Nathalie Quintane, auteur d'un nouveau livre inclassable, entre roman et document, éclaire la position qu'elle entend tenir dans ses livres.

Convaincue par Nuit debout   au point de s’engager, avec d’autres, pour tâcher de faire vivre ce mouvement dans la petite ville du Sud Est où elle habite, Nathalie Quintane dit, avec ce livre, tout l’enthousiasme qu'elle a éprouvé pour celui-ci. Elle le fait à sa manière, éloignée de tout lyrisme, en relevant, au plus près du terrain, les éléments d’une réalité sensible, tissée d’impressions personnelles et collectives.

Eloignée de Paris, sauf durant les quelques visites qu’elle y fait, elle vit le mouvement à distance, tout en expérimentant elle-même, à travers ces activités, visant principalement à convaincre d’autres personnes de rejoindre le mouvement, ce que peut signifier l’engagement politique aujourd’hui. La question de la motivation à agir, au plan le plus concret, y tient ainsi, logiquement, une place importante.

En même temps, elle continue de s’interroger à cette occasion, comme elle avait pu le faire dans ses livres précédents (au moins depuis Tomates   ), sur ce que peut la littérature en la matière. Elle justifie ainsi, en particulier, le recours à l’injure vis-à-vis des détenteurs du pouvoir, au vu des formes qu’aura prise la répression lors des manifestations, et notamment la volonté de répandre la terreur chez les manifestants.

Lorsque le mouvement s’essouffle, et suite à l’installation d’un centre pour migrants à proximité de la ville où elle réside, elle participe aux activités des bénévoles qui cherchent à aider les migrants. L’absurdité de nombre de situations qu’elle décrit, les questions qui restent sans réponse, comme le fait que les bénévoles soient cantonnés à un rôle charitable sans autre portée permettent à l’auteure de souligner, par contraste, et comme la littérature peut le faire lorsqu’elle se conçoit comme un vecteur de sensibilisation au présent   , l’importance de ce qui s’est produit au printemps 2016, avec Nuit debout, dans le registre de l’engagement politique… 

Nathalie Quintane a accepté de répondre à quelques questions à propos de ce livre. Ses réponses, quitte à brouiller le petit résumé ci-dessus, permettent d'éclairer pour le lecteur la position qu'elle entend tenir dans celui-ci comme dans d'autres livres : un je impersonnel, un texte formé de juxtapositions qui laissent à la charge du lecteur les rapports à établir, le cas échéant, et un refus de rechercher ou fournir quelque explication que ce soit...

 

Nonfiction : Vous tenez dans la première partie du livre une chronique de Nuit debout, entre Paris et la province, où vous retracez notamment les actions auxquelles vous avez participé dans la petite ville du Sud Est où vous résidez. Celles-ci n’ont évidemment rien à voir, en termes d’ampleur, avec ce qui s’est passé à Paris, et pourtant vous semblez les tenir, malgré cela, comme plutôt adéquates lorsqu’il s’agit de cerner les caractéristiques de ce mouvement. Pourriez-vous éclairer ce point ?

Nathalie Quintane : Tout d'abord, je tiens à préciser qu'à aucun moment dans le livre ne sont nommées les Nuits debout. On lit simplement : "le mouvement" ou parfois "notre mouvement". A aucun moment non plus n'est donné le nom de la petite ville : c'est une petite ville de province assez loin de Paris qui ressemble à la plupart des petites villes de province. Pour la commodité de l'entretien, appelons-la D. Et donc, il se passe à D., en tout petit, ce qui se passe à Paris en très grand. Il y a une façon de proportionnalité et de miroir à peine déformant. Mes livres se sont nourris de cette déformation pour en manifester assez souvent l'ironie (on raconte qu'à D., en mai 68, il y avait un manifestant, mais un seul, bras grand ouverts sur le boulevard, qui tentait de bloquer la circulation...). Dans Un oeil en moins, cette déformation est prise tout à fait au sérieux, comme source d'informations et de descriptions sensibles. Comme une assemblée d'une trentaine de personnes réunies sur la petite place d'une ville de 16 000 habitants ne produit pas la même quantité de données sensibles qu'une AG de 10 000 personnes sur la place d'une métropole, le focus est déjà fait, d'une certaine manière. Le point est fait, et il s'agit, par l'écriture, de naviguer d'un bord à l'autre et aux limites et de saisir les détails, qu'ils semblent avoir un sens ou non. De cette littéralité descriptive naît parfois l'humour, un humour intégré (ce n'est pas de l'ordre du gag) - tel qu'il se manifeste à peu de choses près dès Remarques, mon premier livre publié, en 1997. 

 

Lorsque le mouvement s’essouffle, vous décidez de vous engager en faveur des migrants et vous vous informez sur le sujet, mais ensuite vous optez pour le bénévolat plutôt que pour d’autres actions plus radicales. Pourquoi ? Est-ce parce que, comme cela serait très compréhensible, vos ennuis préjudiciaires suite à l’opération péage gratuit à laquelle vous aviez participé ont modéré vos ardeurs ?

Ce "je" n'est pas moi. C'est un "je" sans réelle intimité (loin de l'auto-fiction et de l'autobiographie, disons), un "je" public plus que privé, mis en place dans ce livre essentiellement pour rendre compte de problèmes publics, d'élans communs qui cherchent à s'en saisir et des limites auxquelles ces élans se heurtent. Des limites évidemment très concrètes ; et que j'aie "réellement" souffert ou pas de l'otite mentionnée au début du livre, franchement, on s'en fout. Que ce soit "vraiment" moi ou pas derrière ou dans le "je" de ce livre n'a aucun intérêt. Pour le dire un peu platement : c'est de la littérature. On est dans la vie, et dans la littérature, pas dans un manuel ni un essai. En outre, je ne suis pas un auteur engagé et ce livre ne relève pas de la littérature engagée, qui est une littérature a priori. Le "je" du livre fait toujours tout pour la première fois, aussi tout l'étonne, tout le surprend, et les bras lui en tombent régulièrement. Car rien n'est "naturel", rien ne devrait se passer comme ça. Je n'opte pas, ce qui sous-entendrait qu'une sorte de clairvoyance ou de position privilégiée me permettrait d'anticiper et de choisir plutôt telle forme d'action. Je vais au CAO   comme tout le monde, et je fais ce qu'on me dit, c'est-à-dire ce que m'ordonne gentiment l'association qui a délégation de l'Etat pour gérer le centre : de l'occupationnel, comme on dit aujourd'hui. Amener "les gars" en balade, organiser des petits goûters et des parties de foot. Et c'est bien plus cruel, de constater ça, de décrire ça, quand on sait que "par ailleurs", qui n'est pas un "par ailleurs" mais bien le coeur de la situation, il s'agit pour eux ni plus ni moins d'une question de vie ou de mort. Tu viens d'échapper à la mort, on t'y renverra vraisemblablement, mais entre-temps on te donnera l'espoir et le semblant d'un lambeau de vie "normale" : tu mangeras des gâteaux ; tu joueras au foot. Tu tâteras de cette vie-là avant qu'on te l'enlève aussitôt. Bref, tu n'auras sous tes pieds aucun sol stable ; qu'un sol qui se dérobe constamment, et la loi qui ordonne l'asile et son droit sera sans cesse modifiée. C'est cette même irréalité, ce même jaillissement du non-sens, qui m'intéressent dans la bureaucratie - bureaucratie du CAO, bureaucratie de la gendarmerie comme de n'importe quelle institution. J'ai d'ailleurs créé il y a quelques années l'AEPA, l'Association pour l'Etude des Poétiques Administratives. 

 

Vos migrants n’ont pas l’air de savoir ce qu’ils veulent. Avez-vous finalement éclairci les raisons pour lesquelles certains voulaient repasser en Italie ? Par curiosité, avez-vous pris pour argent comptant l’explication que l’on vous a fournie concernant la plus forte participation des Soudanais aux activités proposées par le centre ?

Vous vous tracassez pour rien... Il n'y a pas des migrants, il n'y a pas "mes" migrants, il n'y a pas "nos" migrants... Il y a un homme. Un exilé. Qui s'est retrouvé embarqué pour l'Europe alors qu'il ne l'avait pas spécialement décidé, contrairement à ce qu'on nous enfonce dans le crâne jour après jour. Et bien non, tous les "migrants" ne désirent pas vivre la vie merveilleuse des Européens ; parfois, ils partent juste de chez eux pour trouver un petit boulot au Maroc. Ce livre ne donne pas de réponses à vos questions parce qu'il ne donne pas de réponses en général et je n'ai pas de réponses. Je ne cherche pas de réponses. On nous fournit des réponses et des explications tous les jours et qu'est-ce que ça change ? 

 

Après la perte d’un œil d’un de vos chats, qui donne son titre au livre, vous semblez éprouver quelques difficultés à reprendre le fil de vos idées, pour cause d’interruption de vos activités, avant de récapituler à la fin les raisons pour lesquelles vous avez voulu écrire ce livre. Comment avez-vous décidé d’y mettre le point final ?

Ce livre n'est ni un roman ni un document à proprement parler. L'ordre, si ordre il y a, est pseudo-chronologique : on est brutalement en Suisse au début des années 80 ou au beau milieu d'une description de film. C'est la juxtaposition de textes apparemment disparates ou sans suite logique qui induit, ou non, un rapport à établir, et ce rapport à établir (ou pas), il est laissé à la charge du lecteur ; le lecteur est a priori considéré comme un être autonome et intelligent. C'est ce qu'on appelle un montage "cut", et tous mes livres sont montés comme ça, parce qu'il est hors de question de ménager un suspense, et encore moins de "créer des personnages", en particulier lorsqu'il s'agit d'exilés ; ça me semble aller de soi. De même, je ne lis en public que la première partie du livre, celle sur les assemblées ; je ne propose jamais en spectacle, même de simple lecture, les parties sur la ZAD ou sur les exilés. Il est juste que ce type de travail soit rémunéré, certes, mais il est préférable de vérifier sur le dos de qui il l'est. Quant à la fin du livre, je m'arrête en général quand j'en ai assez. Comme tout ça ne relève pas d'une économie romanesque ou assimilée (récit de témoignage, par exemple), pas besoin de se creuser la cervelle pour que ça retombe sur ses pattes ou que ça tombe bien ; la robe est taillée de guingois, et sa "fin" est de guingois elle aussi : c'est logique

 

* A lire aussi sur Nonfiction :

- Le compte rendu de Que faire des classes moyennes ? de Nathalie Quintane, par Jean BASTIEN.