuellement élevé au lait des manuels d’économie orthodoxe, mais Rodrik en fournit des illustrations précises et en dégage finement les conséquences politiques. On peut toutefois regretter que l’auteur ne prolonge pas sa réflexion en essayant de comprendre pourquoi et comment des principes économiques communs peuvent exister dans des environnements institutionnels distincts, alors que ces questions constituent pourtant un champ actif et vif de recherches actuelles aux confins des sciences politiques, de l’économie et de l’histoire   ; des ponts restent manifestement encore à franchir.

Le deuxième argument du chapitre consiste à montrer qu’il est plus facile d’enclencher un processus de croissance que de le soutenir. Le deuxième mouvement est beaucoup plus difficile car il nécessite des mutations structurelles et institutionnelles de long terme alors que le premier peut résulter d’une bonne politique volontariste. L’ignorance de cette distinction conduit à fixer un agenda de politique économique indifférenciée selon les pays et totalement irréalisable.


Le diagnostic de croissance

Le chapitre suivant est un excellent exemple d’application simple et astucieuse de concepts de la théorie économique à la politique. En premier lieu, Rodrik (et les coauteurs du chapitre, Haussman et Velasco) rappelle que la théorie montre qu’en cas d’imperfections des marchés (lorsqu’il est seulement possible d’atteindre un "optimum de second rang") il est impossible de tenter d’atteindre l’optimum (dit "de premier rang") sur un marché sans créer des conséquences néfastes sur un autre. Tenant compte de ce résultat qui invalide l’idée d’une unique politique salvatrice, les auteurs proposent leur vision de la politique efficace consistant à identifier une à une les principales contraintes pesant sur la croissance. Il s’agit donc d’établir un véritable mode d’emploi  pour établir un "diagnostic de croissance" précis avant de tirer une quelconque conclusion politique. Les auteurs se livrent à cet exercice sur le Salvador, le Brésil et la République Dominicaine, et font apparaître, par exemple, que l’investissement au Salvador est contraint par un taux de rendement faible du capital alors que, au Brésil, il l’est par un déficit d’épargne. L’identification des contraintes spécifiques à la croissance est, pour les auteurs, le principal apport possible de la théorie économique, étant donné que celle-ci est par nature incapable, dans un contexte de marchés imparfaits, de spécifier une politique optimale unique et globale.


Institutions et croissance

La deuxième partie du livre est consacrée à décrire les institutions favorables à la croissance. Comme l’énonce l’auteur à plusieurs reprises, la question à laquelle font face économistes et politiques n’est plus : "Est-ce-que les institutions agissent sur la croissance ?" puisque de nombreuse études empiriques ont démontré que la réponse était clairement positive, mais : "quelles institutions favorisent la croissance et comment est-il possible de s’en doter ?"

Dans un premier temps Rodrik insiste sur le fait que le bon fonctionnement des marchés n’est en rien suffisant et se livre à une défense de la politique industrielle. Discutant un à un les arguments pour ou contre la politique industrielle, il montre que celle-ci peut être essentielle pour créer des activités à forte innovation technologique, en particulier dans les secteurs où le pays n’a pas d’avantage comparatif, car les innovations sont perçues par les entrepreneurs comme un investissement à trop faible rendement. Le manque d’innovation est pour Rodrik autant un problème d’offre (nombre de scientifiques, protection des brevets, etc.) qu’un problème de demande (les entreprises n’ont pas assez d’incitations à innover). Pour lui la politique industrielle doit donc être considérée comme un processus de découverte qui s’effectue en étroite collaboration des pouvoirs publics avec les entreprises privées.

Les deux chapitres suivants critiquent une vision trop globale et déterministe de l’impact des institutions sur la croissance et montrent comment l’adéquation entre institutions et développement économique doit s’évaluer à un niveau local. Pour Rodrik, la meilleure manière de déterminer au niveau local les institutions efficientes réside dans la participation libre des acteurs ; donc dans la démocratie. Par divers moyens, il montre le lien positif entre croissance et démocratie puis il conclut en écartant à nouveau l’idée d’une définition universelle d’une bonne institution.


Quelles politiques pour une économie mondialisée ?

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à penser une gouvernance économique mondiale. Elle se fonde sur le constat actuel d’une mondialisation en phase croissante (bien qu’encore très imparfaite comme Rodrik le rappelle à plusieurs reprises) des marchés des biens, des capitaux et des services, qui contraste avec des institutions et des politiques très majoritairement nationales. Ce mouvement nous place selon lui devant un dilemme logique : en réponse, il faut soit renoncer à la politique d’État-Nation, soit à la démocratie (son modèle de réflexion est ici le célèbre "triangle d’impossibilité de Mundell" auquel font face les économies ouvertes). Construire des institutions internationales légitimes et capables d’influencer sur le bon déroulement de l’économie mondiale est donc une nécessité de premier plan. Dans ce chapitre assez complexe, Rodrik fait preuve  d’une remarquable aisance à s’aventurer dans des terrains propres aux sciences politiques et aux relations internationales.

L’auteur établit ensuite quelques propositions pour améliorer le fonctionnement des institutions internationales déjà existantes. Très critique vis-à-vis de l’OMC, il montre comment l’institution s’est focalisée sur l’idée de maximiser le volume des échanges sans prêter attention au fait que son rôle est d’abord de les réguler de façon à ce que les pays les plus pauvres puissent rattraper peu à peu leur retard. Selon lui, cette erreur provient de l’illusion d’une politique optimale unique et uniforme dont il n’a cessé de démontrer la défaillance tout au long de l’ouvrage. Contre les fanatiques du libre-échange, il retravaille plusieurs études empiriques pour montrer qu’aucun lien général n’existe actuellement entre l’ouverture commerciale et la croissance économique. Étant données les tendances actuelles au multilatéralisme et la perte d’influence des institutions de Bretton Woods, on ne peut que souhaiter que les réflexions de Rodrik puissent engager un débat utile et informé. Les spécialistes des pays étudiés trouveront sans doute des failles dans certaines analyses de l’auteur, d’autres lui reprocheront sa foi dans l’économie néoclassique, ou d’autres encore penseront au contraire qu’il va trop loin dans sa critique du libre échange, mais il faut reconnaître le caractère essentiel et remarquablement stimulant de l’ouvrage.

One Economics Many Recipes se clôt sur un cours chapitre conclusif dans lequel Rodrik critique l’hypocrisie qui fait qu’au niveau mondial le libre échange commercial a été érigé en principe fondamental au moment où la tendance était à limiter la libéralisation des flux de travailleurs entre pays riches et pays pauvres. Empiriquement, il a pourtant été montré que la mobilité des travailleurs est beaucoup plus bénéfique pour la croissance des pays pauvres. Puis, reprenant certains éléments de ses recherches précédentes, il déplore le fait que les décisions de libéralisation commerciale soient plus souvent guidées par les pressions de groupe d’intérêt que par une véritable réflexion politique sur les avantages et inconvénients de cette libéralisation. Enfin, Rodrik conclut en reformulant le message qu’il a voulu adresser dans ce livre. Dans un dernière phrase on ne peut plus claire, il écrit : "Devant se remémorer leur propre histoire, les pays riches devront laisser les nations plus pauvres développer leurs propres stratégies de construction institutionnelle et de rattrapage économique. Pour leur part, les nations en développement devront arrêter de regarder les marchés financiers et les agences multilatérales comme la recette certaine de la croissance économique. Enfin, et c’est peut être le point le plus difficile de tous, les économistes devront apprendre à être plus humbles !"   .


* La page personnelle de l’auteur, où la plupart des chapitres de l'ouvrage sont disponibles sous forme de version préliminaire, est consultable ici