Une analyse de la philosophie personnelle d'Emmanuel Macron mise en regard avec sa pratique du pouvoir.

Parmi le florilège de livres et de documentaires consacres à Emmanuel Macron depuis son accession à la présidence de la République, peu se sont attachés à disséquer la pensée politique du Président de la République. On a beaucoup commenté sa trajectoire fulgurante, son profil atypique. On s’est gaussé de son « en même temps ». On critique son zèle réformiste, forcément de droite. Mais sait-on au juste s’il est libéral ou républicain, centriste, de droite ou de gauche, technocrate ou démocrate? A-t-il une idéologie ou est-il un pragmatique chimiquement pur ?

Ces questions forment l’objet du livre de Brice Couturier, paru dans un relative discrétion il y a quelques mois. Couturier propose une analyse approfondie du discours d’Emmanuel Macron et le met en résonnance avec les auteurs et leaders, lointains ou récents, qui ont pu l’influencer. L’auteur, qui se dit faire partie des libéraux de gauche, ne cache pas sa sympathie pour le Président de la République. Mais, on le verra, sa démonstration n’empêche pas la distance critique et un degré de scepticisme quant aux chances de succès du Président Macron.

Brice Couturier propose trois angles principaux pour aborder la pensée de Macron : la philosophie de l’histoire de Hegel et de Ricoeur, le libéralisme de gauche, et le saint-simonisme. Les deux premiers éclairages sont attendus, le troisième est plus surprenant et éclaire les contradictions que l’on constate dans l’exercice du pouvoir macronien.

 

Hegel, Ricoeur et le progrès

Couturier retrace tout d’abord le développement intellectuel du jeune Macron, passé de l’idéalisme hégélien à la pensée plus prudente et réflexive de Paul Ricoeur. D’Hegel, auquel il a consacré un mémoire universitaire, Macron retiendrait que les événements historiques, parfois contradictoires, sont les parties nécessaires d’un même mouvement vers le progrès. La France ne peut avancer qu’en tenant compte de ses « pesanteurs historiques » : le besoin d’incarnation autour de la figure du Roi, ses différents héritages révolutionnaires, guerriers, colonialistes. Les dirigeants politiques ne sont que les acteurs, ou plutôt les révélateurs de l’histoire en marche.

Les années passées auprès de Paul Ricoeur ont conduit Macron à modérer l’idée hégélienne de destination historique finale. Ricoeur pense la société comme un espace conflictuel ouvert, l’histoire comme indétermination. Forger des consensus autour d’un récit commun est le rôle de la politique, mais il faut être sans illusion sur le fait qu’elle ne peut résoudre qu’imparfaitement et temporairement les conflits de mémoires et de finalités. Macron hérite de Ricoeur la dénonciation du risque totalitaire intrinsèque à la pensée hégélienne, qui s’est incarnée dans le nazisme et le soviétisme au 20e siècle, et dont l’islamisme représente une nouvelle manifestation.

Ricoeur offre enfin à Couturier une explication audacieuse à l’« en même temps » de Macron. Plus qu’à la synthèse peu convaincante de positions contradictoires, l’expression renverrait à la superposition d’échelles historiques et de catégories de faits. Macron invite régulièrement à changer de perspective, à dépasser un problème par le haut, à prendre en compte « la big picture ». De quoi mettre en lumière sa sortie récente sortie sur l’insignifiance de lutter « pour 50 euros d’APL » au regard du « sacrifice » d’Arnaud Beltrame au nom de l’« absolu » de l’histoire de France. Sur un mode plus prosaïque, Macron voit dans l’exercice du pouvoir la nécessité d’articuler urgence et temps long. On y reviendra.

 

Gauche libérale, centrisme radical

La seconde grille de lecture proposée par Brice Couturier nous est plus familière. Si Emmanuel Macron est un progressiste réformiste, il est plus précisément un centriste radical et libéral de gauche. Macron occupe une position centrale sur l’échiquier politique, qui renvoie au radical centrism, concept anglo-saxon décrivant la pratique du pouvoir consistant à puiser des bonnes idées à droite et à gauche, sans œillères idéologiques. La délibération permet de trouver les convergences essentielles dans une société par ailleurs divisée sur les finalités de la vie.

Or, pour Couturier, il y a derrière cette centralité une vraie colonne vertébrale idéologique chez Macron, libérale de gauche. Comme Paul Ricoeur et les penseurs libéraux, Macron croit que la liberté individuelle permet à chacun de se réaliser et d’être heureux. « Une vie libre est une vie choisie et non pas subie » et cela relève, nous dit Couturier, « de l’ordre existentiel » chez Macron (on pense à sa trajectoire professionnelle et à sa vie privée). Toutefois, cette liberté ne peut s’accommoder, pour les libéraux de gauche, d’une égalité des chances ou d’une méritocratie de façade. Couturier convoque ici Monique Canto-Sperber et constate que Macron passe aisément les « cinq tests » proposés par la théoricienne du libéralisme de gauche. Parmi eux figurent la nécessité d’octroyer aux individus les moyens de réaliser leurs propres choix de vie, et la volonté de construire une « société des libertés égales » plutôt que de poursuivre l’égalité des situations concrètes.

Au cœur du libéralisme de gauche se trouve l’idée que « les politiques de redistribution échouent à combler les inégalités de capital culturel et social ». De là découlent la dénonciation macronienne de la « France des statuts » et le constat que si la France n’a pas la société la plus inégalitaire, elle a de loin l’une des plus immobiles socialement. Ainsi, Macron dans son interview du Point du 31 aout 2017: « Pour les plus fragiles, on pense que tout est fait en leur donnant des droits abstraits et de l’argent. Or c’est un accès et de l’accompagnement qu’il faut leur garantir ». Couturier n’est pas le premier à suggérer que le concept de « capacité » (capability) développé par Amartya Sen est au cœur de la pensée macronienne.

 

Saint-Simon

Enfin, à l’instar de Jacques Julliard, Couturier fait de Macron le digne héritier du comte de Saint-Simon (1760-1824), penseur de la société industrielle et du gouvernement technocratique. Saint-Simon défend l’idée que le progrès scientifique rend la politique inutile et que pourrait s’y substituer un gouvernement d’experts. Couturier cite la fameuse parabole saint-simonienne des abeilles et des frelons, selon laquelle les seconds – dirigeants politiques, juges, bureaucrates – vivent au dépend des premières – ingénieurs, scientifiques, architectes, maçons, artisans. La disparition des frelons n’empêcherait pas la France de continuer à fonctionner. Pour Saint-Simon, la légitimité politique devrait être « fondée sur la compétence technique ». Couturier voit dans la nomination au gouvernement de personnalités reconnues pour leur compétence technique – Nicolas Hulot, Agnès Buzyn, Jean-Michel Blanquer, Elisabeth Borne… – confirmation de cette proximité intellectuelle.

La critique de la rente, l’éloge de l’industrie et de l’entreprenariat, constituent un autre versant du saint-simonisme très présent dans le discours du président de la République. Couturier déterre également l’essai de Saint-Simon sur « la réorganisation de la société européenne » pour souligner la foi européenne qui réunit le compte et le président. Le premier en appelle dès 1814 à des « institutions nouvelles » permettant de dépasser les jeux de puissance et dévolues à la poursuite de l’intérêt général européen.

 

Une contribution utile

On appréciera l’ouvrage de Brice Couturier diversement selon ses accointances intellectuelles et politiques, mais il faut saluer le travail de documentation réalisé par l’auteur, et l’aisance avec laquelle il guide le lecteur à travers des familles de penseurs très diverses (on pourrait citer, pêle-mêle, Aristote, Léon Bourgeois, Tocqueville, Walzer, Dworkin, Rawls, Giddens…). Cela rend la lecture de cet ouvrage particulièrement agréable et stimulante.

D’aucuns reprocheront à Couturier un certain mélange des genres, entre ouvrage d’illustration et de soutien au président de la République et analyse critique. Il ne s’en cache d’ailleurs pas totalement. Le zèle de l’avocat est particulièrement perceptible quand Couturier suggère que la théorie du ruissellement n’explique en rien la politique fiscale du gouvernement. Or, que Macron ne s’y soit jamais référé explicitement ne veut pas dire qu’elle lui soit totalement étrangère, comme les nombreux auteurs convoqués dans l’ouvrage l’illustrent.

Cependant, la plupart du temps, c’est l’admiration pour le philosophe Macron qui prime, et Couturier ne se prive pas d’exprimer des doutes sur la pratique du pouvoir du président Macron et sur ses chances de réussite. C’est précisément ce passage en revue qui lui permet de mesurer la distance entre certaine intentions du penseur et candidat Macron, et l’action du chef de l’Etat.

Ainsi, Couturier juge très, sinon trop ambitieux deux piliers de la vision marconienne : sa volonté de relancer l’Europe (comment faire si l’Allemagne ne suit pas ?) et sa volonté de réconcilier les Français (le veulent-ils vraiment ?). Sur le saint-simonisme du chef de l’Etat, il note: « Il n’est guère contestable que les critiques […] visent un point sensible quand elles prétendent qu’avec lui c’est l’économisme qui a pris le pouvoir. Il y a chez Macron une forme de dépolitisation. C’est comme si, entre l’étage supérieur, celui de la philosophie politique, et celui de l’administration des affaires de l’Etat, une dimension intermédiaire avait pu être négligée. »

On ajoutera volontiers à cette liste un déficit supplémentaire, commenté récemment dans cette interview d’Olivier Mongin : l’absence d’espaces de délibération à même de faire émerger de nouveaux consensus. Le gouvernement Macron-Philippe s’efforce d’aller vite, profitant de circonstances favorables, pour bousculer les vieux équilibres. Ceux qui attendaient de Macron de faire gagner le débat démocratique en maturité en sont pour leur frais. Or il y aurait bien des sujets qui mériteraient un débat de société à la fois plus lent et plus ouvert, associant non seulement les parties prenantes, mais aussi les citoyens dans leur diversité sociale. On pense à l’immigration, à la réforme des institutions, aux questions éthiques ou encore à la construction d’une protection sociale adaptée à une époque de grande mobilité professionnelle.

On referme donc l’ouvrage de Brice Couturier avec des confirmations – s’il en était besoin - sur l’impressionnant bagage intellectuel du président de la République, dont la complexité se heurte pourtant à la lumière crue du réel. La capacité à penser à plusieurs niveaux en puisant dans différents registres n’est pas la moindre des forces du président de la République. Or, faute de cohérence dans l’action, elle lui fait courir le risque de profondes déceptions. La clarification du projet macronien n’est pas la moindre des taches qui attendent ses équipes et ses soutiens