Une adaptation du célèbre roman d'Annie Ernaux, qui retrouve l'émotion mais oublie l'essentiel

En choisissant d'adapter l‘autobiographie d'Annie Ernaux au théâtre, Jeanne Champagne ne choisit pas la facilité : le texte est long, sans dialogues ni personnages, oscillant entre le « nous » du collectif et le « elle » du regard historique, naviguant entre les petites choses qui tissent le quotidien et les grands événements qui scandent notre perception de l'histoire. Pourtant, ce texte est deux fois porté sur scène dans ce Off avignonnais.

 

Les mots du temps

Sous la voûte de la Chapelle des Templiers, un comédien et une comédienne se partagent le micro pour retracer les années 1950 et 1960. Comme dans le texte originel, ils mobilisent des photos, des slogans publicitaires, des chansons oubliées. Plus qu'une époque, c'est une atmosphère qui est ressuscitée en quelques mots, faisant rire le public le plus âgé de la salle, tandis que les plus jeunes s'étonnent que ce temps d'avant, si différent, soit finalement si récent.

Le texte d'Annie Ernaux épingle l'école, les repas en famille, l'adolescence, la découverte du sexe, le mariage. Jeanne Champagne l'augmente de nombreuses chansons et musiques, pour lui donner du corps et faire de la pièce un peu plus qu'une simple lecture. La diction des comédiens est impeccable, le ton est juste. Les micros, en revanche, probablement inutiles vu l'acoustique de cette salle, n'apportent guère que des grésillements intempestifs. La complicité des deux acteurs fait oublier ces petits défauts.

Les changements de costume de la comédienne prêtant son corps à la narratrice du récit rythment le passage du temps. Mais ces éléments scénographiques restent peu élaborés.

 

Agathe Molière, Denis Léger-Milhau

 

Une coupure malvenue

On regrette davantage, par contre le choix d'arrêter ce récit à mai 68/mars 75, sur l’évocation de la libération sexuelle, sur le manifeste des « 343 salopes », sur la loi autorisant l'avortement. Il y a là une violence faite au texte originel.  Certes, la liberté de couper appartient à celles et ceux qui adaptent une œuvre au plateau. Certes, adapter un texte de près de 400 pages en 1h20 suppose des coupures, des renoncements, des réarticulations. Mais l'autobiographie d'Annie Ernaud n'a de sens, précisément, qu'inscrit dans un temps long, lorsque les années qui suivent viennent moduler la perception des années précédentes.

Après l'enthousiasme de mai 68 viendront, en effet, pour Annie Ernaux comme pour la société, les questionnements et les engagements contradictoires des années 70, l'espoir vite déçu de mai 1981, la morosité des années Chirac, la crise, la « fin de l'Histoire » en 1989, les changements technologiques, etc. Après la libération sexuelle permise par l'avènement de la pilule contraceptive viendra le renfermement induit par la peur du SIDA, poussant d'ailleurs Annie Ernaux à écrire qu'entre la peur de tomber enceinte et la peur de tomber malade, les années libres furent finalement bien courtes.

Couper le texte en 68 revient à finir cette histoire sur une note positive, loin de la teinte douce-amère qu'Ernaud donne à son récit. La réflexion très fine de l'auteure sur le temps et la mémoire disparaît derrière une énième célébration de la « libération féminine » qu'aurait été mai 68, alors même qu'un grand nombre de travaux récents soulignent à quel point cette vision est fragile. On comprend, bien sûr, le choix de la metteuse en scène : non seulement jouer sur la jolie concordance des temps (1968-2018), mais également terminer sur une conquête majeure (le droit à l'avortement), alors même que celle-ci semble fragilisée aujurd'hui dans plusieurs pays européens.

Reste que cette coupure, si elle se comprend, est gênante. L'intérêt de l'ouvrage d'Annie Ernaux est de souligner combien cette histoire – celle d'une personne tout comme celle d'une société – est continue. Elle se déploie dans l’inachèvement. Au contraire, cette pièce de théâtre est finie, achevée, et donc, finalement, repliée sur elle-même.

C'est l'une des raisons du succès public et critique de ce texte : en poussant son récit jusqu'en 2008, Annie Ernaux réussissait l'exploit de parler à tout le monde, d'offrir à tous ses lecteurs, quel que soit leur âge, le miroir de leur époque. Tandis que l’adaptation de Jeanne Champagne n'offre malheureusement qu'un reflet bien pâle d'un monde révolu, qui reste enfoui dans le passé. Ces années-là ne sont pas les nôtres.

 

 

Au Petit LouvreLes Années, d'Annie Ernaux, adapté et mis en scène par Jeanne Champagne.

Le site du festival OFF d'Avignon.

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