Regardés depuis sa postérité américaine, Monet apparaît comme l’initiateur de l’art abstrait, et sa peinture, comme le laboratoire des expériences de l’art d’après-guerre.

Dans le silence de ses salles, l’Orangerie du jardin des Tuileries abrite de vastes panneaux de Nymphéas peints par Claude Monet à la demande de Clémenceau, pour que les Parisiens puissent s’abstraire un temps de l’agitation de la ville et du souvenir de la Grande guerre qui vient de s’achever. Réalisées à la toute fin de la vie de Monet puis longtemps oubliées, ces vastes panneaux connaissent depuis quelques années un regain d’intérêt, soutenu par la programmation active du Musée de l’Orangerie. Tel un jardin dans le jardin, le Musée de l’Orangerie fait résonner le chant-manifeste annonçant le crépuscule de l’esthétique du beau. Heureux paradoxe qui situe cette rupture au cœur d’un jardin portant en son sein tous les impératifs du beau. A partir de 1664, le jardinier du roi, André Le Nôtre, donne au jardin des Tuileries son aspect actuel de jardin à la française. Associer le devenir de l’impressionnisme à la tradition dont il se détache : il y a là un geste signifiant que la salle du Jeu de Paume, à quelques pas de là, n’est pas sans évoquer elle aussi pour une autre période.

 

Naissance et vie des Nymphéas

La genèse des premiers Nymphéas se situe en pleine affaire Dreyfus. Monet, dreyfusard convaincu, est profondément affecté par ces événements qui vont le conduire à ne pas peindre pendant un an.

En avril 1917, le gouvernement l’invite à peindre la cathédrale de Reims, bombardée par l’ennemi, comme geste patrimonial et national. Monet, qui répond positivement, ne fera pas ces peintures. En revanche, au moment de l’armistice, il écrit à son ami Clemenceau : « Cher et grand ami, je suis à la veille de terminer deux panneaux décoratifs, que je veux signer du jour de la Victoire et viens vous demander de les offrir à l’État, par votre intermédiaire. C’est peu de chose, mais c’est la seule manière que j’aie de prendre part à la Victoire. Je désire que ces deux panneaux soient placés au musée des Arts décoratifs et serais heureux qu’ils soient choisis par vous. » Clemenceau choisit un Nymphéas et un Saule pleureur lors de sa visite à Giverny, le 18 novembre 1918. À partir de cette date se concrétise peu à peu le projet d’un ensemble accroché dans une salle, à travers différents accords et choix. Un accord officieux est conclu entre l’artiste et le directeur de l’administration des Beaux-Arts, Paul Léon, le 27 septembre 1920 : il prévoit le don à l’État de douze panneaux de Nymphéas par Monet, à la condition que son tableau Femmes au jardin (1866) soit acheté par l’État au prix très élevé de deux cent mille francs et qu’un musée soit conçu et dessiné pour ses panneaux   .

Ces panneaux constituent ainsi également une sorte de testament esthétique, malmené par la postérité. Jusque 1945, Monet sera sous le feu de la critique, et l’influence de Spengler et son livre, Le Déclin de l’Occident, feront du peintre un artiste dégénéré. L’intérêt dominant pour la peinture de Cézanne, auquel se rattache davantage le cubisme et sa géométrie rigoureuse, entre autres, vont contribuer à cette mise à l’écart de l’art de la couleur du patriarche de l’impressionnisme. De son côté, Jean Cocteau, en 1918, écrivait à Albert Gleizes : « De plus en plus je mets en garde contre la décadence impressionniste [...]. Oui, certes, Renoir, mais je dis à bas Renoir comme à bas Wagner. » Cela aboutit à une véritable éclipse de Monet, jusque dans les années 50.

 

L’effacement des figures

Le jardin est, dans l’histoire de l’art, par son espace mesuré, ses clôtures, le contraire du paysage ouvert sur l’infini et le sublime. Le « beau » esthétique a souvent été mis en relation avec l’art du jardin. Le canon du beau c’est, depuis la statuaire grecque, la recherche de la symétrie, de l’harmonie, de la proportion, à quoi le philosophe néoplatonicien Plotin ajoutera la grâce. Le beau renvoie à l’idéalité mathématique, privilégiant le trait sur la couleur. Le sublime au contraire est expérience de notre petitesse face à la démesure de l’univers, l’origine pouvant être trouvée dans l’art égyptien au gigantisme capable de susciter la frayeur.

Monet remet en question ce privilège du beau par son travail sur les nymphéas. Il va peu à peu s’éloigner de toute figuration et ne garder que le jeu des couleurs et de la lumière sur des supports à la taille imposante.

 

(Giverny.)

 

(Les nymphéas, Musée de l’Orangerie.)

 

« J’ai repris encore des choses impossibles à faire : de l’eau avec de l’herbe qui ondule dans le fond... c’est admirable à voir, mais c’est à rendre fou de vouloir faire ça. Enfin je m’attaque toujours à ces choses-là ! » écrit Monet à Gustave Geffroy en 1890   . En 1907, il lui écrit : « Ces paysages d’eau et de reflets sont devenus une obsession. C’est au-delà de mes forces de vieillard, et je veux cependant arriver à rendre ce que je ressens. J’en ai détruit... J’en recommence... et j’espère que de tant d’efforts, il sortira quelque chose. »   .

Ce « quelque chose », les propos de Bachelard en éclairent le sens après le terrible effondrement du monde, après l’expérience indicible de la guerre et de la Shoa : « Les nymphéas sont les fleurs de l’été. Elles marquent l’été qui ne trahira plus. [...] à chaque aurore, après le bon sommeil d’une nuit d’été, la fleur du nymphéa, immense sensitive des eaux, renaît avec la lumière, fleur ainsi toujours jeune, fille immaculée de l’eau et du soleil. Tant de jeunesse retrouvée, une si fidèle soumission au rythme du jour et de la nuit, une telle ponctualité à dire l’instant d’aurore, voilà ce qui fait du nymphéa la fleur même de l’impressionnisme. »   . Ce « quelque chose », ce presque rien, donne aux nymphéas, comme une suspension du temps, une éternité de l’éphémère. Après la première guerre mondiale, Monet ne peut peindre que la présence de l’humain dans son absence. De ces eaux calmes ne surgissent que des nymphéas, d’où l’homme semble exclu.

 

Présence de l’absence

Dès le début des années 1940, le peintre new-yorkais Barnett Newman, figure majeure du groupe expressionniste abstrait, réévalue et souligne l’apport des impressionnistes dans l’histoire de la peinture moderne, à rebours d’une vision officielle, celle du Museum of Modern Art de New York, qui met en exergue uniquement le post-impressionnisme cézannien. Newman assurait rechercher une voie pour peindre après les horreurs de l'Holocauste. « Quand Hitler ravageait l'Europe, pouvions-nous nous exprimer en peignant une jolie fille nue allongée sur un divan ? », s'interrogeait-il. « Je sentais que la solution durant ces années était de se demander – qu'est-ce qu'un peintre peut faire ? » L'abstraction fut la solution à ses interrogations. En 1953, il félicite avec ironie le directeur du MoMA à l’occasion de l’entrée tardive dans les collections du premier tableau de Monet (Peupliers à Giverny, 1887). Le rapprochement des œuvres montre le surgissement de la verticalité qu’exprimera Barnett Newman dans The Beginning, qui ouvre l’exposition.

 

(Peupliers à Giverny Monet, 1887.)

 

(Barnett Newman, The Beginning, 1946.)

 

La reprise qu’en fait Rotkho est différente. Pour Rotkho, la peinture construit un espace qui en appelle à l’œil du spectateur. « Un tableau vit de son entourage, il s’élargit et s’anime dans le regard de l’observateur sensible », écrit-il. « Nous sommes pour les formes plates parce qu’elles détruisent l’illusion et révèlent la vérité. » Proche de Barnett Newman, son œuvre incarne ce que Greenberg qualifie de color-field painting, la peinture par champs de couleur, et dont les recherches d’un nouvel espace pictural passent par l’absence de relief et la saturation de la toile par la couleur, créant ainsi une nouvelle approche optique. Cette présence d'un quelque-chose derrière l’absence, le silence de la toile, réveillent à nouveau les nymphéas.

 

Si on compare tel saule pleureur de Monet avec tel travail de Pollock, on retrouve dans celui-ci le même souci de la gestualité dansée.

 

Dans un autre tableau de Pollock, l’attention est portée au détail d’un des peupliers de Monet.

 

Monet, une œuvre en tension qui n’appartient à aucune école

L’exposition voit chez Monet le début de l’art abstrait, faisant de sa peinture un laboratoire expérimental pour les peintres américains. Au-delà de cette lecture, finalement assez réductrice sur les sources des artistes américains, on peut se demander si cette traduction d’une œuvre dans un autre style n’est pas à comprendre comme une ouverture au questionnement de l’œuvre de Monet.

Ce qui fait la force des tableaux de Monet, c’est qu’il n’a tiré jusqu’au bout aucune ficelle, laissant l’œuvre esquisser de simples approches. Le Génie ouvre des nouvelles règles à l’art, disait Kant. C’est là le trait génial, au sens propre, du travail de Monet. Son travail a certes ouvert des perspectives, des prolongements possibles. Toute sa force était de maintenir un équilibre dans cette tension de l’œuvre en train de se faire. Œuvre en mouvement qui n’appartient à aucun mouvement : tel est le sens des Nymphéas. Ce qu’il a transmis à certains peintres, c’est un rapport au temps qui se détache de l’histoire et de sa narration. Ce qui rassemble toute cette abstraction naissance, c’est la mise en suspens, en arrière-plan, cette histoire humaine qui n’a rien de neuf à dire à part le discours de la guerre. S’abstraire c’est se tenir à l’écart de la figuration et de l’histoire, humaine, trop humaine des hommes.

 

 

Nymphéas. L’abstraction américaine et le dernier Monet

13 avril – 20 août 2018

Musée de l’Orangerie

Conférences, colloques, concerts, etc., en lien avec l’exposition sur le site du musée.

 

(Cécile Debray présente l'exposition.)