Einar Már Guðmundsson vient de recevoir le Prix Littérature-monde étranger 2018 pour « Les Rois d’Islande ».

Romancier, poète et nouvelliste, Einar Már Guðmundsson est l’auteur d’une dizaine de romans, traduits en plus de vingt-cinq langues. Récompensé par de nombreux prix littéraires, il a notamment reçu le Nordic Council Literature Prize, la plus haute distinction décernée à un écrivain des cinq pays nordiques, l’Íslensku bókmenntaverðlaunin, le plus prestigieux prix littéraire d’Islande, et le Swedish Academy Nordic Prize – dit « le petit Nobel » – pour l’ensemble de son œuvre. Il recevra dimanche 20 mai à Saint-Malo le Prix Littérature-monde étranger 2018 pour Les Rois d’Islande. Nonfiction l’a rencontré peu avant.

 

Pour résumer l’histoire, le clan Knudsen règne depuis plus de deux siècles sur Tangavík – petit port de pêche battu par les vents ou fief d’armateurs, question de point de vue. Chez les Knudsen, on est potentiellement marin de père en fils, sauf à faire carrière à la caisse d’épargne. L’histoire se passe dans un lieu fictif, une petite île où les habitants occupent tout l’espace de l’écriture. Mais cette île n’a rien à voir avec les utopies de Campanella ou Thomas More.

C’est vrai que la littérature du Moyen-Age et de la Renaissance occupe une place importante dans mon écriture. Cette île qui n’a rien de l’île d’utopie, ce lieu sans lieu, donne toute sa mesure et démesure à l’espace du texte. La présence en arrière-plan des romans de Rabelais, Cervantès, contribue à sa dimension tout à la fois farcesque et tragique, où les extrêmes ne cessent de se rejoindre. Les personnages des Rois d’Islande sont tous des Grandgousier, à l’affût de la moindre bouteille, surveillés par cet ordre moral que l’on rencontre à maintes reprises dans le roman et révèle cependant tout autant la faillibilité humaine.

 

Votre roman foisonne et le lecteur finit parfois par se perdre dans un apparent désordre. On va de-ci de-là, sans toujours saisir la direction, embarqué de fait sur cette Nef des fous. Les noms des personnages contribuent par exemple à ce sentiment d’un voyage dans les mots. Vous écrivez à un moment à propos d’un des personnages : « "Toutes les familles islandaises descendent des Ynglingar ou des Skjöldungar, pour peu que se trouvent encore en notre monde des gens qui ont connaissance de leur existence", écrit Halldor Laxness dans Le Paradis retrouvé, un livre où il est question de Steinar i Hlidum undir Steinahlidum, autrement dit, Pierre-des-pentes-sous-les pentes-pierreuses, paysan baptisé ainsi à cause des blocs de pierre qui étaient tombés du flanc de la montagne surplombant la ferme de ses parents au printemps qui le vit naître »   . Les mots ont tendance à se substituer à la narration…

Ce roman a un parti-pris poétique. J’écris de la prose, mais cela n’empêche pas de lire ce roman comme un travail poétique. Ce sont les mots qui font l’écriture, qui ouvrent à la fiction de l’imaginaire. Les personnages sont d’abord des mots que l’écrivain tente de contrôler. Mais ils résistent et finissent par s’émanciper, vivent leur destin en y introduisant leurs décisions, leur action.

 

Le personnage de Julia est haut en couleurs. Elle est borgne. Plusieurs possibles peuvent expliquer la situation. Au lecteur finalement de choisir. C’est un peu la même histoire quand elle se bat avec son mari le féroïen Jeggvan. On compte les coups, et on ne sait plus trop qui mène ou perd. Vous la comparez à « l’un de ces guerriers-fauves qu’on rencontre dans les sagas islandaises ».

Les grandes sagas Viking sont bien connues des lecteurs islandais. C’est un fonds commun qui permet le partage. Elles nourrissent aussi les images poétiques à l’œuvre dans le roman.

 

Les noms des personnages sont importants. Ils portent l’histoire de l’île et relèvent eux aussi – et peut-être même surtout- d’un véritable travail de création poétique de l’imaginaire. Vous écrivez en effet : « La plaine abrite de bonnes terres agricoles. Des terres fertiles, souvent appelées les Vellir, dont la grosse ferme des Vellir tire son nom. Les Vellir sont au nord de la ville, surplombés dans le lointain par la haute montagne Haffel qu’on surnomme également Ingolfur, en mémoire du colonisateur de la région. Voilà pourquoi beaucoup d’hommes portent ce nom ou celui de la montagne, comme le fils de Julia de Klöpp et de Jeggvan le Féroïen, par exemple. »   . Vous jouez sur les contrastes entre la plaine et la montagne, la solidarité entre le paysage et vos personnages.

Il ne faut pas négliger que l’Islande est un jeune pays, en situation que l’on pourrait qualifier de « post-coloniale. » Parler en poète de l’Islande me semble le plus approprié. La poésie creuse les mots, fait apparaître les contrastes, un peu comme ce poète à qui je fais dire dans le texte « que les volcans nichés sous les glaciers entraient en éruption en l’honneur des rois »   . Mon écriture tente d’établir un équilibre précaire entre des forces opposées. Cette tension est au cœur de tout le roman. Je ne cherche pas à imiter le réel, mais à restituer aux mots leur puissance créatrice. Pendant la crise de 2008 j’ai pris part aux mouvements de contestation. Des militants m’ont demandé de ne pas arrêter d’écrire de la fiction. Le public comprend mieux le discours de l’imaginaire que celui du concept.

Les Rois d’Islande est un roman qui mêle les genres. Cela crée une sorte d’émulsion qui en fait un laboratoire expérimental. Mais il y a une histoire. Je suis plus proche d’Homère et son épopée lyrique que du nouveau roman. Pour moi la narration, les personnages sont plus importants que les concepts, même si ce livre est une critique virulente de la société islandaise. La narration traditionnelle y est bousculée. La chronologie dans sa linéarité est déplacée par une généalogie. Les personnages sont des déclinaisons suivant l’ordre de la filiation. Les épopées lyriques, les Sagas nordiques proposent un autre rapport au temps. Je conserve cet héritage. De la même façon je fais appel à la mémoire littéraire et musicale de mes lecteurs. Il est vrai que mes références sont plus parlantes pour les Islandais. Comme je le disais précédemment, je maintiens la tension. Je cherche un équilibre entre des positions contradictoires.

 

Vous semblez maltraiter Foucault. Par exemple vous écrivez : « Michel Foucault, le philosophe français, a écrit sur la question des ouvrages très érudits, bien que ses détracteurs prétendent qu’ils ne sont en fin de compte pas si documentés que ça. L’idée que Foucault développe à travers une longue démonstration est comparable à celle qu’exposent les Islandais quand ils parlent de ceux qu’ils nomment les "hurluberlus", ces gens qui ne font rien comme les autres, mais qui jouent un rôle important dans la société »   .

C’est une façon de montrer que le roman appartient à la fiction, pas à la démonstration rationnelle. La raison théorique ne suffit pas. Elle explique, classe. Le roman traduit en images afin d’éclairer le public au sens que les Lumières donnaient à ce mot, mais avec un recul critique à l’égard des conséquences de l’excès de rationalité. La raison a tendance à réduire la question du sens. Les images au contraire sont ouvertures. C’est pourquoi je mets ces personnages au cœur du roman. Ils disent plus que le discours trop rationalisé.

 

En vous lisant on pense à Jacques le fataliste de Diderot. C’est aussi un laboratoire expérimental où Diderot s’adresse directement au lecteur. Je le cite : « Je vous entends, lecteur : vous me dites : Et les amours de Jacques ?... Croyez-vous que je n’en sois pas aussi curieux que vous ? » On a le sentiment qu’il perd le contrôle de ses personnages.

Diderot est traduit en Islande. Il appartient à la culture commune. Les Rois d’Islande est un peu un lieu d’expériences variées, en matière poétique. Il ne s’agit pas de procéder à la collection de diverses techniques d’écriture, mais d’en tester certaines, de les voir évoluer et même s’émanciper de leur créateur, en l’occurrence le romancier.

 

Les Islandais aiment-ils la monarchie ?

Les Islandais n’ont jamais vraiment connu un régime monarchique. Nos ancêtres les vikings ont abandonné les rois en quittant les côtes anglaises. Ils en portent le souvenir humoristique dans le mot « vi-king ». Certains Islandais se proclament rois de la finance. La crise financière de 2008, a été le résultat des choix de ces rois. Le roman nous plonge dans ce monde avec de l’humour, un vaste choix de procédés comiques, mais aussi un ton tragique. L’écriture est en quête d’un équilibre qui s’avère précaire, au même titre que la stabilité économique du pays.

 

Vous êtes un intellectuel engagé en Islande. Votre écriture en porte-t-elle la trace ?

Je suis d’abord poète. J’écris aussi des ouvrages qui n’appartiennent pas à la fiction et qui disent mon engagement. Il me semble toutefois que le roman ne peut s’inscrire dans la défense d’une cause. L’auteur peut être engagé, la littérature non. Cela ne veut pas dire que j’ignore la situation. L’artiste, ici l’écrivain, est situé dans un contexte, une époque. Il ne peut pas faire comme si de rien n’était. Mais le travail d’écriture reste un travail littéraire.

 

Vous dites des rois d’Islande : « Voilà pourquoi nous sommes des rois : nous n’avons jamais saisi les différences entre les classes sociales, quelles qu’elles soient. » L’humour est aussi une des composantes de votre écriture.

Il faut vivre au milieu des drames, l’humour libère.

 

Les rois ont toujours eu leurs « fous » à la marge qui les conseillaient, leur traduisaient en image la situation.

La littérature se situe, d’où l’importance de l’espace dans ce roman. La littérature est à la marge, pas au sens de retrait, d’extériorité, mais au sens de questionnement.

 

Ce serait cela l’humour : détente, mise en tension, et contentement. Le personnage de Julia en somme…

Julia est un personnage libre qui va jusqu’à s’émanciper du poète. Ecrire c’est éprouver sa liberté