Un texte fondateur pour les études féministes, et une pensée en constante évolution.
Alors que l’article de Laura Mulvey « Plaisir visuel et cinéma narratif », qui date de 1975, est depuis longtemps, dans le domaine anglo-saxon, un texte considéré comme fondamental, il n’est traduit dans son intégralité en français qu’avec la parution de ce recueil d’essais de la théoricienne britannique, après une version tronquée parue en 1993 dans un numéro de la revue CinémAction consacré aux théories féministes sur le cinéma (Vingt ans de théories féministes sur le cinéma, textes réunis par Ginette Vincendeau et Bérénice Reynaud, CinemAction, Paris, CinémAction-Corlet, 1993) et la traduction en 2012 sur le site Débordements de la première partie du texte, qui n’avait pas été reprise dans CinémAction.
C’est dire l’importance de cet ouvrage, qui permettra non seulement aux lecteurs francophones de connaître cet essai essentiel, mais aussi la révision de sa propre thèse proposée par Laura Mulvey en 1981 à la suite des nombreux commentaires et critiques qu’elle avait suscités, ainsi que d’autres aspects de ses recherches sur le cinéma, qui n’ont cessé d’évoluer jusqu’à aujourd’hui, depuis ses premières prises de position théoriques dans le cadre d’une pensée féministe militante en plein essor au début des années 1970 en Grande-Bretagne.
Avec et contre Hollywood (simultanément)
L’ouvrage commence par une présentation des essais réunis par les éditeurs, combinant une préface de Laura Mulvey elle-même et une introduction de Teresa Castro, co-directrice (avec Térésa Faucon) de la collection « Formes filmiques », dont le présent ouvrage constitue le premier numéro. Dans sa préface, Mulvey présente le choix des textes qui a été effectué comme « une sorte de commentaire » de son travail (p.9). Elle rappelle opportunément l’origine de son intérêt pour le cinéma, où se trouvent combinés féminisme, psychanalyse et cinéphilie hollywoodienne.
De son côté Teresa Castro situe Mulvey au sein de la seconde vague féministe du début des années 1970, en rappelant qu’elle s’est aussi fait connaître comme une réalisatrice de films avant-gardistes (co-réalisés avec Peter Wollen) cherchant délibérément à rompre avec le langage cinématographique classique en usage à Hollywood (son film le plus célèbre, Riddles of the sphynx, a d’ailleurs inspiré la couverture de l’ouvrage). Hollywood représente donc, pour Mulvey, autant un objet de fascination que de répulsion, dichotomie très fortement sentie dans ses premiers textes, qu’elle relativise dans sa préface en invoquant une volonté continue de sa part de donner une chance au cinéma hollywoodien tout en le « défamiliarisant », soit en faisant éclater par la critique ce qu’il peut sembler avoir de « naturel » et de « transparent ».
A la croisée du féminisme et de la psychanalyse
Hollywood est parvenu à capter les regards des spectateurs du monde entier, mais de quels spectateurs s’agit-il ? En d’autres termes, comment les films hollywoodiens construisent-ils leurs spectateurs ? Et plus précisément, comment cette construction implique-t-elle les hommes et les femmes ? Telles sont les questions que se pose Mulvey dans l’article « Plaisir visuel et cinéma narratif », paru en 1975 dans la revue britannique Screen, qui était déjà ouverte depuis quelques années à la pensée féministe. Celle-ci, à travers notamment les travaux de Molly Haskell, Sharon Smith, Pam Cook ou Claire Johnston, s’était déjà inquiétée des représentations stéréotypées des femmes proposées par Hollywood. Mais le texte de Mulvey révolutionne cette perspective en se concentrant sur la question de la réception filmique.
Cette question faisait débat depuis quelques années en France où, à travers une approche inspirée des retours à Freud et à Marx de penseurs structuralistes (Lacan et Althusser, surtout), des théoriciens comme Jean-Louis Baudry, Jean-Pierre Oudart, Jean-Louis Comolli puis Christian Metz s’étaient demandés quelle pouvait être l’influence du dispositif cinématographique sur le spectateur en termes idéologique et métapsychologique. Mulvey reprend certaines de ces analyses, notamment la perspective psychanalytique, mais en leur adressant un reproche essentiel : elles aboutissent à l’élaboration théorique d’un modèle de spectateur conçu comme un « sujet transcendantal » asexué. Or, pour une féministe, la différence sexuelle ne peut être négligée puisque l’idéologie dominante ne peut se réduire, comme chez ces théoriciens français, à la bourgeoisie capitaliste. Elle englobe aussi de la domination patriarcale des hommes sur les femmes.
Retours sur le plaisir visuel
Le lecteur trouvera dans l’ouvrage, et donc dans ce premier essai cherchant à décrypter le plaisir visuel produit par le cinéma narratif hollywoodien, comment Mulvey parvient à utiliser les concepts psychanalytiques en vogue autour de 1970 (narcissisme, fétichisme, voyeurisme) dans le cadre d’analyses de films classiques hollywoodiens (de Hawks, Von Sternberg, Hitchcock), pour montrer comment ces derniers construiraient un point de vue masculin sur des femmes réduites au rôle d’objets soumis au regard des hommes (de Marilyn Monroe aux pin-ups des films de Busby Berkeley), de sorte qu’ils s’adressent essentiellement au spectateur masculin et à son plaisir.
Il pourra aussi apprécier la manière dont Mulvey, dans « Retours sur “Plaisir visuel et cinéma narratif” inspirés par Duel au soleil de King Vidor » tient compte des critiques qui lui ont été adressées par ses consoeurs féministes – Linda Williams, Tania Modleski, entre autres –, qui sont toutefois toutes parties de son analyse pour élaborer leur propre théorie. N’esquivant pas leurs reproches concernant le caractère trop monolithique de sa vision initiale du cinéma hollywoodien, qui ne tient pas compte des genres filmiques s’adressant plus particulièrement aux spectatrices comme le mélodrame, et le fait qu’elle ne laissait aucune possibilité d’élaborer un modèle théorique de la spectatrice, Mulvey analyse, avec Duel au soleil, un western tirant vers le mélodrame pour envisager quel place il offre à la spectatrice. Ce film lui permet d’envisager, toujours selon une approche psychanalytique inspirée de Freud, la singularité du positionnement possible de la spectatrice, à partir de sa capacité à une identification transgenre aux actions du héros masculin, puisque selon elle, en conformité avec la pensée freudienne, « pour les femmes, l’identification transgenre est (dès l’enfance) une habitude qui devient très facilement une seconde nature » (p.58). Toutefois, selon Mulvey, cette identification s’effectue avec une forme de tristesse, symbolisée par une héroïne demeurant soumise à l’emprise des modèles féminins proposés par le système patriarcal, qui ne laisse pas au plaisir féminin la possibilité de s’exprimer autrement que dans ce cadre.
Entre l’œuvre et ses récepteurs/trices
L’introduction de Teresa Castro rappelle, s’il le fallait, l’importance de Mulvey pour la pensée féministe, et notamment de son texte de 1975, puisque toutes les positions prises depuis, même celles qui ont tenu à s’éloigner de la perspective sémiotique et psychanalytique adoptée par Mulvey pour aller vers une dimension plus socio-culturelle en se tournant vers les cultural studies, les études ethnographiques et les études de publics (Jackie Stacey, Christine Gledhill ou Janet Staiger, par exemple), s’y réfèrent comme à l’origine de leur réflexion. On pourrait rajouter que « Plaisir visuel et cinéma narratif » est un article pivot dans l’histoire de la théorie du cinéma encore à deux égards.
D’une part, il est un jalon important dans la théorisation de la réception filmique, au sens où il participe du mouvement par lequel cette perspective de recherche s’est de plus en plus focalisée sur les individus spectateurs réels (les « viewers ») aux dépens des modèles théoriques de spectateurs modèles, idéaux ou implicites (le « spectator »). Certes, Mulvey, par son affiliation à la psychanalyse freudo-lacanienne et son ancrage dans l’analyse textuelle demeure dans le cadre de la production de modèles de spectateurs et de spectatrices émanant des textes filmiques. Néanmoins, elle a été la première à critiquer le modèle transcendantal des théories françaises et à introduire un premier type de division entre spectateurs lié aux genres sexuels, prélude au processus de singularisation qui va amener petit à petit les études féministes – à travers la prise en compte d’autres divisions en termes de races, ou de préférence sexuelle, par exemple – à se rapprocher de l’étude des spectatrices réelles.
D’autre part, en contribuant fortement à l’essor de la réflexion féministe sur le cinéma en Grande-Bretagne et aux États-Unis, Mulvey a participé au processus de déterritorialisation de la théorie du cinéma, dont le centre de réflexion lié au structuralisme français s’est alors déplacé vers la Grande-Bretagne et surtout les États-Unis, conformément au mouvement plus vaste qui a vu la French Theory envahir les universités américaines en les dynamisant (voir, à ce sujet, François Cusset, French Theory, Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis, Paris, Éditions La Découverte, 2003). Si la traduction des textes fondamentaux de Lacan, Althusser, Foucault, Deleuze et autres a pu enrichir les réflexions des chercheurs américains et britanniques, y compris dans le domaine des film studies, nul doute que, même si elle vient bien tard, celle de ces essais de Mulvey, après les trop rares traduction d’autres chercheuses féministes anglo-saxonnes (citons surtout, outre le recueil de CinémAction, Tania Modleski, Hitchcock et la théorie féministe, les femmes qui en savaient trop, Paris, L’Harmattan, 2002, et le recueil compilé par Noël Burch, Revoir Hollywood, la nouvelle critique anglo-américaine, Paris, L’Harmattan, 2007), doit pouvoir à son tour permettre aux chercheurs français de découvrir avec profit les avancées nombreuses de la théorie féministe anglo-saxonne depuis maintenant presque un demi-siècle.
Au-delà du plaisir visuel
À cet égard, il est aussi instructif qu’après ces deux premiers textes autour du plaisir visuel et du cinéma narratif, ce recueil d’articles se propose d’aller « au-delà du plaisir visuel » en offrant aux lecteurs six autres textes de Mulvey, rédigés entre 1992 et 2015, qui permettent d’apercevoir l’évolution d’une pensée toujours en mouvement.
Regroupé dans la première partie du recueil avec « Plaisir visuel » et sa révision, « Le Trou et le zéro » applique le point de vue féministe au cinéma de Jean-Luc Godard en étudiant non plus la place implicite de la spectatrice mais plutôt la manière dont la représentation des femmes a évolué au cours de la carrière de l’auteur de Deux ou trois choses que je sais d’elle. Mulvey montre ainsi que Godard est passé d’une interrogation sur le mystère féminin dans ses premiers films à une critique marxiste d’une société du spectacle où, à travers la figure de la prostituée, femmes et marchandises sont mises en équivalence, avant d’en revenir, à partir de Passion, à ses interrogations initiales dans le contexte de ses réflexions sur l’art.
La seconde partie du recueil, intitulée « Topographies », réunit deux textes concernés notamment par les rapports entre immobilité et mouvement en relation avec la représentation des genres sexuels. Une analyse des personnages masculins, divisés entre maris et séducteurs, de trois films de Max Ophuls – Liebelei, Lettres d’une inconnue et Madame de… – permet à Mulvey de relever comment le cinéaste associe le patriarcat, l’armée et la mort, en les opposant à la sexualité, au désir, au mouvement et au cinéma. Puis, un retour sur Psychose d’Hitchcock, notamment sur la scène de la douche, met en relief le fait que « les corps mouvants et vibrants du cinéma sont simplement des photographies animées » (p. 126). Ce texte est contemporain de Death 24x a second (2006), ouvrage où Mulvey développe plus largement la relation particulière à la fixité qu’entretient cet art du mouvement qu’est le cinéma, tout en observant comment les conditions de visionnement des films, avec l’apparition des technologies numériques, modifient l’attitude des spectateurs, qui deviennent selon elle plus actifs et « pensifs » que par le passé.
La manière dont les évolutions technologiques changent notre relation aux images filmiques est un leitmotiv qui parcourt les trois derniers textes du recueil, qui lorgnent aussi vers le vidéo-art. L’arrêt sur image permet une relecture – c’est le titre de cette dernière partie – de gestes de Marilyn Monroe dans un passage musical célèbre du film de Hawks Les Hommes préfèrent les blondes ; la disparition de la technique de la transparence symbolise le passage de l’argentique au numérique, dans un texte qui analyse les installations par transparence de Mark Lewis ; enfin, une étude sur les films de compilation d’archives du cinéma colonial britannique permet de saisir combien, eu égard à l’avènement du numérique, la technique argentique fait figure de témoin de premier ordre sur ce que fut le vingtième siècle, même quand le pouvoir croyait pouvoir cacher une réalité qui, avec le recul, transparaît tout de même, comme le racisme inhérent à la colonisation.
Ainsi, le cinéma permet un regard critique sur le monde, regard que n’a jamais cessé d’exercer Laura Mulvey. Bien loin d’être figée dans l’immobilité mortifère d’une pensée qui ne se remettrait jamais en question, sa réflexion demeure ainsi au contact des évolutions technologiques et esthétiques les plus récentes du septième art, tout en gardant en tête les leçons les plus déterminantes du passé.