Un univers solaire et fantasmatique se déploie autour d'un héros contemplatif.

Eté 1994, Sète, le jeune Amin revient de Paris où il essaie de devenir scénariste ou photographe tout en gagnant sa vie comme serveur : retour temporaire de l’artiste au bercail, de l’enfant chez les siens, du déraciné dans son univers. Amin retrouve d’abord sa famille, une armada de cousins, oncles et tantes dont semble absent son père, figure vaporeuse aussi peu vue qu’évoquée. Dans ce groupe, un homme se distingue : Toni, le cousin à la grande gueule, le grand frère qu’Amin n’a pas, un charmeur mythomane, le Toni de Scarface sans la poudre, qui prend Amin sous son aile et le place dans son ombre. Amin retrouve aussi Ophélie, son amie d’enfance, une bergère sublime, mariée à un militaire en vadrouille sur un porte-avions, qu’elle doit épouser mais trompe depuis des années avec Toni. Ophélie semble liée à Amin par un sentiment d’attraction réciproque, un amour potentiel aussi fort qu’impossible. Elle a toujours vécu avec la famille d’Amin, laissant ses parents à leur élevage de brebis. Dans ce chaos pondéré arrivent Charlotte et Cécile, deux Niçoises qui vont alimenter les fantasmes et déchirements de la bande. Mektoub my love est un film qui vit, animé autant par ses absents que ses présents, par l’univers mental qu’il crée, celui d’Amin, un univers à la fois confus et extrêmement simple, fait de lieux banals devenus mythiques : la plage, le restaurant des parents, le bar d’à côté, les boîtes. Même les appartements où chacun loge sont purement accessoires, inhabités, tout se vit dans la moiteur sétoise, prétexte à une impudeur grandiose.

 

La caméra et les corps

Dans cet univers mouvant et fantasmé, difficile de savoir ce qui relève de la réalité et de la fiction. L’ouverture nous met dans le ton : après une scène de sexe intense que l’on vit par le regard d’Amin, s’ouvre un dialogue entre lui et Ophélie, celui des retrouvailles, où les deux amis d’enfance sont gênés par le non dit – Ophélie ne peut cacher ni admettre qu’elle couche avec Toni – et paralysés par la joie d’être enfin réunis. En évacuant immédiatement cette scène, contrairement au climax gênant de La Vie d’Adèle, Abdelatif Kechiche orchestre un beau coup de montage : le corps d’Ophélie deviendra le sous-texte et le fantasme permanent du film, sans que son dévoilement n’enlève rien à son pouvoir d’attraction. Dans un dialogue improvisé criant de vérité, hachuré de rires gênés, de blancs, le ton documentaire est vite écarté par le mouvement des caméras, la succession des plans, qui passent de l’un à l’autre, de l’un sur l’autre, soulignent leurs gestes et leurs corps, leurs regards et sourires. D’emblée le problème est posé : Amin est fasciné par les femmes, amoureux de leur corps, mais éloigné d’elles par la sensibilité de son regard. En les magnifiant il se les rend inaccessibles, comme ce corps qu’il a toujours désiré, celui d’Ophélie, laquelle referme face à lui son chemisier. Plaqué contre le mur, Amin ne peut que lui sourire. La scène qui suit confirme cette incapacité : Toni l’emmène à la plage, ils rencontrent Charlotte et Cécile, Toni les séduit sans aucune difficulté, et emmène Charlotte dans l’eau pour l’embrasser. Amin reste sur la plage avec Cécile, l’attraction est évidente, réciproque, mais rien ne se produit, l’image hors champ de Toni embrassant Charlotte paralyse Amin. Passé cet élan initial, il sera trop tard et Cécile restera inaccessible.

 

A la fois en retrait et au centre du cosmos

C’est donc dans l’inaction et la passivité que le personnage d’Amin se construit, dans ses silences et son refus ou son inhabileté à embrasser les plaisirs simples qui l’entourent, et que Toni finit par lui tendre, exaspéré de la raideur de son cousin. Non-action, non jeu, qui ne l’empêchent pas d’être le centre d’attraction du film, lui qui est pourtant le plus absent, qui n’est que de passage à Sète, au bord d’un monde auquel il n’appartient plus complètement. Et pourtant, il les unit tous et toutes, famille, amies, femmes toutes fascinées par lui, toutes refusées. A quoi pense-t-il ? A les photographier ? A les raconter ? Il conçoit un scénario sur un homme amoureux d’une femme robot : l’image, encore elle, qui l’éloigne des sentiments, l’amour réciproque impossible. Amin sait choisir ses modèles, sublimer le réel comme cette brebis qui met bas sous son regard émerveillé, scène dont Kechiche sait montrer l’émotion sans en dissimuler le réalisme cru. Amin attend des heures seul dans l’étable, jusqu’à pouvoir photographier ce qu’il recherchait. Marqué par la scène dont il a été témoin, il ne pourra pleinement vivre la soirée où ses amis se déchaînent. Il les observe, heureux pour eux, mais trop sensible encore pour ce trop plein de vie, éloigné du monde par son exigence vis à vis de lui-même, au nom d’un art qu’il place au-dessus de tout.

 

Nuit et jour, ombre et lumière

Et son art, c’est la lumière : quand Amin déprime, il s’enferme dans le noir à regarder des films russes. Curieuse exergue que ces deux citations de la Bible et du Coran, qui nous disent que Dieu est Lumière, lumière sur lumière, car il n’y a rien de religieux dans ce film, cette famille ne l’est pas. Mais elles disent aussi que Dieu donne la Lumière à qui il souhaite : il y aurait donc ceux qui l’ont, et les autres. Ophélie est faite pour la lumière, pour monter sur le podium du club. Amin est fait pour l’ombre, d’où il sait observer les autres, en spectateur d’un monde qu’il préfère contempler. La lumière, ici, fait tout. La mobilité des caméras, légères, désaxées, toujours au plus proche de l’action, conduit à les faire rapidement oublier. Elles ne servent plus qu’à magnifier les acteurs, en plans serrés où les décors ne comptent plus, mais sans impression d’enfermement. Mektoub est un jeu permanent avec la lumière du soleil montant ou couchant, qui inonde le cadre, échappe à toute maîtrise, transperce les visages et les regards, met à nu sur la plage. La nuit, la musique et les spot triomphent, les corps s’expriment, la lumière ne souligne plus que les formes, les contours, les espaces entre les corps qui se réduisent, la liberté qui renaît. Comme cette lumière qui échappe au contrôle, ces improvisations permanentes des acteurs dans des séquences étirées sans s’étioler, ces caméras en ballet rapproché, ces corps dévoilés, ces relations sociales libérées, Mektoub My Love est un film aussi libre que vivant. On n’en sort qu’avec une envie : y replonger, le revivre, et retrouver ceux qui le peuplent.