La jeunesse du Tintoret donne à voir l’émergence d’un Vénitien majeur, qui saura s’émanciper de la tutelle du Titien et de Véronèse mais qui finira par sombrer dans l’oubli.

L’exposition Tintoret : naissance d’un génie, qui se tient au Musée du Luxembourg jusqu’au 1er juillet 2018, revient sur la jeunesse du peintre Jacopo Robusti, dit Tintoret (1518-1594), entre 1530 et le début des années 1550. Il s’agit de montrer comment ce fils de teinturier a pu devenir, en quelques années, un artiste majeur de la scène vénitienne, se démarquant du Titien et de Véronèse : on voit ainsi émerger celui qui recevra des commandes prestigieuses de la part des familles patriciennes comme des églises et des confréries les plus importantes de Venise – avant de sombrer dans l’oubli.

 

Artiste-artisan

Le surnom du Tintoret signifie en italien « le petit teinturier », ce qui renvoie à une situation historique tout-à-fait ordinaire : jusqu’alors, les peintres appartenaient à la corporation des artisans teinturiers. Cependant le Tintoret illustre aussi par sa situation sociale, associant art et artisanat de la teinturerie, la fin d’une période qui va consommer leur rupture. Le peintre va se singulariser par son activité, qu’il va mettre entre les mains de marchands de tableaux. A la différence de l’autre ville de la Renaissance Italienne, Florence, que l’on associe, contre Venise, à la priorité du dessin sur la couleur, la Sérénissime va développer un véritable marché de l’art.

A Florence, l’art était lié au mécénat de l’Aristocratie et de l’Eglise. Il n’en est rien à Venise, où de riches marchands vont acheter des tableaux, contribuant de ce fait à leur circulation géographique et à une plus grande liberté des artistes. Le commerce de l’art crée de l‘émulation et de la concurrence, mais aussi une rencontre entre les arts, contribuant à faire bouger les frontières entre eux. C’est ainsi que Tintoret fait un grand usage de la sculpture dans sa façon de peindre les corps, à la différence des peintres de Florence qui s’appuient davantage sur les règles de l’architecture, ce qui se traduit par la prééminence du dessin de la perspective.

 

Féminité et érotisme

Le Tintoret utilise les effets architecturaux propres aux règles de la perspective pour y introduire une mise en scène théâtrale. Ainsi dans le tableau Suzanne, les courbes des arbres et du corps s’installent au premier plan, tandis que le point de fuite – figuré par un œil de verdure – ouvre sur le mystère de la porte close.

(Tintoret, Suzanne, 1541-1542.)

 

De cette manière, le spectateur est placé en situation d’intrigue. La femme au premier plan, vue de dos, regarde vers un hors-champ, créant par la ligne de la direction de sa tête un autre point de fuite. Elle a retiré sa robe et la manche de son bras gauche est retroussée. Elle appuie ses mains au sol avec force, prête à se redresser, pour aller dans un endroit dont le spectateur ne sait rien. Les plis de la robe sont remplacés par les plis du corps qui suggèrent la nudité. La robe étalée sur le sol suggère les seins de la femme.

Cette construction constitue ainsi des prémisses à une scène de Le Tintoret peint un portrait de l’Arétin réalisée en 1551. L’Arétin était un dramaturge italien (1492-1556) auteur de Sonnets luxurieux et autres textes, condamnés par l’Eglise, qui ne furent probablement pas inconnus du peintre. Paul de Musset nous rapporte l’anecdote de leur rencontre dans Voyage en Italie :

« On faisait circuler à Venise un sonnet injurieux pour le petit teinturier, qui résolut aussitôt d'imposer silence aux langues venimeuses. Un jour qu'il aperçut l'Arétin dans les environs de la place Saint-Marc, Jacopo l'aborda poliment, et le pria de venir jeter un coup d'œil sur ses ouvrages et lui donner une heure de séance, disant qu'il voulait faire d'un personnage si célèbre un portrait au crayon. L'Arétin, entraîné par tant de courtoisie, et pensant que le jeune peintre n'avait pas connaissance du sonnet, se laissa conduire à San-Luca.
A peine entré dans l'atelier, il vit son hôte fermer la porte avec soin, courir vers un trophée d'armes, en décrocher une dague fort pointue, et s'avancer l'arme au poing. Jacques Robusti portait bien son nom : ses épaules carrées, sa taille haute, ses bras nerveux, sa mine énergique et l'épaisse forêt de cheveux qui se dressait sur sa large tête, lui donnaient l'apparence d'un athlète solide et de mauvaise rencontre pour un homme qui l'avait offensé.
L’Arétin se repentit trop tard de son imprudence.
— Eh ! Seigneur Robusti, s'écria-t-il en changeant de visage, que voulez-vous faire de cette dague ?
— Tenez-vous droit et ne bougez pas, lui dit brusquement le Tintoret, sans quoi je ne réponds de rien.
L'Arétin, tremblant de tous ses membres, vit Jacopo s'approcher de lui, et le toiser des pieds à la tête avec la dague.
— Vous avez, poursuivit le peintre, deux fois et demie la longueur de cette lame. Ne fallait-il pas, pour faire de vous un portrait exact, que j'eusse la mesure de votre personne ? »

 

Le déplacement de la perspective florentine par les jeux scéniques

Si on compare la Vierge à l’enfant du Tintoret et celle du Titien, il y a à la fois proximité et éloignement vis-à-vis du maître. La vierge du Titien a quelque raideur dans la forme qui n’est pas sans évoquer son statut de Mère de Dieu. Elle incarne un rôle politique, certes éloigné des représentations de la peinture gothique, mais avec d’incontestables survivances.

(Titien, Vierge à l’enfant dite La Zingarella ou La Bohémienne, ca. 1512.)
 

Chez Tintoret, la présence des plis dans les drapés des vêtements renforcés par ceux des rideaux insistent sur la dimension théâtrale de la scène. A la présence politique, il oppose une dimension plus spectaculaire. La vierge est en représentation. Il y a dans la peinture du Tintoret la mise en perspective des conventions jouées, bien plus qu’un travail technique sur la perspective héritée de l’art florentin. La mise en scène des plis de la robe de la Vierge insiste non seulement sur son rôle de séductrice, mais encore sur un érotisme suggéré par leur mise en forme sur son sexe. Le tableau du Titien La Venus D’Urbino avait déjà abordé ce thème de la séduction érotique, à l’arrière-goût de scandale. Au premier plan, la main du personnage féminin présente une pose ambigüe que Manet bien plus tard traduira dans son tableau Olympia.

 

Si on compare deux autres tableaux de Véronèse et du Tintoret, on retrouve presque la même disposition. Ce qui frappe dans la Sainte Conversation du Tintoret, est la position du Christ, le pied dénudé de Marie et l’enfant de dos qui montre ses fesses, la tête en bas, manifestement à la recherche de quelque chose, comme n’importe quel enfant.

(Tintoret, Sainte conversation, 1540.)

 

La Sainte conversation est un thème très courant à la Renaissance. Elle met en scène plusieurs saints encadrant de façon symétrique la Vierge et le Christ enfant. A Venise, Giovanni Bellini et Antonello da Messina ont défini un style particulier de Conversation sacrée avec un développement pyramidal centré sur la figure de la Vierge assise sur un trône élevé. Ici au contraire, la vierge perd de sa majesté : elle est assise à égalité des autres personnages voire en infériorité. Tout semble paisible sauf cette rupture introduite par l’enfant-christ qui est manifestement en rupture d’équilibre. Loin de la sérénité affichée par le tableau de son prédécesseur Véronèse, Tintoret met en scène un bouleversement des codes, mettant ainsi en place dans sa peinture la thématique du bouleversement à venir.

(Véronèse, La Sainte Famille avec Tobie et l’Ange, 1523.) REDUIRE

 

Les inquiétudes de l’Eglise…

Le bouleversement des formes s’accompagne d’une nouvelle perception, tout- à-fait inédite. Travaillant sur commande un plafond, il se mesura à Michel Ange sur le thème des Métamorphoses d’Ovide imposé par le commanditaire, le noble vénitien Vettor Pisani en 1542. Or le titre du long poème latin pourrait définir la peinture du Tintoret. Une peinture qui renverse ici les codes picturaux, sans pour autant entrer entièrement dans la Contre-Réforme mise en place par le Concile de Trente et par les jésuites. Les membres de cette communauté religieuse, alors tout nouvellement créée, employèrent en effet tous les moyens pour assurer cette reprise en main des âmes, y compris des moyens esthétiques. C’est à cette fin qu’ils favorisèrent l’éclosion et le développement du baroque, qui correspondait mieux à leur théologie et à leur souci de propagande.

Les jésuites imposent une exigence de décence : la nudité et l’érotisme sont désormais proscrits : « Tout ce qui est lascif (lasciviae, ce qu’on peut traduire à peu près par pornographie) doit être évité ; de telle façon que les figures humaines ne seront pas peintes pour être ornées d’une beauté incitant aux appétits charnels ». Les images devaient être « dépourvues de tout charme séducteur » (« procaci venustate »)

 

… et celles du Tintoret : contingence et tragédie

L’œil inquiet de son autoportrait, l’éclairage du visage, mettent en valeur la pensée du sujet peint, bien plus que sa situation sociale, ce qui démarque là encore le Tintoret du Titien. Le peintre observe et peint ce qu’il ressent. Ses portraits mettent ainsi en scène bien avant l’heure ce qui prendra pour nom « la conscience » ou « cogito » chez Descartes.

Le Tintoret préfère mettre en scène le caractère tragique de la condition humaine dans le moment de la décision, c’est-à-dire le libre arbitre. C’est ce qui se passe dans Le péché originel (1551-1552), et déjà dans Caïn et Abel (1538-1539).