Dans le cadre du Festival 100%, les travaux de Will Ryman exposés à la Villette prolongent les utopies de Mondrian.

Will Ryman est l’invité du Parc de la Villette pour sa première exposition majeure d’art dans l’espace public en Europe. Né en 1969 aux Etats-Unis, Ryman a atteint une notoriété internationale avec ses sculptures théâtrales monumentales, notamment The Roses (2011) – une installation cocasse de roses géantes le long de Park Avenue à New York – et Bird (2013) – un oiseau colossal composé de plus de cinq mille clous métalliques érigé sur un côté du Flatiron Plaza, également à New York. Dans la continuité de ces travaux, l’installation de l’artiste à La Villette propose une nouvelle perception visuelle et physique du parc, les sculptures façonnant l’espace selon leur propre horizon de sens.

 

Un questionnement et des mythes

En se promenant du côté de la Fontaine aux Lions, vers le Bassin de la Villette, on se trouve soudain face à de drôle de têtes, d’un jaune assez vif, qui présentent l’indéniable intérêt de surprendre et de retenir le regard. Façonnées assez grossièrement, elles évoquent le travail de modelage, dans ce qu’il a de plus rudimentaire. Selon l’angle d’observation, les formes varient. Entourant la fontaine, ces têtes, qui ne sont pas nécessairement humaines, sont toujours monumentales. Polymorphes, elles ont hérité des formes du cyclope à l’œil unique, Polyphème, mais aussi du colossal égyptien, dont les sphinx et les lions gardent les portes de Louxor.

Les sculptures de Will Ryman nous questionnent, telles la Sphinge œuvrant à l’énigme du sens. La sculpture se fait mythe, dans un retour à l’origine du questionnement. On croise à quelques pas de là Sisyphe, une sculpture en bronze haute de quatre mètres et noire, et une allusion à la quête de sens de nos vies. Comme le héros Sisyphe, nous sommes condamnés par les dieux à faire rouler un rocher sur la pente d’une montagne, selon un geste qui se répète sans cesse dans un temps immobile, demain étant hier et hier demain. Mais à la Villette, le terrain est plat. Nulle montagne à gravir. La situation est encore plus absurde. Sisyphe est au chômage, esseulé, son horizon est vide. Il y a en écho la présence de « l’ange de l’histoire » de Paul Klee, effrayé de l’absurdité du temps des hommes et de l’histoire.

 

(Will Ryman – Sisyphus– La Villette.)

 

Marchant dans ce parc qui se fait ainsi labyrinthe, on ne peut alors que penser à un autre héros, Icare, jeté avec son père Dédale dans l’édifice qu’il avait lui-même conçu pour cacher le Minautore, et désormais à la merci de l’homme-taureau. Aucun fil d’Ariane ne nous relie à la sortie : il n’appartient qu’à nous seuls de nous orienter dans ce dédale de questionnements, d’inventer une sortie par le haut dont la griserie pourrait s’achever dans une chute plus grande encore. Autant d’histoires, autant d’énigmes qui attendent une réponse qui ne vient pas.

 

Une installation éphémère

L’installation se développe ainsi en trois parties comprises ensemble, visuellement cohérentes par leur monumentalité et leur thématique commune. Pac-Lab est un labyrinthe de couleurs vives grandeur nature sur la prairie du Cercle nord environnant la Géode. Tirant son nom d’un texte de Camus, Le Mythe de Sisyphe (1943), Sisyphus est un bronze de 4 mètres de haut installé sur la prairie du Cercle Sud. Heads est une série de sept sculptures abstraites, des têtes de plus de quatre mètres de hauteur situées autour de la Fontaine-aux-Lions.

 

(Will Ryman – Heads – La Villette.)

 

Si l’installation réorganise l’espace à partir du spectateur pour lui faire adopter le regard qu’elle propose sur le monde, elle fait du promeneur spectateur de l’œuvre un errant en quête de sens dans le temps de l’œuvre. Il y a comme un cri d’alarme de la part de l’artiste qui annonce une urgence à saisir et à régler. Le monde est absurde nous dit-il, à travers le personnage de Sisyphe. Si le recours à l’industrie dans la fabrication des objets nous renvoie au pop’art des années soixante-dix, avec ce choix des couleurs complémentaires et ce jeu avec la tentation de l’identique, l’œuvre de Ryman s’en écarte aussi nettement. Les « têtes » donnent un sentiment d’inachevé, le temps restant comme suspendu à une suite qui ne vient pas. Aucun souci, ici, de récupérer les objets de l’industrie. La question est plus large que celle de la critique de la société de consommation. Elle est multiple et dans le fond, les questions sont autant à inventer que les réponses. Le labyrinthe est ce lieu de l’errance qui affecte un temps et un lieu à la réflexion. Au spectateur de prolonger l’œuvre.

 

(Will Ryman – Le labyrinthe – La Villette.)

 

Le souvenir de Mondrian

Les formes géométriques du labyrinthe et les couleurs sont des références précises à la représentation géométrique des œuvres de Mondrian. On peut même dire que Will Ryman étend à l’espace les travaux de Mondrian par le biais de l’architecture, ce que Mondrian n’avait pas fait. Pourtant son travail l’impliquait. L’artiste pensait l’architecture à la manière d’une composition picturale, comme une plastique pure. Chez Mondrian, le tableau n’est en effet que la partie d’un tout dans lequel il doit se dissoudre. Les dessins du projet pour Ida Bienert serviront ainsi à illustrer, dans la revue Vouloir, son article « Le Home – La rue – La cité », dans lequel il prône la disparition de la peinture dans l’environnement coloré.

 

(Pietr Mondrian, Composition en rouge, jaune et noir, 1917.)

 

« Je trouve vraiment que la grande ligne est l'élément primordial dans une chose, c'est ensuite que vient la couleur, » dira Mondrian.

Mêmes couleurs, mêmes lignes labyrinthiques chez Will Ryman. Mondrian défend une utopie architecturale, basée sur une fusion généralisée (de la maison avec la rue, de la rue avec la ville). Il affirme que « Oui, toutes choses sont des parties d’un tout : chaque partie reçoit sa valeur visuelle du tout et le tout la reçoit des parties. Tout se compose par relation et réciprocité. La couleur n’existe que par l’autre couleur, la dimension est définie par l’autre dimension, il n’y a de position que par opposition à une autre position. C’est pourquoi je dis que le rapport est la chose principale »   . Dans cette perspective, chaque élément s’intègre et fusionne avec l’ensemble. Le rapport dont parle Mondrian s’applique au tableau mais, par extension, il comprend aussi la communauté humaine. En ce sens ses recherches plastiques, par la volonté de créer un équilibre à la fois vivant et parfait, ont vocation, pour le peintre, à changer le monde, littéralement.

 

Le monde numérique du Minotaure

Le labyrinthe est conçu aussi comme un espace de jeu, associant les arts numériques à l’histoire de l’art. Les progrès technologiques sont réfléchis au prisme de la création artistique, dans une mise en tension de l’art qui ne cesse de déplacer son propre concept au contact du temps de l’histoire. Le point de départ est qu’on a pu définir l’art comme jeu, c’est-à-dire comme espace de liberté au sens où le jeu est ce glissement entre les rouages, ni trop lâche, ni trop serré, permettant le mouvement essentiel à sa vitalité. Or sous cet angle, l’art comme jeu se transforme en mécanisme avec le numérique, restreignant de fait cette mobilité de l’œuvre, voire son interprétation.

L’interrogation de l’artiste montre à ce sujet que le progrès de l’histoire n’est rien d’autre que la répétition mécanique de gestes dépourvus de sens, à l’image de l’errance dans le labyrinthe du Minotaure, autre nom du numérique. Icare se brûla les ailes en s’approchant trop près du soleil. Les têtes jaunes autour de la Fontaine aux lions, rappellent par leur couleur jaune et leur matière prise dans le mouvement de la forme, le soleil primitif, qui nous menace en sortant du labyrinthe. Sisyphe nous avertit aussi. La menace plane dans cette espace sans inclinaison. Nous n’avons pas d’horizon entre les murs du Labyrinthe. L’utopie de Mondrian ne fonctionne pas, et un nouveau Cassandre nous avertit de son pessimisme.