Le burnout, fléau contemporain ? Le travail peut déjà être très pénible au Moyen Âge...

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La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation. Simon Hasdenteufel est doctorant en histoire médiévale à Sorbonne Université.

 

En février dernier, l’Assemblée nationale a rejeté la proposition de loi avancée par les députés de la France Insoumise visant à reconnaître comme maladies professionnelles les pathologies psychiques liées au « burnout ». Ce phénomène, que l’on pourrait traduire par épuisement ou surmenage professionnel, demeure un vrai casse-tête à définir pour quiconque souhaite légiférer sur la question car ses causes sont variées et complexes. Toutefois, on ne peut fermer les yeux sur le fait qu’il s’agit non seulement d’un enjeu pour les sociétés occidentales, mais aussi d’un véritable fléau, comme le prouvent les chiffres. Tout cela invite bien sûr à porter dans le débat public la question de la place et du rôle du travail. D’un point de vue historique, le XIXe siècle, avec ses révolutions industrielles et ses combats sociaux et ouvriers, apparaît souvent comme le point d’origine du travail contemporain. Pourtant, des débats semblables à ceux d’aujourd’hui sur certains points ont bel et bien eu lieu au Moyen Âge.

 

On bosse comme des damnés !

Le mot « travail » n’apparaît dans le langage courant qu’à la fin du XVe siècle et son étymologie pourrait être très parlante à tout amateur de longues grasses matinées. Il vient en effet du mot latin tripallium qui désigne un instrument de torture à trois pieux pour punir les esclaves rebelles – difficile d’avoir une vision plus négative du travail !

Toutefois, dans le latin du Moyen Âge, on emploie plusieurs mots qui se rapportent de manière différente à l’idée de travail. Le travail peut être labor, qui donnera le mot « labeur », c’est-à-dire une peine. Mais il peut aussi être une , autrement dit le métier de « l’artisan », ou encore un opus, d’où est issu le mot très noble d’ « œuvre ». Ces différentes conceptions peuvent tout à fait nous ramener à notre actualité où certains subissent leur travail tandis que d’autres peuvent le vivre comme une source de fierté et d’accomplissement.

Par rapport à ces deux conceptions opposées, le labor médiéval est une notion plus complexe qu’il n’y paraît. D’un côté, c’est en effet le prix des hommes à payer pour le péché originel : dans la Genèse, Dieu condamne Adam au travail manuel des champs et Eve au travail de l’enfantement. De l’autre, le Moyen Âge a également fait du labor une activité valorisante. Ainsi, entre le XIe et XIIIe siècle, période de croissance économique, le travail a une véritable dimension spirituelle : le paysan travaille la terre pour l’amour de Dieu et on attend des moines qu’ils ne fassent pas que prier et méditer mais œuvrent à recopier des manuscrit ou à bêcher les champs. Ces deux visions cohabitent sans que jamais l’une ne l’emporte sur l’autre, ce qui a fait du Moyen Âge une période de réflexion et de débat intense sur le travail. La figure du Christ elle-même est au centre de cette dualité : pour les uns il n’a jamais eu à travailler, mais seulement à prêcher et méditer ; pour les autres il est associé à son père Joseph, tantôt charpentier, tantôt forgeron.

 

Des paysans « overbookés »

Laissons un peu de côté les mots et intéressons-nous à ce « réel » du travail qu’affectionnent tant nos politiques dans leurs discours. Dans la mesure où 90% de la population du Moyen Âge vit à la campagne, le travail est avant tout agricole. Son rythme quotidien suit celui du soleil, tandis que le calendrier obéit au défilé des saisons. Au sein de ce calendrier, point de vacances, en revanche plusieurs jours fériés liés aux fêtes chrétiennes – jours pendant lesquels il est littéralement interdit de travailler. Les travaux sont extrêmement divers, mais tous ont pour point commun d’être particulièrement physiques : le paysan qui laboure son champ retourne environ huit tonnes d’engrais et de terre par heure, tandis que celui qui sème les graines change trente fois son sac et parcourt 15 kilomètres par jour – soit

Au-delà d’une liste qui serait digne des travaux d’Hercule, les difficultés de la condition paysanne ont pu attirer le regard de certains observateurs lettrés. Le frère franciscain d’origine allemande Ludwig écrivait ainsi à la fin du XIIIe siècle que les agriculteurs « se laissent ronger et opprimer par [les seigneurs] sous le poids très lourd des corvées ». Il est intéressant de noter que la condition sociale des humbles accablés par leur travail a pu susciter de véritables interrogations chez les intellectuels, notamment dans l’intervalle 1260-1400 qui voit le développement des universités. En Angleterre, le poète Glower qui fait du travail un des thèmes centraux de son œuvre littéraire, prend à parti les nobles à la fin du XIVe siècle en leur reprochant leur goût du luxe au mépris des paysans. Néanmoins, ce mouvement intellectuel ne connaît guère de réalisation concrète : les élites médiévales considèrent en effet que l’ordre social est voulu par Dieu et ne doit en aucun cas être changé. Aussi, lorsque les paysans d’un seigneur veulent changer leurs conditions de travail, c’est par le recours à la violence et à la révolte – avec la possibilité d’un échec et d’une répression seigneuriale.

 

Le travail de la ville rend libre ?

Les véritables questionnements et débats autour du travail émergent en fait dans le monde des villes médiévales. En milieu urbain à partir du XIIIe siècle, la monnaie commence à circuler de manière plus abondante dans toutes les couches de la société, tandis que les métiers de l’artisanat se développent, se diversifient et s’organisent au sein de corporations qui se dotent de véritables réglementations professionnelles. Les modalités du travail changent donc progressivement en ville. Un proverbe médiéval dit que l'air de la ville rend libre.

À la différence du travail des champs, l’artisanat n’obéit pas forcément aux rythmes de la journée et des saisons – il peut en effet se faire de nuit, en plein hiver. Des rythmes urbains s’affirment alors à côté des rythmes traditionnels et les patrons, marchands et corporations de la ville demandent l’installation de cloches pour sonner les différents moments de la journée de travail. La messe n’a plus le monopole du son dans l’espace public. À Florence, une horloge mécanique est ainsi installée en 1354 : c’est le début d’une nouvelle manière de mesurer le temps, à l’aune des obligations professionnelles. Toutefois, on peut signaler un fait curieux : dans ces nouveaux rythmes urbains, ce sont les artisans  eux-mêmes qui auraient d’abord réclamé des allongements de la journée de travail afin de pouvoir augmenter leur rétribution – on retrouve ici la question de nos heures « sup » ou encore du tristement célèbre « travailler plus pour gagner plus » ! La comparaison ne s’arrête d’ailleurs pas là, puisqu’il arrivait que les artisans cherchent à travailler et être payés davantage afin de pouvoir faire face à des montées des prix.

Cette mise en place de nouveaux rythmes urbains et professionnels entraîna de véritables tensions, au sein du monde du travail médiéval, notamment dans le secteur du textile, en pointe à l’époque. Les donneurs d’ouvrage et autorités urbaines pouvaient en effet chercher à réglementer au plus près la journée de travail en fixant des horaires de travail et en limitant les temps de pause, afin de contrôler la main-d’œuvre et mieux mesurer leur productivité, faisant par là même perdre aux artisans la maîtrise de leur emploi du temps. À Amiens, le 24 avril 1335, le roi de France Philippe VI accéda à la requête de la municipalité qui lui avait demandé de faire une « ordonnance » fixant quand les « ouvriers » devaient aller au travail, prendre leur pause déjeuner et repartir. À nouveau, le rythme est donné par une cloche qui devient dans certains cas un sujet d’affrontement. À Commines, en 1361, il est établi que si les ouvriers venaient à s’emparer de la cloche pour sonner leur révolte, ils devraient s’acquitter de l’amende la plus lourde. Dès lors, les travailleurs se saisissent de différents moyens pour exiger des conditions décentes : ils s’arrêtent de travailler et se rassemblent devant l’Hôtel de Ville de Paris, place de Grève ; ou, comme les vignerons de Sens et d’Auxerre, ils portent en procès leur lutte pour la journée de 8 heures de travail.

Au XIIIe siècle, en pleine période de promotion du travail qui devient l’une des grandes valeurs du monde occidental, plusieurs propos tentent de discréditer une telle vision. C’est dans les années 1250 que naît ainsi cette image utopique du « pays de cocagne » que l’on doit à un fabliau, court récit satirique destiné à faire rire, et qui évoque un monde idéal où tous les oisifs sont comblés de nourritures, de vêtements, de biens, sans aucun travail. On est bien loin de tous les impératifs de réussite sociale et personnelle qui se sont cristallisés autour du travail, au XIIIe siècle comme aujourd’hui !  En tout cas, ce texte drôle et onirique contient matière à réflexion. Sans doute le travail est-il nécessaire, sans doute peut-il et doit-il parfois être difficile ; mais il ne doit certainement pas devenir une source de souffrance et, bien évidemment, il doit s’accompagner pour chacun d’entre nous de loisir et d'évasion.

 

Pour aller plus loin :

- Mathieu Arnoux, Le temps des laboureurs, Paris, 2012.

- Robert Fossier, Le travail au Moyen Âge, coll. « Pluriel », Paris, 2000

- Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident, Paris, 1977

- Jean Verdon, La vie quotidienne au Moyen Âge, Paris, 2015

À lire aussi sur Nonfiction :

- David Graeber, Bullshit Jobs. A Theory, par Benjamin Caraco.

- Marie-Paule Virard et Artus Patrick, Et si les salariés se révoltaient, par Jean Bastien.

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