L'histoire de la firme Continental montre comment le cinéma français a vécu l'Occupation.
Entre 1940 et 1944, 220 films sont tournés en France. La production de chefs d’œuvre comme Le Corbeau (Clouzot, 1943) et Les Enfants du paradis (Carné, 1944) a peu à peu érigé l’Occupation en un « âge d’or » paradoxal du cinéma français, au prix de certains raccourcis, contre-vérités et zones d’ombre. La Continental-Films, société contrôlée par les Allemands, a pourtant constitué un objet de choix pour les historiens du cinéma (cf. Le cinéma français sous l’Occupation de Jean-Pierre Bertin-Maghit, ou La France de Pétain et son cinéma de Jacques Siclier). Le livre de Christine Leteux prolonge donc l’exploration de cet angle-mort historiographique, tout en contribuant à balayer les fantasmes et approximations encore bien vivaces sur cet épisode complexe. Il mobilise pour cela des sources variées, certain inédites : extraits du journal de Goebbels non encore traduits, souvenirs des comédiens et des cinéastes, archives allemandes, mais aussi certains dossiers relatifs à l’épuration depuis peu accessibles aux chercheurs. Ce livre offre ainsi un regard à la fois neuf et complet sur la firme Continental et sur la période de l’Occupation.
Une firme pour le repos du guerrier
Créée le 1er octobre 1940, la Continental-Films n’est pas du tout fondée pour inonder les écrans français de films de propagande. Goebbels souhaite au contraire qu’elle se spécialise dans le divertissement. Car Hitler a donné à Paris un rôle particulier dans l’Europe occupée. La capitale doit se consacrer à la détente des soldats du Reich. Il faut donc produire au plus vite des films de qualité, en quantité. Or, depuis mai 1940, l’industrie cinématographique française est à l’arrêt. L’Exode a éparpillé techniciens, comédiens et cinéastes dans tout le pays. Beaucoup sont au chômage. L’antisémitisme de Vichy aggrave encore la situation. Le 3 octobre 1940 est publié un statut qui interdit aux Juifs d’exercer le moindre métier dans le cinéma (cela va des réalisateurs jusqu’aux simples ouvreuses de cinéma). Désorganisée, amputée de nombreux talents, la profession est réduite à l’inactivité. Autant dire que le contexte est propice à la mainmise de Goebbels.
Le rêve d’un Hollywood sur Seine version nazie
L’histoire de la Continental est surtout indissociable de celle de son directeur : Alfred Greven. Entré par hasard dans l’industrie cinématographique après-guerre, il y mène une carrière rapide, que l’avènement d’Hitler accélère. Nazi convaincu, il possède dès 1935 sa propre unité de production au sein de la UFA (une des sociétés de production les plus importantes de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres). Il noue alors des relations avec des cinéastes français, qu’il saura mettre à profit ultérieurement sous l’Occupation. Nommé en février 1939 directeur de production de la UFA, il ne reste toutefois que trois mois à ce poste. Individualiste, colérique, Greven est un électron libre. Si Goebbels reconnaît ses talents, il se méfie de son caractère. C’est pourquoi Greven n’est pas le vrai patron de la Continental. Il est subordonné à Martin Winkler qui dépend directement du ministre de la propagande du Reich.
Le producteur nazi semble pourtant être l’homme de la situation. Pour lui, la Continental ne doit pas se contenter d’être une simple société de production. Elle doit aussi tourner ses films dans ses studios, les distribuer dans son propre circuit de salles et en assurer le tirage des copies. Greven ne se voit donc pas comme une simple courroie de transmission de Goebbels mais plutôt comme l’équivalent allemand d’un Jack Warner. Rapidement, Greven fait de la Continental une firme puissante, présente de l'amont à l'aval dans la filière du cinéma. Christine Leteux rappelle toutefois que le producteur nazi ne pèse pas sur les choix artistiques, domaine jalousement gardé de ses cinéastes et scénaristes sous contrat.
Collaborateurs, délateurs et résistants
Greven impose des cadences de production infernales. Les films doivent être tournés en vingt ou trente jours. Sur les plateaux règne une atmosphère de délation. Le sculpteur André Kuczura, antisémite et anticommuniste, joue les yeux et les oreilles de Greven. Travailler pour le cinéma attire aussi l’attention, suscite les jalousies et alimente les haines. Malgré son contrat avec la Continental, Harry Baur est arrêté sur dénonciation par la Gestapo en mai 1942. Interné, le comédien est torturé de manière abominable. Libéré, il ne retrouvera jamais la santé et meurt en avril 1943. Son dénonciateur, un ami d’enfance, sera acquitté en 1951. On croise aussi des résistants comme le chef opérateur Nicolas Hayer. Certains n’hésitent pas à défier la législation antisémite de Vichy. Le cinéaste Henri Decoin engage Max Kolpé pour mettre au point le scénario de Premier rendez-vous (1941). La vente du script permet au scénariste juif de fuir la zone occupée. Bref, l’histoire de la Continental rappelle à son échelle ce complexe mélange qu’a été la France occupée : d’un côté d’authentiques saloperies, des compromissions plus ou moins graves, tout un faisceau de petites lâchetés ; de l’autre, du courage, de l’entraide, de la débrouille, parfois même de l’héroïsme.
Une relecture de l’histoire du cinéma français sous l’Occupation
La Continental produit à elle seule 13% des films réalisés entre 1940 et 1944 en France. Si certains comme Jean Gabin refusent de tourner pour les Allemands, d’autres grands noms du cinéma français de l’époque acceptent de travailler pour Greven. Des réalisateurs reconnus (Marcel Carné, Maurice Tourneur, Christian-Jaque…) ou des talents prometteurs (Henri-George Clouzot, André Cayatte) sont engagés. Sont aussi enrôlés des techniciens réputés et des stars populaires comme Danielle Darrieux, Raimu, Fernandel ou Pierre Fresnay. En mars 1942, Junie Astor, Suzy Delair, Viviane Romance, Danielle Darrieux, René Dary et Albert Préjean sont invités à Berlin pour un voyage de propagande, séjour devenu le symbole de la collaboration des artistes français sous l’Occupation. Cette impression d’une « dérive fasciste » ne résiste toutefois pas à l’analyse. Christine Leteux rappelle les conditions de cette tournée berlinoise. La présence de la plupart des participants n’est due qu’aux pressions de Greven. Danielle Darrieux espère, par exemple, obtenir le droit de rendre visite à son fiancé, interné en Allemagne. Seul le journaliste Pierre Heuzé, collaborationniste frénétique, est là par conviction.
De même, être sous contrat à la Continental recouvre des réalités hétérogènes. Si l’acteur Robert Le Vigan y a vu l’occasion de manifester son adhésion à la collaboration, Henri-Georges Clouzot souhaitait de son côté, plus pragmatiquement, sortir du chômage. D’autres, comme le scénariste Carlo Rim, ne rejoignent la firme qu’en raison des menaces agitées par Greven. Le producteur nazi est de fait un manipulateur hors-pair, sans scrupule, qui sait profiter du contexte délétère de l’Occupation pour atteindre ses fins. Christine Leteux corrige aussi le tir sur un des mythes cinématographiques les plus prégnants des années noires : l’histoire du Corbeau. De manière irréfutable, elle démontre que le chef d’œuvre de Clouzot n’a jamais été distribué en Allemagne. Le film n’est pas non plus un témoignage sur la propension à la délation de la société française durant l’Occupation, le script initial datant de 1937. Il n’est pas non plus un objet de propagande voulu par les Allemands : le projet a été amené et porté par son seul réalisateur. Critiqué aussi bien par les journaux collaborationnistes que par la presse de la Résistance, Le Corbeau est loin d’avoir freiné longtemps la carrière de Clouzot comme on peut parfois le lire. Interdit d’exercer sa profession en août 1945, le cinéaste peut tourner de nouveau dès septembre 1946, avec le succès que l’on sait (Quai des orfèvres).
La Fin de la Continental
La Continental interrompt sa production en avril 1944. Les conditions de travail étaient de plus en plus difficiles. Coupures d’électricité, pénuries et bombardements contrarient les tournages. La réalisation des Caves du Majestic (Pottier, 1944) est de fait interrompue à plusieurs reprises par les attaques aériennes et ne sort sur les écrans qu’après la Libération. Après avoir fui la France, Greven est arrêté et interné par les Soviétiques. Après une traversée du désert, il fonde en 1953 une nouvelle société et s’essaie à la réalisation. L’ancien nazi tourne ainsi deux documentaires où il fait la promotion des forces navales de l’OTAN ! Avant sa mort en 1973, le destin d’Alfred Greven illustre aussi très bien les recompositions inattendues dues à la guerre froide.
En conclusion
Le travail de Christine Leteux constitue d’ores et déjà un jalon essentiel dans l’historiographie du cinéma français sous l’Occupation. Solidement documenté, servi par une analyse claire, l’ouvrage a été récompensé par le prix du meilleur livre sur le cinéma en 2017. Ses qualités en font le complément idéal du film Laissez-passer (2002) de Bertrand Tavernier, lequel signe d’ailleurs une longue et belle préface.