Dans cet essai, Felwine Sarr appelle à fonder une politique universelle de la relation, une utopie active ouvrant le monde à l’altérité et opérant à rebours d’une réalité gagnée par l’inimitié.
« La relation relie, relaie (relate) », écrit Edouard Glissant dans sa Poétique de la Relation. Dans la pensée de l’écrivain martiniquais décédé en 2011, la relation désigne aussi bien une mise en rapport et une articulation qu’un principe de transmission et de narration. Raconter, tisser, partager une certaine vision du monde et des relations entre le vivant et les lieux de vie. Dans son très remarqué Afrotopia, Felwine Sarr, économiste, écrivain et professeur à l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis du Sénégal, avait suggéré une voie possible pour repenser le devenir de l’Afrique, non dans le mythe du développement et du pessimisme ambiant, mais plutôt dans une « économie relationnelle » nourrie des valeurs et des pratiques socio-culturelles africaines.
Dans ce nouveau et bref essai, Sarr pose les bases d’une politique relationnelle portée cette fois-ci à l’échelle du globe. L’utopie africaine devient ici universelle. Habiter le monde aurait très bien pu s’intituler Cosmotopia. En effet, si Afrotopia désignait cette « utopie active qui se donne pour tâche de débusquer dans le réel africain les vastes espaces du possible et les féconder », le nouveau néologisme serait l’extension de cette même utopie à l’échelle de l’univers. Ici, l’espace du possible est double : celui d’une politique relationnelle appliquée au monde et celui d’une pensée du monde comme relation. Ainsi, le projet de Sarr peut se lire comme le prolongement dans le champ politique de cette autre réflexion glissantienne : « Naître au monde, c’est concevoir (vivre) enfin le monde comme relation : comme nécessité composée, réaction consentie, poétique (et non morale) d’altérité ». Devoir d’ouverture à la diversité, à la différence, à la complexité irréductible du monde.
Une crise de la relationalité
Le point de départ de l’ouvrage est le constat d’un progrès matériel universel et d’une proximité géographique en voie d’accélération aux quatre coins du monde : « Nous vivons globalement mieux » et « nous faisons plus intensément monde », écrit Sarr. Le développement des outils de communication, des réseaux sociaux, des moyens de transport, mais aussi des sciences et des savoirs est une réalité incontournable. Néanmoins, le revers de ce constat est « une profonde crise de la relationalité ». A la suite du penseur camerounais Achille Mbembe, Sarr observe que les relations entre les individus, les rapports entre les sociétés et les modes d’interaction avec l’environnement sont désormais marqués par « l’inimitié » sous toutes ses formes : affrontement sur fond de pouvoir politique et d’intérêts économiques, logiques d’expropriation des ressources, violence verbale et lexicale inscrite dans le langage politique. Au passage, l’auteur note que des notions comme « la compassion », « la solidarité », ou « la générosité » sont non seulement minoritaires mais également dévaluées, reléguées au niveau d’un optimisme béat, voire incriminées comme en témoignent les cas de poursuite judiciaire pour « délit de solidarité » avec les migrants.
L’auteur identifie donc une crise de la relationalité qui se lit suivant trois niveaux correspondant aux rapports respectifs des humains à leurs semblables, à leur environnement et au vivant en général. Cette notion du « vivant » se trouve d’ailleurs au cœur de l’essai : le défi de notre époque est précisément de fonder une « société du vivant », soit une société ouverte à l’altérité, étendue par-delà les frontières géographiques, culturelles et identitaires. Face aux répercussions des activités humaines sur l’écosystème, il s’agit de repenser la relation au sens large. La nature, par exemple, doit être considérée « non pas comme une ressource que nous exploitons » mais comme « une bibliothèque vivante et inépuisable de laquelle nous apprenons ». Toute la pensée de Sarr se résume dans cet appel à inverser les schémas de lecture épistémologique, à se libérer des logiques d’exploitation au profit de nouveaux rapports fondés sur l’humilité, l’apprentissage et la transmission. Penser non seulement l’installation dans le monde mais également les modalités de cette installation. Accepter les frontières non seulement comme des limites naturelles ou administratives mais aussi comme des espaces de mise en relation, des lieux façonnés par les pratiques individuelles et collectives.
Politique et langage de la relation
L’argument principal de Sarr est ancré dans le champ politique. Renouveler la pensée de la relation nécessite un effort sur plusieurs fronts : équilibrer la répartition des populations sur la surface du globe, désenclaver les zones oubliées ou marginalisées, penser l’idée du revenu minimum au nom de la dignité, défendre les conditions basiques et indispensables à la vie humaine. Cette nouvelle politique relationnelle défendue par l’auteur est fondée sur la notion du bien commun : il s’agit d’habiter le monde d’une manière sensible, dématérialisée, déterritorialisée, transnationale. Après tout, nous rappelle Sarr, « la politique est la mise en relation des hommes dans l’espace qu’ils partagent, ainsi que la gestion de la pluralité humaine ». Cette gestion nécessite de promouvoir une « intolérance fondamentale et indifférenciée » face à toute forme d’atteinte à la dignité humaine. Renouveler la relation dans le champ politique nécessite le dépassement des approches qui hiérarchisent, divisent, écartent ou ignorent au nom des logiques de pouvoir et des intérêts étriqués.
La politique relationnelle nécessite aussi un nouveau rapport aux mots. Pour Sarr, il faut « produire une langue et un langage du monde commun » pour que les lieux ne soient plus des propriétés figées mais des espaces de circulation et de partage. Cette nouvelle pratique trouve écho dans la langue que déploie Sarr au fil de son essai. Le « nous » de l’auteur cherche à incarner une identité plurielle, ouverte au monde, connectée à la diversité des territoires, nourrie de cette même politique relationnelle qu’elle nomme et qu’elle défend.
Cette volonté d’imprégner la langue de l’essai d’une relationalité féconde et créative se lit également dans le recours de Sarr aux métaphores et aux comparaisons. Comme dans Afrotopia, la langue prolonge et nourrit le propos, incarnant avec application cette « manière poétique d’être au monde ». A titre d’exemple, l’auteur compare la vie humaine à « une halte d’un voyage entre des lieux inconnus, un caravansérail où se rencontrent momentanément des pérégrinants ». L’appel au voyage trouve un écho au niveau même de la langue, précisément dans la circulation du sens entre le comparé et le comparant. Au détour d’une réflexion, les villes du monde deviennent des « villes-monde » : il s’agit ici de relier les mots, d’inscrire la relation à l’échelle du vocable pour dire l’extension des territoires et l’ouverture au monde. Le principe de relation se traduit également à l’échelle intertextuelle : les « villes-monde » de Sarr ne sont pas sans rappeler le « Tout-monde » de Glissant, concept qui désigne chez le penseur martiniquais « notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la ‘vision’ que nous en avons ». Fluctuation simultanée du monde et de ses représentations qui passe par la nécessité de réactiver sans cesse la pensée de la relation.
Limites d’une pensée de la relation
Cette réactivation soulève néanmoins une multitude de questions. Comment « habiter le monde » à l’ère des frontières et des cloisonnements identitaires ? Comment promouvoir « une politique relationnelle » à l’heure des divisions et des retranchements culturels ? Dans quelle mesure peut-on défendre une « utopie active » de la relation dans un univers dominé par les conflits et régi par la loi des intérêts économiques ? Dans son essai, Sarr est conscient du décalage inévitable entre la Relation et l’état actuel du monde : « Que faire de la violence de notre monde ? Rêver d’un espace sans conflictualité relève sans doute d’une vision angélique des rapports humains », admet-il sans détours. Il n’en demeure pas moins que la gestion des conflits peut être optimisée, que cette « violence non nécessaire et improductive » peut être évitée. C’est dire qu’une autre démarche reste toujours envisageable : réparer au lieu de punir, relier (et relayer) au lieu de distinguer (et séparer).
Mais là encore, comment mettre en œuvre cette démarche ? Certains points dans la réflexion de Sarr méritent d’être questionnés. Ainsi, quand il avance que « ce monde sera différent si nous modifions la représentation », comment s’empêcher d’en douter ? Dans quelle mesure le renouvellement des imaginaires suffirait-il à renouveler le monde ? Par-delà la « réélaboration du sensible et du perceptible » appelée par l’auteur de ses vœux, la politique de la relation reste tributaire de la politique à l’échelle locale et globale. Modèle d’une relation renouvelée, la notion de « citoyenneté mondiale », par exemple, se heurte aux écarts non seulement entre l’Eur-Amérique et l’Afrique mais aussi au sein même de chacun de ces territoires. Par ailleurs, appeler à la création d’ « un statut juridique pour les migrants » n’entraînerait-il pas le risque de les réduire ou de les enfermer dans leur condition même de « migrants » ? Dans un autre registre, comment partir d’une culture particulière pour « habiter les imaginaires multiples, riches et féconds des langues du monde » quand on est loin de maîtriser sa propre culture et quand on lutte encore pour (re)connaître et promouvoir les langues, les dialectes et les idiomes locaux ?
En vérité, la politique relationnelle de Sarr présuppose un monde équilibré, plus ou moins libéré des foyers de tension politique, des écarts socio-économiques, des carences linguistiques et des retards culturels. En bref, un monde ouvert, généreux et disponible à la mise en relation. Certes, « la relation nous accompagne et nous révèle. Elle est ce par quoi s’articulent les êtres, les choses, ainsi que les éléments d’une totalité ». Pour autant, cette relation nécessite une disponibilité des êtres et des choses, une capacité d’articulation préalable qui fait défaut aux quatre coins de la planète. Pour « faire société humaine », il faut commencer par « faire société ». Pour accepter l’idée que « être, c’est être relié », il faut retrouver le sens et la dignité fondatrice de l’être.
La relationalité mise en abyme
Le projet esquissé par l’auteur relève donc à la fois de l’urgence et de l’utopie. Voici le paradoxe tenace qui s’élève face à toute pensée de la relation : mettre en œuvre une théorie aussi bien utopique que nécessaire. Lucide, Sarr admet d’emblée que « la relation est devenue le lieu par excellence de la lutte et de la prédation ». Son essai constitue donc un appel à inverser cette lutte, à faire du monde le lieu par excellence de la fraternité, de la solidarité et de la générosité. Cet effort indispensable doit être mené entre les espaces individuels et collectifs. Ce n’est donc pas un hasard de voir l’auteur passer du « nous » au « je » dans les dernières pages de son ouvrage. Après tout, « relationalité » est aussi la fusion de deux mots : « relation » et « nationalité » : se réinventer au contact de l’altérité, relire et relier son identité personnelle au miroir de la relation.
Mais là encore, d’autres questions surgissent : les satellites à Niodior, l’île natale de l’auteur au Sénégal, sont-ils uniquement le symbole d’une présence au monde ou également l’autre signe d’une globalité envahissante voire menaçante ? Quand Felwine Sarr écrit qu’à chaque retour dans son île natale, il s’y sent « toujours chez [soi] », que fait-il de ce sentiment d’étrangeté qu’éprouvent les exilés quand ils retrouvent leurs terres sous des aspects méconnaissables, façonnées par l’amertume des séparations physiques et des ruptures intellectuelles ? Par-delà ces questions ouvertes aux déchirures du monde et des êtres, le texte de Sarr cherche à dépasser la crise de relationalité dans le double geste de l’écriture et de la transmission. Toujours écrire pour relater, relayer, relier.
Cet effort se reflète dans la trajectoire même du livre, essai d’un penseur sénégalais écrit entre Dakar et Nantes mais publié à Montréal. La migration des mots de Sarr incarne en elle-même cet « imaginaire pluriel » d’un monde qui rattache l’Afrique, l’Europe et l’Amérique, réduisant les distances géographiques et célébrant la circulation des signes. Et si l’acte d’écriture était précisément ce « large miroir reflétant l’immensité de l’univers qui nous abrite » ?