En écrivain expérimental, Nathalie Quintane se saisit d’un concept central de la sociologie pour décrypter la situation politique.

Si on a pu se demander Que faire des pauvres ?   ou encore Que faire des riches ?   et que des réponses ont été apportées à ces questions sur lesquelles il serait trop long de s’étendre ici, ne pourrait-on pas se demander de la même manière Que faire des classes moyennes ? Qu’à cela ne tienne, cherchant à combler ainsi un manque évident, Nathalie Quintane   a décidé de relever ce défi. 

Des incursions précédentes dans le champ de la philosophie politique – même si elle avait pris soin de marquer ses distances par rapport à une réflexion trop théorique et abstraite à son goût – l’avaient conduite à chercher à clarifier les concepts de « nous »   ou encore de « peuple »   . Sa volonté de déchiffrer la situation politique actuelle, portée par un sentiment d’urgence, la pousse cette fois à s’attaquer à un concept central de la sociologie, les classes moyennes.

Elle s’y emploie non pas en essayiste et a fortiori non plus en sociologue, mais en écrivain expérimental. La documentation qu’elle mobilise sur le sujet provient des sources arrivant en tête lorsqu’on utilise un moteur de recherche. Elle y puise la matière de questionnements successifs, qui sont autant de critiques des modes d’existence dont s’accommodent les classes moyennes, auxquelles elle reconnait du reste appartenir, prenant ainsi au passage sa part des critiques.

Une apathie congénitale ?

Les tentatives de cerner les classes moyennes à partir de données chiffrées ou de représentations construites à partir de celles-ci, voire de métaphores usuelles trouvent rapidement leurs limites. On les définit mieux par leurs valeurs et leur(s) mode(s) de vie, et trois éléments en particulier reviennent alors invariablement : premièrement, une idée ne correspondant décidément pas à la réalité de ce que l’on peut attendre de l’école (un emploi) ; deuxièmement, un rapport aux biens culturels aussi révérencieux que peu naturel ; troisièmement, enfin, une stratégie résidentielle autant bornée par les moyens dont elles disposent, que menée avec persévérance.

Nathalie Quintane ne s’en tient toutefois pas là et poursuit son enquête, qui vise rien de moins, explique-t-elle, qu’à comprendre « en quoi [les classes moyennes] concourent (ou non) à l’état déplorable de la société et peut-être du monde, et comment y remédier rapidement. »   . Elle le fait en se penchant sur leur réputation détestable, puisant ses exemples dans Aurore   de Nietzsche, chez Guy Debord dont elle cite un long passage de son film In girum imus nocte et consumimur igni   ou encore chez J. G. Balard dans Millenium People   , qu’elle fait dialoguer entre eux, à propos du ressentiment, de l’affaissement ou du retrait mélancolique, et de la perte de la capacité de se révolter (sinon bien trop tard) qui les caractérisent.

Les classes moyennes ne sont-elles pas vouées, définitivement, demande-t-elle, à « ce retrait social, cet appauvrissement intellectuel et relationnel, ces discordances par rapport à l’environnement immédiat (des craintes là où il ne se passe rien), ces émotions ou ces affects émoussés, plats ou peu appropriés […], cette perception parfois distordue de la réalité […], cette anhédonie [cette perte du plaisir] révélée a contrario par l’excès expressif des publicités […] »   , autrement plus graves que le sujet qui les préoccupe par dessus tout, à savoir leur inexorable descente vers le bas de la pyramide sociale. Sauf si le fait qu’elles soient sur le point d’être absorbées par le néoprolétariat, pouvait provoquer un sursaut, une « autocritique enfin conscience ». Car des tas de métiers – c’est-à-dire de nombreuses personnes –  tenus principalement par les classes moyennes, vont être remplacés par des robots au cours des prochaines décennies, sans qu’on fasse grand-chose pour prévenir cela. Comme par exemple de chercher à améliorer préventivement les capacités cognitives des gens à QI trop faible – où il faut probablement voir un trait d’humour noir de l’auteure –, pour éviter qu’ils ne soient dépassés par ces robots, à supposer que cela soit possible, et qu’à cet horizon, préserver les humains ait encore un sens.

Nathalie Quintane se transporte ensuite, pour un court chapitre, en Afrique, pour scruter les classes moyennes africaines ou décrétées telles, « au miroir [desquelles], nous pouvons examiner ce que nous pensions, ce que nous étions, et ce que nous sommes devenus »   , et, qui sait, peut-être concevoir alors d’autres perspectives pour les classes moyennes où qu’elles se trouvent. Et mesurer les dégâts causés sur ce continent en particulier par le capitalisme financier, qui fait ici l’objet de quelques pages bien senties et/ou très énervées, selon la lecture qu’on voudra en faire.

Des réponses que l’on pourrait donner à la question

La fin du livre peut se lire comme une suite de compléments aux chapitres précédents. La classe moyenne, nous explique l’auteure, est née d’une séparation voulue par les cadres de l’industrie désireux de se démarquer de la classe ouvrière à la fin des années 1960, provoquant du coup la disparition de cette dernière. Elle redit, au chapitre suivant, se sentir appartenir à la classe moyenne, se remémorant les moments où elle a conçu, pour la première fois, ce sentiment d’appartenance.

Elle ajoute pour finir plusieurs petites choses, qui manquaient encore à sa description. La profonde dépression qui caractérise désormais les classes moyennes. Le fait qu’on leur reproche aujourd’hui exactement ce qu’on reprochait aux ouvriers au XIXe siècle. « C’est à dire que la peur […] qui est aujourd’hui un attribut des classes moyennes est aussi […] la peur que les classes moyennes ont d’elles-mêmes »   Et finalement, ce qui serait, si on voulait la suivre sur ce point (mais tout le livre est fait d’invitations de cette sorte), « le véritable ciment social de la France et des Français là maintenant [c’est-à-dire] qu’on ne tire pas les conséquences de ce que l’on sait »   . Ou, pour le dire autrement, que nous n’apprenons rien de ce qui arrive, avec pour conséquence qu’« on tombe de la lune ou bien que rien ne nous surprend », et souvent les deux ensemble, si nous nous y mettons à plusieurs, chacun se gaussant ici de l’autre. Mais à continuer de creuser dans cette voie, on risquerait de s’écarter par trop de la question qui donne son titre au livre.

L’auteure revenant à celle-ci une dernière fois, la comprenant cette fois comme : Qu’est ce que deviennent les classes moyennes ? se met alors à imaginer ce que pourrait produire la multiplication des possibilités d’échange de services et de biens amenées par les nouvelles technologies, qui concerne en premier lieu les classes moyennes, car les riches n’en éprouvent pas le besoin et les pauvres n’en ont pas les moyens, écrit-elle. Pour se demander si celles-ci ne seraient « pas en train de mettre en place le système de compensation qui permettrait que tout change pour que rien ne change, selon la célèbre formule [du Guépard] »   , éloignant ainsi à nouveau toute perspective de retour sur soi et d’autocritique.
Ce qui rendrait, soit dit au passage, d’autant plus nécessaire de répondre à la question que posait le livre. Si ce n’est que le lecteur devra désormais s’y atteler lui-même, l’auteure estimant visiblement avoir fait ce qu’elle pouvait, car le livre s’arrête là, avant de se prolonger, peut-être, dans les discussions qu’il pourrait susciter

 

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