Geneviève Fraisse approfondit dans un essai passionnant le concept de « privilège » selon S. de Beauvoir

Dans Le Privilège de Simone de Beauvoir, Geneviève Fraisse approfondit dans un essai passionnant le concept de « privilège », souvent employé par la philosophe. Car ce terme est présent dès l’introduction du Deuxième Sexe (1949). Geneviève Fraisse invite donc son lecteur à plonger à ses côtés dans la généalogie de l’un des ouvrages fondateurs de la vie des femmes. Détachée de l’hagiographie de « l’icône » Simone de Beauvoir, la philosophe et directrice de recherche au CNRS, dont le travail est axé sur l’épistémologie politique de la pensée féministe, souligne l’incroyable novation de l’ouvrage mais n’en prend pas moins ses distances avec le mot de « condition » et l’ensemble de ses implications, tout autant qu’elle se détache de « son traitement de l’histoire des femmes et des femmes dans l’histoire ». Explications.

 

Simone de Beauvoir entre dans la Pléiade

Cette mise à distance critique de Geneviève Fraisse sur l’œuvre de Simone de Beauvoir est d’autant plus intéressante qu’elle se double d’un autre « événement » : l’entrée de la philosophe existentialiste dans la Pléiade. Paradoxalement, quel plus bel hommage que de pouvoir discuter, débattre, émettre certaines réserves, même dans la mise au jour d’une œuvre monumentale ? Simone de Beauvoir (1908-1986) entre dans la Pléiade avec ses livres autobiographiques. L’édition, publiée sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, contient Mémoires d’une jeune fille rangée, La Force de l’âge, La Force des choses, Une mort très douce, Tout compte fait et La Cérémonie des adieux. Le genre des Mémoires est singulier car il imbrique intimité, volonté de mettre en scène cette intimité et tentation de l’Histoire. On écrit ses Mémoires pour la postérité.

Le paradoxe de la « féministe » Beauvoir rejaillit par la traversée de l’intime : la présence de Sartre à ses côtés et son influence intellectuelle constante qui semble transcender la mort (on songe à plusieurs passages de La Cérémonie des adieux). Tôt, il lui suggère d’écrire sur les femmes… L’originalité et la force du Deuxième Sexe résident dans ce que Simone de Beauvoir choisira de faire de cette idée. Et par-dessus tout sa liberté à elle, affirmée : courageux pour l’époque corsetée de morale et de pudibonderie de ce début des années 1950, ce que révèle Geneviève Fraisse : « En attendant, force est de reconnaître que l’originalité de Simone de Beauvoir est de glisser la pensée du général, analyse du Deuxième Sexe, entre son désir de se raconter, futurs Mémoires subjectifs, et sa conscience singulière d’être sexué, cogito et point de départ. » Le Privilège de Simone de Beauvoir met aussi en jeu « l’appropriation de la transmission ».

 

Appropriation

À cet égard, Le Deuxième Sexe a une réception et une histoire intéressantes. Les passages publiés dans un premier temps dans Les Temps modernes firent immédiatement scandale. On se souvient de cette phrase rapportée par Simone de Beauvoir attribuée à François Mauriac qui écrit à un collaborateur de la revue : « J’ai tout appris sur le vagin de votre patronne. » La violence des attaques est manifeste. Simone de Beauvoir fait usage de ce « privilège » qui est le sien, selon Geneviève Fraisse, perçu comme « un cumul, une addition des avantages des deux sexes, avantages culturels, sociaux, s’entend ». Le privilège n’est pas employé « comme l’image d’une fin, d’un but à atteindre, mais comme celle d’un moyen, instrument dans une situation propre à exercer sa liberté ». Loin de signifier cette idée du privilège d’Ancien Régime, « il est le résultat d’une conquête ».

Geneviève Fraisse insiste bien également sur la dimension « commune » de ce « privilège », d’où son antienne de la transmission et de son appropriation. Il ne saurait être question de faire usage de ce privilège autrement que pour une « cause commune ». C’est ainsi que Simone de Beauvoir publie Le Deuxième Sexe. L’ouvrage de Geneviève Fraisse s’interroge sur la « pensée en jeu » dans cette décision. Au travers du cogito et de la naturalisation de cette idée de guerre des sexes, l’essai construit et déconstruit toute les implications du « privilège » pour inviter à penser une forme de liberté.

 

Liberté

Simone de Beauvoir utilise cette métaphore de la « correspondante de guerre » pour dire la « position » à adopter : « La position privilégiée est celle de la personne qui est légèrement en marge : par exemple, celle d’un correspondant de guerre, qui partage un peu les risques d’un combattant, mais pas complètement, qui est dans le coup sans y être tout à fait ; c’est lui qui est le mieux placé pour décrire une bataille. » Consacrant un chapitre à « La Correspondante », Geneviève Fraisse note avec justesse : « Le privilège assumé est moins une possession, un bien d’élite qu’une position de biais, une marge, une posture de témoin. »

Soulignant le lien entre le « privilège singulier » et « l’affranchissement, la libération de toutes les femmes », Le Privilège de Simone de Beauvoir met au jour, au travers d’un raisonnement précis servi par une écriture claire, le privilège comme liberté : « Le privilège de Simone de Beauvoir est offert à tout le monde, sans égard à quelque contradiction impliquée. Il n’y a pas transmission mais appropriation, disais-je pour commencer. Au bout du parcours, l’histoire est simplement plus familière, plus proche. […] Elle [Simone de Beauvoir] n’a pas possédé un privilège, elle a conquis le privilège, autre mot pour dire la liberté. »