Des historiens, témoins et acteurs de Mai 68, se souviennent et livrent leurs analyses a posteriori de l’événement.

Le Mai 68 des historiens n’est-il qu’un livre de plus à ajouter au flot de publications dû au cinquantième anniversaire de l'événement ? Non, puisque cet ouvrage collectif a le mérite de choisir un angle d'approche à la fois original et encore peu traité : celui des historiens. Il nous montre ainsi comment ces derniers peuvent être acteurs de l'histoire et surtout quel regard ils portent sur les événements, près de cinquante ans après les faits.

En effet, dans la plupart des livres édités dans le cadre du cinquantenaire, les historiens exhument des archives et enquêtent afin de mieux comprendre Mai 68. Cependant, à part quelques mentions marginales dans des biographies d'historiens (comme celle d’Emmanuel Le Roy-Ladurie, même si ce dernier n'a pas pris part à Mai 68) ou dans des entretiens dans la presse ou les revues, il n'existe quasiment pas de témoignages d'historiens qui ont vécu, parfois au plus près en qualité d’'acteur, Mai 68.

Ce livre est donc le fruit d'un important travail de recherche et de collecte de témoignages, initié par un groupe d'étudiants de différentes institutions scientifiques et dirigé par Agnès Callu   entre 2006 et 2008. Ce recueil avait été publié une première fois en 2010. A l’occasion de cette nouvelle commémoration, les Presses Universitaires du Septentrion rééditent le livre avec une introduction actualisée d’Agnès Callu et une préface de Patrick Boucheron. A la fin de l’ouvrage, l’on retrouve – initiative originale à souligner – le séquençage de plusieurs interviews réalisées lors de cette enquête, par ailleurs écoutables sur le site des Presses Universitaires du Septentrion : une manière de pénétrer directement au cœur de l'atelier de l'historien.

 

Les motivations des historiens en Mai 68

Dans Le Mai 68 des Historiens, les historiens se transforment en témoins. Toutefois, c'est avec la méthode historienne que ces derniers parlent de Mai 68, décortiquent les faits et en analysent les conséquences politiques, économiques et sociales. Leur perception de l'événement à travers l'université de Nanterre est, à ce titre, tout à fait parlante. Université en tête de la mobilisation étudiante, elle nous permet de comprendre les motivations de chacun, grâce aux témoignages de ses historiens. Beaucoup racontent avoir vécu un moment important qui a modifié la façon de faire de l'histoire en France, pour au moins une vingtaine d'année. La plupart commentent surtout la volonté des étudiants de vivre dans un monde plus moderne, moins rigide après les années De Gaulle, où l'histoire ne serait plus là uniquement pour analyser les « superstructures » de la société, mais aussi pour étudier les individus. Il s'agissait alors de ne plus se contenter d'études économiques ou politiques, mais de s’ouvrir à d'autres champs comme l'histoire culturelle.

Les membres du groupe de recherche d'Agnès Callu se sont attachés à traiter des destins individuels, souvent de futurs grands noms de la discipline, mais aussi des destinées collectives, à travers l’étude de certaines universités ou établissements d'enseignement supérieurs tels que l’École nationale des Chartes, l’École Normale Supérieure ou l'EPHE. Les conséquences de cette crise politique se répercutent en effet sur l'enseignement supérieur. La sixième section de l'EPHE change de nom pour devenir, après Mai 68, l'EHESS. La recherche ou la pratique universitaire empruntent de nouvelles orientations.

De grands noms de la recherche française de la seconde moitié du XXème siècle livrent ainsi leur point de vue : Alain Corbin, Maurice Agulhon, René Rémond, François Caron ou encore Michelle Perrot. Historiennes et historiens se sont prêtés au jeu des questions : il en ressort un éclairage très parlant sur cette crise majeure du XXe siècle.

 

Comment la façon d’écrire l’Histoire a changé

Un des enjeux du livre est de savoir s'il y a eu un tournant historiographique et épistémologique en France à la suite de Mai 68. Répondre à une telle question suppose d’analyser avec un certain recul la façon de travailler des historiens depuis 1968.

Agnès Callu montre bien les évolutions des champs de recherche, mais aussi des objets et des matériaux mobilisés pour faire de l'Histoire après 1968. L'histoire des mentalités arrive à son apogée, avant de laisser sa place à l'histoire culturelle. Les mouvements issus de Mai 68 ont une influence claire sur la recherche universitaire qui a pris un véritable tournant après l'histoire braudelienne et surtout marxiste des décennies précédentes. De nouveaux sujets, plus proches de l'individu apparaissent dans les années 1970-1980, que ce soit dans le domaine de l'histoire culturelle, déjà évoquée, ou de la micro-histoire. Le temps des grandes fresques historiques, à la suite de Fernand Braudel et de sa « longue durée », apparaît bien révolu après Mai.

 

Un Mai 68 des historiens singulier ?

Les historiens ont-ils vécu différemment Mai 68 par rapport à ces autres témoins et acteurs ? Agnès Callu et son équipe sont partis de l’hypothèse d’une influence de la formation historienne sur la perception des personnes interrogées par rapport à d’autres catégories d’étudiants. Les universités et établissements d'enseignement supérieurs étudiés ont été choisis de façon à englober le plus grand nombre d’individus possibles, que ce soit à Paris ou en Province.

Violette Rouchy-Lévy, dans sa contribution sur l'étude des universités en régions montre clairement les permanences du modèle parisien de Mai 68, mais aussi les spécificités qui émergent selon les lieux ou le degré de mobilisation locale. L'approche comparatiste se poursuit par une étude des perceptions de Mai 68 selon les sensibilités politiques : quelles spécificités pour la gauche et l’extrême gauche, quelles postures, voire rejets, de la part des gens de droite ? Les historiens, comme le reste de la population, ont eu des attentes au moment de l'événement. Ainsi, ceux dont la sensibilité politique portait à gauche y ont vu l'occasion de rénover leurs pratiques et surtout leurs sujets d'étude pour coller aux attentes de la société (études sur le peuple, sur la vie quotidienne, sur une histoire « d'en bas »). Quant à ceux plus marqués à droite, il y a eu un certain raidissement face aux « gauchistes » : leurs travaux se sont alors recentrés sur des thématiques plus « nationales ».

Enfin, Gabriel Séjournant revient sur la perception des étudiants par les historiens. Le regard de l'historien devient alors une source mise en perspective. Ainsi, certains historiens ont saisi, dès les lendemains de Mai 68, l'occasion de faire évoluer leurs recherches en se tournant vers les revendications des étudiants. Des nouveaux sujets de recherche, sur ce qui allait devenir dans les années 1970 l'histoire culturelle commencent alors à apparaître chez les étudiants, sous la direction d'historiens soucieux de « coller » aux réalités nouvelles de la recherche historique nées de Mai 68. Ces mêmes historiens reviennent donc dans cet ouvrage sur leurs motivations à avoir confié ces sujets aux étudiants, sur l'efficacité et la portée de ces travaux universitaires. Le Mai 68 des Historiens revient sur la façon dont on faisait l'histoire à l'époque et dans les années 1970.

 

La construction voulue par Agnès Callu permet de passer d’articles scientifiques analytiques à des entretiens et souvenirs d’historiens, dont les perceptions varient en fonction de leur origine sociale, de leur sensibilité politique, de leur localisation en France, voire de leur âge lors des événements. En conséquence, Le Mai 68 des Historiens offre à la fois une vision globale et individuelle de Mai 68, apportant de nouvelles nuances à cet événement pourtant très étudié

 

* Dossier : Mai 68 : retrouver l'événement.