Invoqués, critiqués ou discutés, les Droits de l’homme sont au coeur de notre actualité. Ce livre en retrace la genèse et les enjeux historiques, philosophiques, politiques et juridiques.

Les discours autour de la question des droits de l’homme sont à la fois abondants et trompeurs. Ils embarrassent souvent les discussions sur l’actualité à l’heure où la « crise migratoire » voit les États organiser le recul des droits de l’homme, où la terreur encourage les suspensions de l’État de droit, et où les institutions interétatiques (Interpol, etc.) renforcent ces reculs. Là où les États devraient imposer les droits de l’homme, ce sont désormais les sociétés civiles qui les défendent, parfois malgré certaines opinions publiques.

Aussi fallait-il bien reprendre ce dossier des droits de l’homme dans son ensemble, en revenant aux différents textes qui les expliquent et qui les définissent : Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, Convention européenne des droits de l’homme, etc. Le moment était bien venu de le présenter de manière pédagogique aux citoyennes et aux citoyens trop souvent cantonnés à écouter des propos réducteurs, qui exposent les vertus de l’universel aux critiques adressées en réalité à l’universalisme, ou à son contraire, le différentialisme. Cette présentation revient à Danièle Lochak, professeur émérite de l’université Paris-Nanterre. Autrefois vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme et présidente du Gisti (groupe d’information et de soutien des immigré.e.s), sa présentation générale, d'abord publiée en 2009; revêt ainsi un caractère d’autant plus concret.

 

Perspective

On sait que la proclamation des droits de l’homme, en 1789, a été rapidement doublée par une iconographie inspirée des Tables de la loi. Si ce geste esthétique renvoyait à des raisons historiques, il n’en a pas moins laissé croire que ces droits de l’homme – on dirait d’ailleurs désormais plutôt « de l’humain » – constituaient un corps de règles gravé une fois pour toutes dans le marbre des régimes démocratiques. Cela a fait un peu oublier que ses principes, comme ses énoncés et ses ancrages dans les pratiques politiques, ont été discutés, ont dû mûrir, et ont souvent été mis en question. On ne peut donc en parler sans prendre en compte leur dimension historique, leur fonction structurante et les prises en charge institutionnelles qui ont été nécessaires pour les ancrer dans les mentalités et les placer, depuis 1948, sous la protection de la communauté internationale.

En un mot, il convient d’abord de s’assurer de ce dont on parle, avant de les regarder comme acquis, de les contester, ou de les soumettre à la discussion (en interrogeant par exemple le sens du terme « homme », leur rapport aux mouvements féministes, la nécessité de les compléter, ou les répercussions que les droits culturels peuvent avoir sur les droits de l’homme). C’est donc le paysage de ces droits que traverse cet ouvrage, en analysant les enjeux entremêlés de la politique, de l’idéologie et du droit positif, dans la référence aux droits de l’humain. Mais il se tient surtout à distance de deux conceptions également simplistes de ces droits : celle qui appréhende l’évolution des droits de l’humain comme un processus linéaire et cumulatif entraînant l’humanité vers toujours plus de justice, et celle qui, à l’inverse, ne voit qu’un slogan trompeur dans ces droits si souvent violés et si inégalement garantis.

 

Une pluralité de références

À juste titre, l’auteure examine les rapports entre les textes qui souvent prétendent représenter l’origine de ces droits : la Magna Carta du XIIIe siècle (qui assure bien certaines libertés individuelles), l’Habeas Corpus (prémunissant contre les arrestations arbitraires), les différentes déclarations américaines, la Déclaration de 1789 à portée universelle. Elle insiste sur le caractère auto-déclaratif de cette dernière et en raconte l’histoire et les contours. Surtout, elle précise bien que ses énoncés insistent sur les droits des individus, mais dans la mesure où l’organisation politique peut les garantir. En somme, il convient de faire attention d’emblée au rapport individu-société et d’éviter de laisser croire que la Déclaration originelle défend les seuls intérêts individuels, voire ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’individualisme démocratique ». La Déclaration de 1798 insiste bien sur la confiance mise dans la loi, expression de la volonté générale, et support des droits de l’homme. L’auteure prolonge la réflexion en jetant un regard plus technique sur les Déclarations postérieures (1793 en France, et 1948, internationale).

 

Les conditions d’un énoncé

À l’élaboration de ces droits président un certain nombre de conditions. Certes, la philosophie du « droit naturel » a d’emblée donné sa dimension universelle à ces énoncés : ils ne concernent ni les Ordres féodaux, ni les privilégiés et les hiérarchies ecclésiales, ni les offices héréditaires, mais l’être humain dépouillé des références sociales, politiques et religieuses. Autrement dit, dans la situation locale, ils recouvrent aussi bien les protestants, les juifs, les esclaves des colonies, etc. Simultanément, la philosophie, largement discutée dans les assemblées révolutionnaires de 1789, impliquait dans ses propos sur les droits de l’homme une référence à l’État de droit et à la démocratie. Si la revendication des droits et la promotion de ce type d’État ne sont pas exactement concomitants, les deux thématiques se recoupent largement.

Les révolutionnaires de 1789 avaient fini par placer la Déclaration des droits en tête de la Constitution. La Révolution française est donc un moment essentiel d’une telle problématique, même s’il faut attendre un certain temps pour voir se concrétiser les principes et les libertés proclamés. Les membres des assemblées concernées affirmaient ainsi l’importance de ces droits et la dépendance du droit positif à l’égard du droit « naturel » (et Lochak explicite fort heureusement cette notion). D’ailleurs, sans sanction de leur violation et sans garanties, la reconnaissance de ces droits est menacée de demeurer théorique. C’est à l’État de droit que revient ce processus de garantie, ce dernier incluant à la fois la reconnaissance de droits et les moyens de les défendre face au pouvoir. Faire ainsi confiance à l’État de droit, c’est en somme compter sur le droit positif pour garantir les droits de l’humain. Et dans ce type d’État, le juge est considéré, au regard de ses postulats, comme le meilleur garant des libertés.

Dans un chapitre plus élargi, Lochak fait bien remarquer que les textes internationaux postérieurs prennent toujours soin de proclamer à côté des « droits substantiels » des « droits garantis », sur le modèle de l’article 8 de la Déclaration universelle ou de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.

 

Les négations et les critiques

L’examen de la question des droits de l’homme impose aussi de revenir sur l’histoire de leurs négations. La première, formulée dès le XVIIIe siècle, est celle d’Edmund Burke, qui récuse ces droits issus de la raison au nom de l’expérience héritée du passé. D’autres proviennent de Jeremy Bentham, de Joseph de Maistre, de Bonald : elles sont alors centrées sur l’individualisme supposé des droits. L’Église catholique compte aussi au nombre des opposants, du moins, avec nuances, puisqu’à partir de Jean XXIII (1963) l’affaire prend un autre tour. D’autres négations se profilent encore, celle de Charles Maurras, figure de proue de l’Action française, etc.

On ne mettra évidemment pas sur le même plan la critique de Karl Marx, énoncée au nom de la distinction, dans ces déclarations, entre l’homme conçu comme une monade indépendante, et le citoyen. Les droits de l’homme ne défendent-ils que les propriétaires ?

Pour autant, la négation de ces droits se redouble au XXe siècle : l’entreprise totalitaire, théorisée par Hannah Arendt, veut la subordination des parties au tout de l’État, et récuse toute autonomie individuelle. Les textes de Mussolini cités par l’auteure sont caractéristiques à cet égard. Or cette conception ne semble pas s’être éteinte, puisque comme l’énonce Marie-Anne Matard-Bonucci : « Depuis les années 1990, on assiste à un phénomène de dédiabolisation du fascisme et de levée d’inhibition de certains responsables politiques – à commencer par Silvio Berlusconi – qui n’hésitent plus à affirmer que le fascisme avait de bons côtés ». Parallèlement, Sophie Bessis souligne également que les fondamentalismes religieux et l’économie marchande nient le citoyen pour le réduire, dans un cas, au consommateur, et dans l'autre, pour le fondre dans la communauté religieuse.

 

Le droit positif

Il reste que désormais ces droits sont devenus incontournables. Il fallait donc examiner aussi, plus techniquement, comment les citoyennes et les citoyens peuvent en faire une véritable cause civique, tout en s’adressant aux représentants élus, ou aux juges qui les garantissent et auprès desquels on peut ester en justice. Ainsi viennent en avant les grandes associations qui défendent ces droits : la Ligue des droits de l’homme, fondée en 1898 dans le contexte de l’affaire Dreyfus, et celles qui désormais se font plus spécifiques, concernant les droits des femmes, des malades, des prisonniers, des étrangers, des SDF, etc. On aura compris que les objectifs et les formes de mobilisation des associations diffèrent selon qu’elles se situent sur le terrain humanitaire ou qu’elles conçoivent leur action sur le registre plus politique de la revendication et de la dénonciation.

Mais Lochak prend aussi la peine de faire le tour des organisations internationales qui s’occupent de ces questions relativement aux États non démocratiques. Chacun connaît le rôle d’alerte des ONG et leur rôle dans la dénonciation des violations des droits de l’humain commises dans le monde.

Cette question fournit une bonne occasion de rappeler que les Révolutionnaires de 1789, ainsi que les philosophes des droits depuis le XVIIe siècle, avaient inscrit la résistance à l’oppression et le droit à l’insurrection parmi les droits « naturels » des humains. Mais Lochak distingue à ce propos, non seulement les régimes politiques de référence, mais encore le droit à l’insurrection et le droit à la désobéissance civile, cette forme de résistance des citoyens compatible avec la démocratie, dont elle retrace la genèse.

C’est ainsi que la question de la justice sociale et politique vient en avant. Il était alors indispensable de souligner l’essentiel concernant cette notion de « justice sociale et politique ». Très brièvement évoquée, son histoire, d’Aristote à John Rawls, vient renforcer les considérations finales, dans la mesure où la perspective des droits de l’humain doit désormais être réactivée sur de nouveaux terrains liés à cette justice-là. Tels sont les problèmes posés par les progrès techniques, mais aussi les mutations des risques, les difficultés écologiques, les peuples mis en péril par la déforestation, la montée des eaux, etc. C’est toute la responsabilité des contemporains face aux générations futures qui devient centrale, et Lochak a su les prendre en mains. L’actualité demande cependant d’étendre la question à la situation des réfugiés et de l’ensemble des migrants.