Richard Brunel donne un spectacle très narratif, instructif, beau et intéressant, d'un tragique timide.

Il s’agit de l’adaptation au théâtre d’un récit à plusieurs voix. Les voix recueillies de celles qui quittèrent le Japon au début des années 1920, pour se marier à de jeunes Japonais émigrés aux États-Unis quelques années avant elles. L’auteur de ce récit, Julie Otsuka, elle-même petite-fille de l’une de ces femmes, a reçu le prix Fémina étranger en 2012.

 

 

                                            


 

Document, roman, théâtre

D’évidence, le sujet est choisi pour susciter des émotions multiples : l’étonnement devant tant de circonstances extraordinaires, la compassion devant tant de déboires et de violences reçues, acceptées, digérées, l’indignation devant tant d’aliénation et si peu de justice, et même l’incompréhension devant ce destin de parents qui deviennent, dans une certaine mesure, étrangers à leurs propres enfants américains. 

Mais les émotions générées par un documentaire et celles qu’engendre un roman documenté sont-elles des émotions de théâtre ? Si le spectacle ne se contente que de reproduire des effets de lecture – l’étonnement, la compassion, l’indignation, l’incompréhension – à quoi bon, puisque le livre les produit déjà ?

Au théâtre, l’émotion n’est pas l’effet d’un discours, elle n’est pas même l’effet d’un récit, fût-il un récit extraordinaire. Sur le plateau, la narration soutient – soutient, c’est tout – un enjeu théâtral. L’émotion n’est pas non plus l’effet direct d’une scénographie splendide – qui éclaire le cœur, certes, et suscite les vertus contemplatives du public – cela ne suffit pas. L’émotion théâtrale vient d’une situation et d’une présence des comédiens, dans les circonstances singulières d’une soirée unique. Ces derniers vivent cette situation dans l’imaginaire du spectateur qui la reçoit.

L’essentiel est ce qui se lève de vie et d’humanité sur le plateau, pour générer une émotion plus profonde que cet étonnement, cette compassion, cette indignation ou cette incompréhension attendues. Le public, parfois sans le savoir, parfois l’ayant oublié, vient chercher ce supplément, propre à l’offre théâtrale. 
 

 

Sur le plateau du Cloître des Carmes, le pont d'un paquebot transpacifique

 

Pour cerner un peu mieux le type d’émotion dont il s’agit, on peut se souvenir de ce que c’est qu’une expérience personnelle. L’expérience est un accès à un savoir incommunicable. Chacun d’entre nous a eu l’occasion de s’en apercevoir, quand, par exemple, il doit reconnaître qu’il ne savait pas ce que c’était que la mort d’un proche avant de l’avoir vécue, ou le sentiment amoureux avant de l’avoir éprouvé, etc. La mort dans les livres ne fait pas savoir ce que c’est que la mort, pas plus que l’amour dans les romans ou l’art de l’équitation dans les manuels. Une situation représentée au théâtre, en revanche, si elle est réussie, offre ce qu’il y a de plus proche d’une expérience personnelle. Quand le public se l’approprie, il en éprouve l’émotion la plus grande. Le phénomène n’est peut-être pas fréquent, mais c’est lui qui enracine le théâtre dans le domaine des arts. 

En comparaison, on comprend que l’étonnement, la compassion, l’indignation sont des sentiments superficiels – seulement utiles à promouvoir le spectacle.

 

Une narration à la première personne du pluriel

Le spectacle offre d’emblée toutes les garanties documentaires et sentimentales de son modèle livresque. Dans ce qu’il a de moins « bon », c’est un pur récit, très bien illustré, et tout à fait respectable.

Richard Brunel narre les mariages par correspondance, les mensonges sur la condition sociale des jeunes fiancés, qui prennent les jeunes filles au piège et les décident à faire la traversée. Il raconte, par la parole des comédiennes, la consommation sans délai du mariage, sans une once de romantisme, le travail exténuant dans les plantations, la malnutrition, les maternités multiples, une mortalité infantile effrayante. Il montre qu’une lente progression sociale fait passer ces jeunes femmes, avec les années, du travail agricole à l’usine, puis à la domesticité. Il évoque l’indifférence des autres communautés à leur égard, voire la franche hostilité que suscite la progression toute relative de leurs maris. Et, cerise sur le gâteau, il rapporte le mouvement de suspicion générale dont les Japonais, hommes et femmes, sont victimes après Pearl Harbor. Pris de panique et de haine raciale, le gouvernement américain fantasme une « cinquième colonne ». Les Japonais sont priés de quitter leurs quartiers. Dans les wagons à bestiaux de convois ferroviaires qu’on croyait n'avoir vus qu’en Europe, ils sont déportés et internés dans des camps de concentration dont la localisation leur est inconnue.

 

                                  

                                      À l'usine

 

Le récit est ainsi mis en espace par une troupe de comédiennes narratrices et quelques comédiens muets ou presque. Une multiplicité de voix, mais aussi une communauté de corps, pour figurer une communauté de destins. 

Par exemple, à peine les jeunes filles ont-elles débarqué du bateau qu’elles sont mariées. La rencontre des hommes, dans ce récit collectif, passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, si l’on peut dire, depuis la timidité jusqu’au viol. Chaque couple, à tous les lieux du plateau, en donne tour à tour une des modalités. Une comédienne prend la parole pour se faire la voix de l’une d’entre elles, qui se trouve plus loin aux prises avec son mari. Il s’agit d’un très beau passage du texte de Julie Otsuka : « Cette nuit-là, nos nouveaux maris nous ont prises à la hâte... » La parole passe à une autre, et ainsi de suite. Le jeu du récit surgit ici ou là en contrepoint de la pantomime des couples, sans redondance.

Quant à la découverte du travail aux champs, c’est le ballet naturaliste de ces ouvriers japonais, main d’œuvre supérieure, selon la caricature qu’on en a toujours fait, qui ne se rebelle jamais, qui accomplit le travail avec rigueur, qui se nourrit d’un bol de riz par jour et fait de sages courbettes. La troupe des femmes et des hommes récolte et met en sacs des centaines de betteraves de carton. Puis viendra l’usine textile, où les filles se penchent sur des machines à coudre, puis bavardent pendant la pause, évoquant leurs grossesses. Enfin la condition domestique, où se lève un intérêt nouveau dans l’esprit de ces immigrées : l’observation d’une famille américaine, et surtout de la maîtresse de maison, son statut, ses manières, son discours, ses joies, ses tristesses, son mari, ses amants.

Une scénographie très belle, avec une forte dose de naturalisme (les costumes, les accessoires sont au plus proche du réel, y compris dans les champs de betteraves, l’usine textile, l’intérieur bourgeois américain) tempéré par les éclairages colorés, les projections en grand de portraits photographiques anciens ou de visages animés en vidéo, la disposition de praticables sur l’ensemble du plateau entre des espaces nus – un ensemble d’éléments qui redresse un peu le style du spectacle du côté d’un art de la convention. Beaucoup de choses à raconter, une multiplicité de nuances sensibles à faire sentir au public, une foule de circonstances à expliquer sans sombrer dans la leçon d’histoire, un destin collectif dont l’évocation doit éviter de verser dans le mélo – c’est à peu près ce qui caractérise cette scénographie, voire cette chorégraphie théâtralisée.

 

Betteraves à sucre

 

Timidité du tragique

Mais une jolie narration ne saurait combler un public affamé. Richard Brunel n’en a pas pris la mesure. Il ne saisit pas les ressources tragiques de son sujet. Ou, du moins, il les exploite peu.

Il en saisit quelque chose, assurément, par deux fois. La première, c’est au commencement du spectacle, quand les fiancées apparaissent à l’avant-scène, le long des praticables qu’on a approchés vers le public. Ces praticables figurent une penderie et des murs blancs sur lesquels apparaissent, en gros plan, leurs visages qui s’animent. Elles sont sur le pont du navire qui les emporte dans l’océan Pacifique. Elles s’entraident pour s’habiller et s’apprêter, elles ont les manières douces du Japon, des kimonos splendides, elles se demandent si ce qu’on raconte sur les mœurs des Occidentaux est vrai, si les hommes y sont si poilus qu’on le dit, s’ils se mouchent dans des tissus qu’ils fourrent ensuite dans leur poche, elles se lisent les lettres de leurs fiancés, et l’on voudrait pour elle que les mensonges qu’elles n’y décèlent pas soient des vérités. La violence, l’esclavage et même la mort surplombent le plateau. Ces âmes délicates élèvent leurs espoirs au milieu d’un océan vide et silencieux.

La fragilité d’un moment tragique comme celui-là, à peine esquissé, fait du récit qui le suit une espèce de tintamarre déplacé, quand bien même il est orné d’une scénographie magnifique. On pouvait peut-être s’affranchir de l’idée d’une adaptation, pour travailler, dans un esprit dramaturgique, à l’élaboration du tragique. 

Le second moment de cette ressource de la tragédie correspond à l’apparition de Natalie Dessay   . Elle incarne une Américaine moyenne de la côte ouest. Sa fille s’inquiète de ne plus retrouver en classe sa meilleure amie, une enfant d’origine nipponne. Elle prend conscience que les Japonais sont partis et se demande pourquoi, comment. Elle s’aperçoit que personne n’a rien fait pour refuser cela. Elle est venue raconter ses inquiétudes au public. Elle se tort un peu les mains. Avec finesse, elle regarde les objets et les meubles qui sont restés sur le plateau. Elle s’interroge, et elle parle au milieu d’un décor déserté, d’une présence révolue et d’un vide criant. Le cœur se serre. Du fond de l’absence, du passé et de la mort, on n’entend pas les cris, voilà ce qu’elle nous dit, et qui la terrorise. 

Élaborer non pas une adaptation, mais une dramaturgie tragique de ce sujet, eut pu consister à relier ces deux moments autrement que par une cavalcade naturaliste.

La grande référence inconsciente ici est européenne, elle concerne les Juifs d’Europe, dont notre continent a été dépeuplé par extermination. Bien sûr, ce n’était pas le sujet. Mais cette ombre gigantesque ne pouvait-elle pas guider un peu plus et un peu mieux le geste créateur du metteur en scène ? Cette communauté japonaise n’est-elle pas passé tout près d’une catastrophe hideuse ?
 

 

Les années 40

 

 

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Crédits photographiques : Christophe Raynaud de Lage (spectacle), NARA (photo ancienne)