Une enquête à propos de la notion de peuple sur plus de deux siècles d'histoire conceptuelle, de l'aube rousseauiste de la modernité au champ contemporain.

S'il est un mot que l'époque a vu repartir à la hausse sur la bourse des valeurs politiques, c'est bien celui de « peuple ». Des tribunes électorales aux rues livrées à l'émeute et des plateaux télévisuels aux places publiques, le terme circule tant qu'il connaît le sort que la prospérité réserve à certains titres : l'inflation, ailleurs monétaire, ici sémantique, et traduite par une envolée du sens telle qu'elle excède toute définition stricte. « Peuple » n'est pas un terme indéterminé, au référent absent, mais surdéterminé parce que surinvesti ; chaque bouche ou plume qui s'en empare le colore à sa façon, de sorte que, pour le philosophe, ce mot chargé d'affects et de figures apparaît comme une hydre conceptuelle – à chaque fois qu'on pense l'avoir défini, son entente se divise de nouveau. Cet excès constitutif de la notion, Gérard Bras l'avait déjà observé dans un court livre publié en 2008, Les Ambiguïtés du peuple. Il y résumait les grandes ramifications du mot – ses sens tour à tour et parfois en même temps politiques, ethniques et sociaux – pour conclure au caractère indépassable de ces contradictions, sans lesquelles le terme ne pourrait prétendre à une telle centralité théorique (il est le socle de la philosophie politique) et stratégique (bien des combats s'arment de son nom, qui, depuis Robespierre, forme l'objet petit a du révolutionnaire).

Sorti récemment, Les voies du peuple (Amsterdam, 2018) prolonge et amplifie l'enquête, en remplaçant la synchronie des contradictions par un cheminement généalogique arpentant l'histoire des flexions. Le problème n'est plus simplement de constater l'écart et l'excès dans lesquels se moulent le mot. Il revient à interroger les embranchements rhétoriques scandant l'histoire d'un terme quant au sens duquel il faut se garder de trancher. Il n'y a de « voies » du peuple qu'en raison de l'impasse à laquelle se voue toute enquête ontologique à son propos. Le sous-titre du livre, « Eléments d'une histoire conceptuelle », en précise assez bien le projet : loin de prétendre percer l'essence secrète du peuple, il en inspecte les divisions – et, surtout, se demande quels usages elles recèlent.

 

Au-delà du concept, le nom

Car s'arrêter au simple constat d'une diversité des théories à travers les âges demeure d'un intérêt fort relatif. L'histoire conceptuelle proposée par Gérard Bras ne trouve pas sa finalité dans une cartographie diachronique épinglant les conceptions du peuple comme autant d'espèces plus ou moins éloignées. Elle n'a de sens qu'à permettre le repérage d'une structure. Non que le temps historique soit ultimement dépassé par une philosophie sub specie aeternitatis : ce que manifeste le détail des évolutions, c'est que le concept a pour invariants sa fracturation et sa flexibilité, et qu'il alimente ses ententes au moyen d'une polémique. C'est la thèse fondatrice du livre : « un peuple n'existe pas en soi » mais « est produit par une pratique historique agonistique » qui le « construit contre un autre peuple (possible) » ; la scène politique apparaît comme une arène où des groupes rivaux prétendent au même titre, qui ne trouve sa valeur qu'à pouvoir ainsi décerner à une partie (par exemple la plèbe, ou telle ethnie, ou telle faction) le rang de totalité. Qu'il n'y ait pas de peuple sans rhétorique polémiste signifie aussi que le mot se soustrait à l'emprise philosophique comprise comme détermination conceptuelle : sa réalité construite sera toujours en excès par rapport à son entente abstraite, parce qu'il ne s'agit pas d'un « concept thétique, soutenant une solution, mais [d'un] concept problématique dessinant les limites d'un champ conflictuel dont l'enjeu est son appropriation rhétorique. » La philosophie n'a donc pas pour fonction d'arbitrer la dispute ou de décréter quelle serait la juste nature du peuple ; elle a pour seul but de comprendre les modalités de son apparition. À cela, une scolie : « peuple » n'est pas (seulement) un concept, mais un nom, qui n'est pas l'objet des philologues mais la proie des rhéteurs et qui, loin de décrire, invoque et façonne ce qu'il baptise. Comme le dit Bras, « le nom du peuple peut jouer comme opérateur de subjectivation, sur deux plans : affectif, s'il y a identification, sensibilité à la souffrance ou à la plainte, et conceptuel si un travail d'universalisation est engagé. » Il ébranle ceux qui le brandissent. Et par-là, il rebranche la théorie politique à la logique des passions, contre tout positivisme juridique désireux de purger la première d'affects jugés impurs alors que, une fois associés au peuple, ils apparaissent moteurs.

Les voies du peuple en prend acte en hybridant les orientations intellectuelles et en assemblant des objets voulus hétérogènes. La philosophie s'y croise à l'histoire et à la rhétorique, parce que le peuple est à l'intersection des savoirs. Les textes mobilisés en témoignent : Gérard Bras ouvre son enquête sur Rousseau, re-fondateur moderne de ces problématiques et plume plurielle s'il en est ; il continue en évoquant les discours et écrits de certaines figures de la Révolution française, Siéyès et Mirabeau au premier chef ; le chapitre suivant se penche sur Hegel, philosophe par excellence, alors que celui qui le suit a pour objet Michelet, historien sentimental amateur de mythologies du peuple ; un autre, aussi inattendu que fascinant, explore les paradoxes de De Gaulle entre ses discours de résistant et ceux de président, pour comprendre comment il a articulé l'Etat de droit, le roman national et l'existence du peuple au gré de circonstances qui l'ont mené de l'armée des ombres à la guerre coloniale ; un dernier adosse les écrits de Jacques Rancière à ceux de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, pour montrer à quel point leurs constructivismes respectifs sont aussi voisins que distincts, et une conclusion fournie discute d'autres hypothèses contemporaines sur le nom convenant au sujet de l'émancipation (notamment avec Antonio Negri, qui répudie l'idée de peuple). Chaque chapitre introduit par rapport au précédent un écart textuel conséquent, et, à terme, les écrits strictement philosophiques n'occupent que la moitié de l'ouvrage. Il faut aussi noter que, mis à part Hegel, Mouffe et Laclau, les références sont uniquement françaises. Plusieurs raisons y concourent, en dehors de la familiarité de tout auteur avec son passif national : le fait que l'Hexagone ait été le théâtre de la résurrection moderne de plusieurs notions antiques (le peuple a fondu le populus et la plebs) ; l'histoire révolutionnaire du pays, qui a plus qu'ailleurs exacerbé les contradictions de la notion (la littérature s'en est fait la véritable chambre d'écho, plus que la philosophie – il est peu de grands romans du XIXè siècle qui ne comptent des pages méditant sur le peuple) ; enfin, le fait de langue, qui interdit de trop transplanter un terme dont les fluctuations sémantiques dépendent d'une histoire singulière (l'anglais people, l'allemand Volk ne sont pas de stricts équivalents de « peuple »). Il faudrait aussi dire un mot de la méthode de Bras, dont les commentaires ne cherchent pas à établir une doctrine (du type « le peuple selon Michelet ») mais à questionner les contradictions inhérentes à tout corpus, en pointant l'impensé de certains énoncés (ainsi d'un passage convaincant sur l'antisémitisme larvaire de Michelet). Son histoire conceptuelle, en définitive, est l'histoire de la façon dont le peuple a toujours débordé sa conceptualisation.

 

Quel peuple pour le combat ?

Elle débouche sur un paradoxe : le peuple est une fiction efficace, qui existe sans consister. Le généalogiste conscient de ces fractures doit alors conjurer la figure du « vrai » peuple – le mot échappe à toute distinction en termes de vérité et de fausseté – sans pour autant renoncer à la puissance de son invocation, puisque lui seul peut faire trembler les trônes. Même si Bras ne l'affirme nettement qu'à la fin de son livre, celui-ci est tout entier écrit dans la perspective d'une pensée de l'émancipation, et son problème central est de rendre compossibles un constat – que le peuple est forcément divisé – et une inquiétude qu'il formule ainsi : « le nom du peuple peut-il être le nom de la liberté politique ? » Sans lui, impossible de soutenir un combat en vue de la démocratie. Il s'agit donc de sauver l'usage en contestant l'essence et sans forclore le sens.

La question est aussi bien de savoir si la philosophie peut discriminer un « bon » peuple au sein du multiple qu'elle contemple, en posant pour seul critère sa potentialité émancipatrice. C'est tout l'enjeu de la confrontation finale entre, d'un côté, les écrits de Laclau et Mouffe sur l'hégémonie et le populisme, de l'autre les essais de Rancière sur le peuple comme sujet litigieux. Tous s'accordent sur ces prémisses : que le peuple est une substantialité insubstantielle, un sujet construit dont l'existence est liée à un acte performatif et à une dialectique opposant différentes idées du même être. Le point commun à la plupart des pensées contemporaines du peuple est ce constructivisme prenant acte de l'histoire divisée de la notion, pour en tirer les conséquences ; le livre de Gérard Bras aurait lui-même été impensable sans ce postulat, et, de toute évidence, son enquête profite des axiomes ranciériens. Reste à savoir que faire de cette performativité, puisqu'elle peut aussi bien devenir l'argument d'une lutte que celui d'une neutralité désengagée. Bras en arrive ainsi à opposer les théorèmes de la construction propres à Laclau et Mouffe, en vertus desquels le peuple peut être aussi bien de droite que de gauche, et le principe ranciérien de la déclaration, qui partage les peuples en fonction des torts et empêche tout signe égal entre celui des sans-part et les autres. Les uns constatent l'écart et l'autre conditionne le seul combat pouvant dépasser un cadre sectoriel ou régional. Bras le dit en revendiquant l'actualité de l'universel : « Toute mon enquête répond d'abord sur un point : l'articulation du social et du politique autour de la double question de la domination et de l'égalité, parce que 'peuple' désigne à la fois le corps politique et cette fraction de la société qui est dominée, seule à même de poser le problème de la part des sans-part de façon autonome, seule à même de faire de la proposition d'égaliberté la pierre de touche de la politique. Mais aussi la spécificité de la pratique politique tramée par le jeu des affects, des émotions qui déterminent les individus singuliers dans une action ayant l'universel pour horizon. »

 

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