Théâtre en Mai a reçu David Farjon et sa compagnie, qui, cherchant la tendresse dans les grands ensembles, donnent, avec la puissance du théâtre, la comédie des utopies urbaines.

David Farjon et ses deux partenaires (Paule Schwoerer et Sylvain Fontimpe) jouent un documentaire sur l'architecture des villes nouvelles. Dans une salle en sous-sol du Consortium (musée d'art contemporain de Dijon) le public est disposé en tri-frontal, sur des chaises, à hauteur de l'espace de jeu. Il y a des cubes et des solides aux quatre coins de cet espace comme en son milieu, pour y ranger de nombreux livres, et figurer une table. On imagine un salon où travaillent des étudiants, ou des journalistes, ou même des architectes, qui de toute évidence ont un projet en commun.

 

Éléments d'un documentaire imaginaire

Et comme dans les documentaires, le spectacle commence par un micro-trottoir, mené en collaboration avec le public : « Connaissez-vous des grands ensembles ? Est-ce que vous pouvez en nommer un ou deux ? » Puis les trois protagonistes (qui portent les prénoms de leurs interprètes) analysent ensemble leur objet et s'interrogent sur leur enquête, sur leur méthode. David se révèle plutôt directif et historien, Sylvain versé dans les textes et l'analyse théorique, Paule dans l'enquête de terrain et le désir d'aller rencontrer les habitants. Ils construisent leur ville nouvelle avec des livres ; les projecteurs du plateau figurent le soleil à différentes heures du jour. Ils disent le pourquoi de la disposition des dalles et des barres d'immeubles, ils évoquent les rythmes de la journée et de la nuit, les circulations, les agencements, les équipements publics.

 

 

Leurs trois personnalités donnent lieu à des effets savoureux, comme lorsque Paule, qui n'en peut plus de voir ses deux accolytes s'amuser sur une maquette et passer des heures à bavarder, loue un appartement à Grigny (dans l'Essonne), pour le soir même. Elle déstabilise tellement Sylvain – qui ne peut imaginer qu'un appartement de la Grande Borne puisse se trouver sur Air bnb – qu'elle ira toute seule, suivie de près par David. Elle éprouvera d'ailleurs des difficultés à trouver l'appartement, d'autant plus que son propriétaire remet en cause la location car il doit y faire face à un problème imprévu d'infiltration. C'est, comme à la télévision, la démarche des documentaristes qui informe d'emblée sur leur objet d'enquête.

Cependant Sylvain s'intéresse à Émile Aillaud, l'architecte poète visionnaire de la Grande Borne, choyé du gouvernement et berné par Francis Bouygues. Alors, la télévision passerait des images d'archives, mais là c'est toujours le théâtre qui prime. Ainsi voit-on Sylvain incarner l'architecte, David le ministre, tous deux en hélicoptère, assis sur les cubes élevés de leur décor, survoler et détailler le site de Grigny. On assiste aux séances de remue-méninges du grand homme avec ses collaborateurs, qui sont comme les apprentis-sorciers d'un monde à venir. On voit arriver M. Bouygues, et le béton comme une innovation industrielle convaincante, qui se révélera désastreux pour les structures courbes si poétiques d'Aillaud.

Puis Paule, comme sur un plan large qui montrerait les pelouses désertes, cherche un habitant dans cette Grande Borne. Miracle, elle tombe sur un homme, Sylvain, qui n'est autre que l'architecte (1902-1988) se promenant là. L'invraisemblance passe très bien, par nécessité dramaturgique : Paule se moquait de ses partenaires intello-rêveurs, mais elle ne s'en sort pas mieux dans sa quête de témoignages – ironie du sort. Elle prend Émile Aillaud, ou son fantôme, pour un habitant du quartier, auquel elle demande où se trouve la Place du Pigeon. L'imaginaire, un court moment, dépasse l'univers de Jean Rouch pour s'approcher de celui d'Antonioni (Blow up)... L'étrange personnage propose à la jeune femme de l'accompagner et en profite pour lui raconter sa ville. Paule finit par lui demander dans quel immeuble il habite, et ne comprend plus rien lorsqu'il répond qu'il vit dans le VIème arrondissement... 

 

Grigny, la Grande Borne (91)

 

Enfin Paule retrouve ses deux amis. Ils se promènent, prennent des photos, cherchent des habitants. Au bout d'un moment des jeunes gens (invisibles sur le plateau, les trois acteurs leur prêtent leur voix) viennent leur dire de ne pas traîner là. Ça ne se fait pas. On les prend pour des flics, ou des journalistes, des voyeurs, des étrangers. Et cependant, ils n'ont vu personne...

Après cette théâtralité sans faute du spectacle, celui-ci se termine par une pirouette qui n'est pas tout à fait heureuse : une jeune fille se lève dans le public, s'adresse aux comédiens en leur reprochant de parler mal de leur ville. Alors David, Paule et Sylvain battent en retraite et laissent des adolescents de la Fontaine d'Ouche, grand ensemble en périphérie de Dijon, construit de 1968 à 1972, déplacer les cubes de leur scénographie modulable, de façon à produire la maquette de leur propre quartier et à y raconter leur quotidien, et combien ils aiment vivre là. 

Certes, l'irruption des adolescents, véritables habitants d'un grand ensemble, répond au micro-trottoir du début. Et d'ailleurs, on ne saurait remettre en cause la sincérité des jeunes gens. Mais c'est tout de même les instrumentaliser dans le sens du bon sentiment, et signer d'un geste sans nuance un spectacle qui a le mérite de bien composer, au contraire, l'aspect documentaire et la théâtralité.

 

                                                                                              

 

Émille Aillaud

 

Vertu et intérêt d'un film théâtralisé

La prédominance du jeu fait qu'on assiste à la représentation d'une comédie, dont le sous-titre pourrait être : « Les documentaristes ingénus ». Le plaisir qu'on prend à la représentation prouve que l'art théâtral ne s'est pas du tout dissous dans un aspect conférencier, ou prosélyte, ou cinématographique, mais a absorbé toutes les dimensions d'une interrogation contemporaine, pour la théâtraliser remarquablement.

Le théâtre est un art plastique. Il n'abolit pas le volume. L'écran abolit le volume. L'écran de télévision, ou d'ordinateur, ou de cinéma, considéré comme une lucarne, représente le réel par réduction. Le cadre génère une perspective, et la perspective accomplit l'abolition de l'objet au profit de l'image. La perception des odeurs disparaît elle aussi, corps et âme, ainsi que la chaleur et la pluie. Certes, elles sont reproduites dans les signes d'une grammaire cinématographique toujours intéressante. Mais c'est à ce prix de produire cet écran.

On tourne autour d'une production scénique comme on tourne autour d'un Giacometti ou d'un Rodin. La représentation est ainsi enveloppée de notre attention, mais elle est aussi enveloppante. Comme elle n'est pas projetée mais entourée de murs, et que les murs de scène sont fictifs, à la différence des écrans qui sont infranchissables, la perception du public est celle d'un passe-muraille. Et ce passe-muraille prend le risque de se voir encerclé, comme au beau milieu d'une bataille où quelques téméraires s'engagent trop loin. La relation de l'artiste au public est vivante, elle comprend les risques de la vie elle-même. Ni l'artiste ni son public ne sont absents l'un pour l'autre dans le présent de la soirée, et c'est pourquoi le public, parfois, a le trac lui aussi. 

 

Tours Aillaud, du même architecte, dites aussi "Tours nuages", Nanterre (1977)

 

Ici, l'art ne se sépare pas de la vie. Ce qui explique peut-être cette étrange appellation de « spectacle vivant ». Dans la vie, nous sommes immergés dans l'espace et dans le temps, nous nous mouvons parmi des corps inertes et nous croisons des corps organiques. Ces derniers sont sensibles et, pour certains d'entre eux, parlants. Dans cet art archaïque qu'est le théâtre, la scène (le plateau, le tréteau) dédouble ce monde comme dans un miroir, mais il ne sépare pas le réel de sa représentation. Il se contente de développer leur relation d'enveloppement mutuel, qui ne fait que matérialiser et esthétiser les phénomènes de la conscience et de l'intersubjectivité.

Une mise à l'écran est donc d'abord un acte technique, parfois créatif, qui produit un objet à valeur de consommation et d'archive. Tandis qu'une mise en scène, qui fait appel, cependant, à quelques techniciens, est d'abord un acte créatif, car elle n'est rien sans imagination. Encore faut-il être bien doué, car l'imaginaire doit prospérer, pour ainsi dire, dans la doublure du réel, et s'y trouve absorbé comme un simple souvenir, dès que la représentation est terminée.

De sorte que le théâtre filmé échoue nécessairement à transformer la soirée en objet reproductible. Il n'en produit que la trace. En revanche, et c'est là que cette longue conclusion veut en venir, il est possible, comme le montrent David Farjon et ses comédiens, de jouer un film. Jouer la comédie d'un film, non pas pour le remplacer dans ses effets spécifiques, mais pour envelopper l'objet représentatif lui-même, ce documentaire, dans la doublure du monde.

Et c'est encore mieux, c'est encore plus puissant, lorsque le film représenté n'a jamais été tourné, puisqu'il n'existe jamais ailleurs que dans l'imagination du spectateur.

 

 

« Ce que je reproche le plus résolument à l'architecture française, c'est son manque de tendresse », écriture collective dirigée par David Farjon, avec Paule Schwoerer, Sylvain Fontimpe, David Farjon. Cie Légendes Urbaines

Photos du spectacle : Mathieu Edet

Le site du festival Théâtre en Mai, direction Benoît Lambert, CDN Théâtre Dijon Bourgogne.

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