Ouvrage promis mais inachevé, cette œuvre de Michel Foucault s’intéresse aux pratiques chrétiennes et aux conduites de l’aveu qui leur donne leur orientation, en les distinguant de la sagesse païenne.
Faisons provisoirement l’impasse sur les méandres de cette Histoire de la sexualité en quatre volumes publiés suivant de longs intervalles et qui, si elle ne quitte pas son thème, a subi des variations internes importantes. L’« Avertissement » rédigé par Frédéric Gros pour ce volume, le deuxième à avoir été écrit mais le dernier à avoir été publié, en retrace l’essentiel. Ces variations sont toutes justifiées par Foucault lui-même, rappelant dans L’usage des plaisirs (Histoire de la sexualité, 2) qu’il est toujours possible, pour ne pas dire nécessaire, pour un auteur, de savoir hésiter, recommencer, essayer, se tromper, etc. Restons donc avec l’auteur sur la même planète, celle sur laquelle il a conduit sa recherche pour un certain bénéfice théorique, à l’égard de lui-même et à notre égard (si l’on passe sur le fait que Foucault avait imposé une interdiction – morale – de publication posthume de ses travaux).
De la notion d’« aveu », cette obligation ritualisée de vérité, il en est question depuis longtemps dans l’œuvre de Foucault (et il en est largement question dans notre société). Il conviendrait d’ailleurs d’en faire la généalogie dans son propre corpus, laquelle engloberait l’aveu platonicien comme préfiguration de l’aveu chrétien, l’aveu-imprécation, l’aveu accusateur, la honte de l’aveu de la faute, les pratiques de l’aveu chez les épicuriens, et l’aveu sur la scène judiciaire, au bas mot. Autour d’elle, on peut relire un de ses aspects particuliers : l'aveu dans la justice pénale autour de Surveiller et punir, thème qui a donné lieu à un ouvrage spécifique : Mal faire, dire vrai : fonction de l'aveu en justice, édité par les soins de Fabienne Brion et Bernard Harcourt.
L’édition
Pour autant, ici, il s’agit d’autre chose. D’abord de l’ultime opus de la nouvelle mouture de l’Histoire de la sexualité (rédigée probablement dans les années 1981-1982). Foucault annonçait à ce propos un volume qui traiterait enfin « de l’expérience de la chair aux premiers siècles du christianisme, et du rôle qu’y jouent l’herméneutique et le déchiffrement purificateur du désir ». Et effectivement, nous voyons défiler dans l’ouvrage les Pères de premiers siècles : Clément d’Alexandrie, Tertullien, Cyprien, Ambroise, Jean Chrysostome, Cassien…
La construction de cette question est complexe, chez Foucault. Elle prend sens au cœur de ce qu’on appelle le « tournant antique », destiné d’abord, il faut le préciser, non pas à s’enfermer dans telle ou telle époque, mais à fixer les points d’irréductibilité des pratiques du dire de la vérité et du gouvernement dans le cadre chrétien : c’est-à-dire dans le cadre de la cité chrétienne, de la pastorale, des premiers monastères, etc. Cela étant, ce contrepoint est devenu un objet en soi.
F. Gros précise encore la manière dont a été établie cette édition (à partir de manuscrits, tapuscrits, corrections de Foucault, corrections des éditeurs, etc.). Pour ceux qui veulent pratiquer une lecture érudite, ces renseignements sont centraux (rôle des différentes versions, modifications, établissement des références). Pour les autres, la lecture de l’ouvrage est tout à fait possible sans ces précisions. Au demeurant, afin de se lancer dans l’aventure, on peut commencer par lire l’Annexe 1 (sans titre). Elle précise ce qu’il s’agit de démontrer : à savoir, qu’il existe un noyau prescriptif relativement constant dans le christianisme. Ce noyau se retrouve intégré par Clément d’Alexandrie dans un ensemble de préceptes moraux d’inspiration stoïcienne. Sa signification est décisive dans la nouvelle définition des rapports entre subjectivité et vérité. Or elle nous renvoie moins à l’énoncé de la loi qu’aux rapports du sujet à elle et aux expériences qu’il peut en faire.
Dire le vrai sur soi-même
Loin de se contenter de commenter les règles et les lois que l’humanité s’impose – ici dans un contexte précis – Foucault n’a jamais cessé d’insister sur les modalités distinctes selon lesquelles l’individu a à se manifester en vérité, notamment pour s’affranchir du mal. Ce ne sont donc pas tant les rites globaux qui font l’objet de la recherche, que les croyances et les aveux que fabriquent les pratiques continues d’examen et de vigilance de soi, qui tentent de ressaisir et de dire les mouvements profonds de l’âme du croyant.
La réussite globale et particulière de ce volume, en lien avec les précédents, est d’insister sur ces techniques par lesquelles le « dire vrai » impose une verbalisation aussi exhaustive que possible des secrets de l’âme. Elles mettent rapidement en lumière un ensemble de discontinuités pour celui qui se fait pénitent : rupture avec la vie antérieure, mise à l’écart par rapport à la communauté vis-à-vis de laquelle on s’humilie pour montrer combien on est indigne d’y demeurer, rupture avec son propre corps qu’on abandonne à des exercices, élévation de l’âme à la dimension de la vie éternelle.
La vie est un art qui s’apprend et s’exerce, ne cessent de répéter les textes consultés par Foucault dans le cadre d’un monde gréco-romain qui se convertit au christianisme. Le moine, par exemple, se soumet à de nombreuses épreuves de renonciation à soi. Mais ce n’est pas au même sens que le pénitent. Dans la mesure où il s’est déjà détaché du monde, ce n’est pas sous la forme de la rupture qu’il a à faire comparaître la vérité du mal. Il doit au contraire engager des continuités : vigilance renouvelée de soi-même, maintien du rapport au directeur de conscience auquel avouer ses fautes, humilité à l’égard de tous. Dans le cadre historique choisi, Foucault montre comment l’Église chrétienne a posé le caractère fondamental de l’obligation de vérité pour qui a péché, lequel est la condition d’un rachat possible.
Les institutions monastiques
Dans ce volume, Foucault reprend donc, avec des précisions passionnantes, la question des ordres religieux et de la manière dont ils ont été les principaux agents de l’extension de la direction des consciences (dont l’impact est particulièrement fort aux XVIe et XVIIe siècles). Les techniques de l’examen de soi, les procédures de verbalisation des fautes, l’émergence du « dire vrai » au-delà du « faire-vrai », élaborées dans les institutions monastiques, ont présidé à la montée considérable de la propension au discours et de la volonté de savoir qui caractérise l’expérience de soi et des autres dans nos sociétés.
Mais c’est aussi tout un système de distinctions qui se raffine : il oppose les fautes graves (idolâtrie-homicide-adultère) aux petites défaillances, ce qui relève du public et ce qui relève du caché, la publicité de la faute et la pénitence privée, etc.
Ces éléments n’ont en réalité de signification qu’au travers des rites du pastorat qui structurent les monastères. Foucault expose, au cœur de ce volume, ce thème du pastorat, dans sa dimension historique et civilisationnelle. Il y a là un passage à ne pas manquer, complément indispensable de réflexions antérieures. Le pastorat – et cette figure du berger qui prend une forme institutionnelle – constitue une nouvelle forme de pouvoir caractérisant l’apparition de modes spécifiques d’individualisation : de ce point de vue, il constitue aussi les prémisses de ce que sera plus tard, au XVIe siècle, la gouvernementalité. La pastorale des âmes laisse alors place au gouvernement des hommes, sans que le pastorat ne disparaisse complètement.
Au cœur du pastorat résident les conseils de conduite, tels qu’ils sont codifiés, notamment, par Clément d’Alexandrie. Les développements de Foucault rendent compte de cet ouvrage majeur : Le Pédagogue. Dans cet ouvrage, ce sont, entre autres, des régimes des actes sexuels qui sont examinés, mais du point de vue des règles du mariage. C’est dire si on a là le premier exemple d’un genre ou d’une pratique qui aura une importance considérable dans l’histoire des sociétés occidentales : l’examen et l’analyse des relations sexuelles entre époux. L’auteur y explique que l’acte de procréation doit être accompli par la volonté de Dieu, dans la mesure où c’est lui qui le prescrit en disant « multipliez-vous ». Il introduit dans les pratiques la tempérance, qu’il reçoit en héritage de la sagesse païenne : cette maîtrise de l’âme sur le corps relève d’une prescription naturelle dans la mesure où il est de la nature de l’âme d’être supérieure au corps.
Les individus
L’analyse du baptême et de son imposition permet d’explorer le rapport entre pratique pénitentielle régulée et « discipline », cet exercice de soi sur soi qui peut prendre la forme d’une connaissance de soi par soi. Cette fois, ce sont les textes de Tertullien qui viennent en avant. L’intérêt de cet auteur est qu’il ne se contente pas de valoriser le baptême et par conséquent la purification des souillures par l’eau versée sur le postulant, mais qu’il critique aussi ceux qui se hâtent de demander le baptême en se contentant de regretter quelques fautes commises. Sa conception de la préparation au baptême est révélatrice des mille et unes règles qui président aux activités chrétiennes. Foucault ne cesse de décrire les procédures d’accession à la vérité et de manifestation de l’âme en sa vérité, dans l’acte de baptême. On voit là se dessiner l’économie du salut, non à partir des institutions seulement, mais surtout à partir des individus pratiquant les « actes de vérité ». C’est aussi toute l’ampleur du terme confessio qui s’impose : depuis l’acte par lequel on avoue effectivement une faute déterminée jusqu’à la reconnaissance du fait qu’à titre d’humain, on ne peut pas ne pas être pécheur.
Il en va de même pour les formes prises, à partir du IIIe siècle, par la pénitence et les recours rituels aménagés sous l’autorité des Églises pour ceux qui ont commis des péchés graves et dont le pardon ne saurait être obtenu par leur seul repentir. Foucault nous fait suivre de cette manière le déroulement des procédures destinées à manifester la vérité de l’âme pénitente. L’importance de ces pratiques d’examen n’échappe à personne. Elles imposent la formulation verbale de cette vérité et son expression globale publique.
Même si certaines pratiques sont anciennes, leur regroupement et leur révision religieuse confirment l’importance de plusieurs éléments caractéristiques de la discipline et du pastorat : la direction spirituelle, l’examen de soi-même, le contrôle attentif par le sujet de ses actes et de ses pensées, l’exposé qu’il en fait à un autre, la demande de conseils à un guide et l’acceptation de règles de conduite qu’il propose. Le lecteur patient peut se reporter aux volumes antérieurs pour confronter la teneur de ces pratiques. Il ancrera bien ces analyses dans une Histoire. Il y a dans ce dernier volume des reprises des acquis antérieurs (notamment en dans le volume I, chapitre 4).
L’expérience chrétienne de la chair
Où l’on comprend vite que la sexualité est devenue historiquement le sismographe de notre subjectivité. Laissons de côté la pénitence, la préparation au baptême. Intéressons-nous, en avançant dans les chapitres proposés, à la virginité, au mariage et à la chasteté. De celle-ci on saisit vite qu’elle n’est pas un havre de tranquillité, mais un pénible combat. De la sexualité, plus généralement, on doit en parler non seulement après la chute, mais avant elle. Et d’ailleurs, en quoi l’érection masculine peut-elle apparaître comme une marque de désobéissance à Dieu ?
Ce qui demeure incontournable, quoi qu’on pense du travail de Foucault, c’est cette insistance sur la relation de l’individu à sa propre conduite sexuelle. Et l’auteur de préciser que « la place centrale du sexe dans la subjectivité occidentale se marque déjà clairement dans la formation de cette mystique de la virginité » telle qu’elle s’impose dans les textes de référence.
Ici, ce sont plutôt Grégoire de Nysse, Eusèbe d’Émèse ou Augustin qui viennent en avant. La distinction entre le mariage selon la chair et le mariage spirituel prend forme. Mais c’est aussi le travail spécifique de purification de l’âme nécessaire au soin porté aux rapports entre l’âme et le corps. La méditation y aide. Elle favorise la pureté de l’âme qui ne peut être assurée sans une constante vigilance sur ce qui peut faire illusion et tromper.
Ce n’est pas vraiment une économie des plaisirs qui se décrit ici : il s’agit plutôt du travail d’un combat spirituel. D’un perpétuel labeur sur le mouvement de la pensée, sur ses formes, sur les éléments qui peuvent le déclencher, de façon que le sujet n’y soit pas impliqué de manière involontaire.
L’ouvrage se termine par une belle exploration des textes d’Augustin sur ces plans. Exploration qui conduit sans doute à des résultats plus connus, mais qui ne cesse d’enrichir le parti pris : esquisser les modalités régulières et distinctes selon lesquelles les individus ont à se manifester en vérité pour s’affranchir du mal. Les pratiques continues d’examen et de vigilance mettent au jour les mouvements profonds de l’âme tels qu’on peut les concevoir dans ce moment historique central. La vie chrétienne, comme d’autres, mais dans des contextes et exercices différents, est un long travail d’élaboration, un art qui s’apprend et s’exerce.