Un livre collectif qui mêle habilement les aspects technique et esthétique dans l'étude des films.
Issu d’un colloque tenu à l’Université de Rennes 2 en octobre 2015, ce livre ouvre un large éventail de considérations techniques et esthétiques à partir de la notion de point de vue et de point d’écoute, et les contributions rassemblées ici couvrent de vastes horizons dans l’analyse des rapports entre image et son : depuis les vitaphone shorts (courts-métrages qui emploient le procédé parlant Vitaphone à l’orée des années 1930) jusqu’aux combinaisons complexes de la performance capture, en passant par l’œuvre de cinéastes singuliers comme Ken Jacobs ou Wang Bing, par des captations de spectacles de théâtre japonais, ou encore par des vidéos destinées aux galeries d’art. Cette hétérogénéité d’objets s’explique par la nature même de l’ouvrage, inscrit dans l’ambitieux projet de recherche TECHNES, regroupant les Universités de Rennes, Lausanne et Montréal, et dont la finalité principale – décidée depuis – est de proposer une encyclopédie numérique des techniques du cinéma des origines à nos jours (mise en ligne prévue à l’horizon 2020).
A cet égard, il prolonge deux autres ouvrages parus aux Presses Universitaires de Rennes sous l’égide de ce programme : Techniques et Technologies du cinéma (dirigé par André Gaudreault et Martin Lefebvre en 2015) et le Découpage au cinéma (dirigé par Vincent Amiel, Gilles Mouëllic et José Moure en 2016) . Bien qu’il occasionne ici ou là de classiques effets de reprise entre articles, et qu’il manque d’une ligne directrice forte spécifiquement dédiée aux notions de point de vue et d’écoute (de l’aveu même de ses organisateurs, le colloque dont est issu l’ouvrage dépassa largement le cadre fixé au départ, pour couvrir plus largement ce qui a trait à la dimension technique de la création cinématographique), le dispositif du livre rappelle, par l’éclectisme appréciable des propositions d’études qu’il rassemble, la diversité et la complexité du cinéma.
On peut dire que les textes s’organisent autour de trois axes majeurs : le premier s’articule autour de la technique en tant qu’elle est mise au service d’une « vision du monde » (souvent celle de tel ou tel « auteur ») ; le second interroge la technique en tant qu’elle permet de « produire des mondes » (comme dans le cas de la performance capture, des images de synthèses, de la 3D ou du Dolby) ; enfin, le dernier étudie la technique en tant qu’elle est mobilisée pour effectuer une critique des images à des fins de résistance (résistance à la marche du monde actuel lui-même, à l’idéologie induite par les images dominantes qu’il produit, mais également à l’idée de la transparence de ces images pouvant déboucher sur leur disparition en tant qu’images). Ainsi posé (plutôt qu’en reprenant les quatre chapitres découpés par son sommaire), on perçoit plus aisément sans doute les directives qui gouvernent l’ouvrage. Ce dernier ne se veut pas un livre « techniciste » ; il ne s’agit pas d’interroger la technique pour elle-même, mais d’examiner la façon dont elle se met au service de la production de sens et d’effets esthétiques.
Certes, la tendance de ces considérations positives était déjà en marche depuis à la fin des années 2000 – nous songeons, par exemple, au travail de Pierre Berthomieu sur le cinéma hollywoodien (voir ses trois livres parus chez Rouge Profond) qui invoque avec à-propos des données techniques précises pour soutenir ses analyses – mais elle reste mal (re)connue, hormis peut-être dans l’étude du renouvellement numérique (voir par exemple René Prédal, Le cinéma à l’heure des petites caméras, Klincksieck, 2008, ou encore Gérard Leblanc & Sylvie Thouard, Numérique et transesthétique, Presses du Septentrion, 2010, Caroline Renard, Images numériques ? Leurs effets sur le cinéma et les autres arts, Presses Universitaires de Provence, 2014) ou dans l’attention portée sur les « cinématographies familiales » et les pratiques amateurs (voir par exemple Valérie Vignaux et Benoît Turquéty (dir.), L’Amateur en cinéma, un autre paradigme. Histoire Esthétique, marges et institutions, AFRHC, 2017). L’ensemble de cette littérature consacrée à la technique cinématographique atteste, à tout le moins, « du sens de la forme », voire, pour reprendre les termes de Barthes poussés à l’extrême, d’une « signifiance » de la technique. Ici, les auteurs revendiquent la reconnaissance d’une collaboration entre les actants de la production et la technique en elle-même, offrant à cette dernière une marge d’autonomie, révélée par le décalage entre la finalité première de l’outil lors de sa création et la multiplicité de ses usages, afin de déceler un « surplus » interprétatif qu’une simple analyse d’image (et/ou de son) aurait occulté.
Les auteurs entendent ainsi se prémunir d’un mauvais procès – pourtant tenace –, celui de « la fantaisie interprétative » dont on accuse régulièrement les approches en esthétique du cinéma, sommées de trouver des données objectives, « exploitables » pour étayer leurs analyses. Sans pour autant verser dans l’extrême inverse consistant à tout expliquer par la technique, l’ouvrage étend donc ses ramifications autant du côté de l’histoire du cinéma que de la sociologie des métiers du cinéma, rejoignant là encore des préoccupations contemporaines de la recherche.
De fait, à partir de la notion précise de l’articulation entre point de vue et point d’écoute, l’ambition est en réalité élevée : ouvrir de nouvelles perceptives sur des œuvres très commentées, investiguer des cinématographies diverses et singulières (la place laissée au cinéma expérimental est non négligeable et posée dès l’illustration de couverture représentant Michael Snow en compagnie de son dispositif filmant la Région centrale en 1971), s’associer en creux avec des disciplines extra-cinématographiques, et ainsi multiplier les angles d’approche dans l’appréciation des œuvres. A l’instar du film de Snow édifié à partir d’un « point d’ancrage » pour reprendre le terme sollicité par Jean-Louis Comolli dans son beau texte d’ouverture, l’ouvrage s’avère étendu « à toutes les directions du cadran » (p.21). En un mot : azimuté.
Concrètement, le premier chapitre se concentre sur le cinéma digital. On retiendra les textes de Meriam Ouertani qui explore les possibilités du SimulCam (dispositif hybride qui associe dès le tournage prises de vues réelles et images de synthèse préconçues), et de Jean-Baptiste Massuet et Romain Mullard, qui interrogent un impensé des réflexions sur la performance capture : son élaboration sonore, depuis le tournage jusqu’à sa spatialisation en salles. Le deuxième chapitre s’intéresse dans un premier temps à la portée « critique » (vis-à-vis du cinéma traditionnel) du cinéma dit « expérimental ». Les divers auteurs décrivent, chacun à leur façon, la propension des cinéastes expérimentaux à diversifier leurs approches techniques afin de dérégler l’habitus du spectateur face aux images, dans une démarche où la richesse sensorielle le dispute à la dimension réflexive. Le troisième chapitre laisse place à des études de cas consacrées au point d’écoute : depuis le procédé Vitaphone (aux confluences du cinéma, du phonographe et du Vaudeville) jusqu’à Star Wars en passant par le travail sonore de Gus Van Sant et Leslie Schatz sur Last Days ou le dispositif de Laurent Cantet sur Entre les Murs. Le quatrième chapitre, enfin, engage plus spécifiquement quatre essais sur des cinéastes contemporains de premier plan (Béla Tarr, frères Dardenne, Wang Bing et Robert Kramer), avec, notamment pour les deux derniers, des considérations spécifiquement attachées à la pratique du cinéma documentaire.
C’est ainsi que, sans ambitionner le statut d’opus magnum théorique, l’ouvrage se déploie, au fil des propositions de ses auteurs, en intégrant sous l’angle de la technique (jamais séparée de ses effets de sens, éventuellement politiques, comme en témoigne le texte de clôture autour des représentations du conflit israélo-palestinien) le paysage d’une recherche contemporaine hantée par la question des bouleversements technologiques affectant le spectacle du cinéma.