Les rumeurs sur les crimes attribués aux Allemands lors du premier conflit ont facilité l’incrédulité qui a entouré l’annonce de l’extermination des Juifs.

Annette Becker, spécialiste reconnue de la Première Guerre mondiale et des crimes de masse commis contre les populations civiles à cette occasion, propose avec ce nouveau livre une plongée dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la persécution des Juifs. Déplaçant son regard vers l’époque postérieure à son principal objet de spécialité, elle montre comment certains contemporains de la Seconde Guerre mondiale, principalement Raphaël Lemkin et Jan Karski, ont tenté d’alerter de la Catastrophe qui se déroulait sous le regard aveuglé du monde, dans les territoires occupés par les troupes de l’Allemagne nazie. Aux témoignages longtemps inaudibles de Lemkin et Karski, Annette Becker ajoute encore les cris d’alarme poussés depuis la Grande Bretagne par deux consciences du temps, celles d’Arthur Koestler et de Georges Orwell.

 

Deux Polonais dans la tourmente

Dans l’ensemble, Messagers du désastre propose une biographie croisée des deux grands témoins que furent Raphaël Lemkin et Jan Karski. Tous deux sont nés en Pologne. Jan Kozielewski, dit Karski, y est né en en 1914. Issu d’un milieu catholique, officier de l’armée polonaise, il échappe au massacre des officiers polonais par l’armée rouge à Katyn en réussissant à faire oublier son grade. En contact avec les membres du gouvernement en exil à Londres, Karski se voit confier dès 1940 une mission d’information sur la situation des Juifs de Pologne alors que les Allemands commencent à affamer les populations juives. Raphael Lemkin, lui, est né en 1900. Après avoir suivi une formation de juriste et avoir entamé une carrière de procureur, il fuit son pays pour les Etats-Unis en 1939, lors de son annexion par l’Allemagne : son exil le fait d’abord passer par la Suède puis par l’URSS, au long d’une odyssée de plusieurs mois.

Le travail d’avertissement du monde occidental est en grande partie dû à Jan Karski. Il arrive à se rendre dans les Ghettos polonais à partir de 1941 et constate la politique de mise à mort par la faim des Juifs de Pologne. Peu après, il adresse un rapport au gouvernement polonais en exil sur la politique d’extermination, dans lequel il analyse et décrit la mise en place de l’extermination dans les camps de l’opération Reinhard (d’abord Sobibor, puis Treblinka et Belzec). Outre ses observations, Karski reprend les informations qui ont pu lui être transmises par des témoins comme l’historien Emmanuel Ringelblum, resté dans le Ghetto de Varsovie où il collecte toutes les informations possible dans le but de témoigner et de conserver la mémoire du peuple juif en voie d’extermination.

Les informations envoyées par Karski sont reprises, publiées et diffusées. Deux écrivains en particulier se font l’écho de ces crimes contre l’humanité : Arthur Koestler et George Orwell. Le premier utilise le rapport de Karski pour écrire ses romans lus à la BBC ; il le reprend par la suite dans son roman Croisade sans croix (Arrival and Departure). Le second évoque directement l’extermination des Juifs à la suite au rapport de Karski dans ses chroniques à la BBC. Le 4 décembre 1942, le Times annonce finalement l’existence d’une véritable politique d’extermination dans les territoires du Reich et au-delà. Karski fait parvenir le 8 décembre de la même année un rapport détaillé à Roosevlt.

 

Quand le souvenir de la rumeur occulte les vérités du présent

Annette Becker procède par analogie avec l’analyse de la Première Guerre mondiale pour expliquer pourquoi les rapports de Karski n’ont pas été pris en compte : les rumeurs sur les crimes attribués aux Allemands lors du premier conflit ont facilité l’incrédulité qui a entouré l’annonce de l’extermination des Juifs.

Une fois arrivé aux Etats-Unis, Lemkin reprend son travail de juriste et s’emploie à obtenir la qualification de la politique nazie comme politique d’extermination. Son travail juridique fondé sur les rapports provenant d’Europe et sur les témoignages du massacre des Arméniens lui permettent d’élaborer les catégories juridiques qui serviront au Tribunal de Nuremberg à établir la qualification d’un crime politique longtemps dénié. Parmi les différentes notions façonnées par Lemkin, celle de « génocide » est sans doute celle qui connaîtra la plus grande notoriété.

Annette Becker poursuit son travail en proposant une biographie croisée des deux hommes dans l’après-guerre. Karski se met alors au service du gouvernement américain et participe à la dénonciation du communisme alors que Lemkin reste lui aussi aux Etats-Unis où il enseigne le droit. Mais cette histoire au futur antérieur est aussi celle de leurs témoignages et leurs travaux qui se signalent aussi par leur postérité. Annette Becker montre ainsi comment leur histoire a été utilisée par Claude Lanzman dans Shoah ou par Yannick Haenel dans sa biographie romancée de Karski, œuvres auxquelles elle aurait pu ajouter la remarquable mise en scène de cette vie dans la bande dessinée de Marco Risso.

Annette Becker propose une réflexion conclusive sur les génocides en montrant la portée et la nécessité d’intégrer la postérité du travail de définition effectué par Lemkin (en Arménie, pour la Shoah et lors du génocide Tutsi). Cette analyse aurait sans doute pu être élargie aux crimes de masses en général, et en particulier à ceux qui furent commis sous les régimes communistes. Dans tous les cas, elle offre avec ce livre une perspective éclairante sur un silence devant le crime le plus souvent considéré comme inexplicable et dont les silences sont considérés comme scandaleux