Dans une autobiographie qui tient autant de l'essai, William Marx nous invite à penser le monde en termes non-hétérosexuels.

Comme son modèle avoué, les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, le nouveau livre de William Marx défie la catégorisation. S’agit-il d’un essai sur l’homosexualité ou d’un témoignage autobiographique ? Universitaire, l’auteur est à coup sûr familier de l’abondante littérature de la Queer Theory, mais le peu de références et l’absence de bibliographie indiquent qu’il ne s’agit pas d’un travail universitaire comme on l’entend habituellement ; et, du reste, si Eve Kosofsky Sedgwick et David Halperin sont mentionnés une fois chacun, on ne trouvera pas trace ici des grands débats qui ont agité la communauté gay dans les années 1980 et 1990, et l’expression Queer Theory est, sauf erreur, absente du livre (en tout cas de l’index). Mais plutôt que de dire ce que le livre n’est pas, sans doute convient-il de commencer par tenter d’expliquer ce qu’il est.

Introduites par un préambule, les trente-deux courtes sections non numérotées (officiellement trente-trois, mais l’avant-dernière se limite à un court renvoi à trois sections antérieures) arrangées par titre selon l’ordre alphabétique, d’« Altérité » à « Zeus ». Grossièrement résumée, la thèse du livre – car thèse il y a – est qu’il existe, chez ceux et celles qui reconnaissent et revendiquent leur orientation homosexuelle, un « savoir gai » affectant potentiellement tous les domaines de l’expérience humaine. Ce point de vue gay sur le monde pourrait paraître indissociable du concept relativement récent de « communauté gay » : en d’autres termes, de l’idée, formulée pour la première fois dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle, que notre être sexuel est un élément fondamental de la personnalité, avec toutes les implications sociales, culturelles et politiques possibles. Et l’auteur proclame à plusieurs reprises son appartenance et son attachement à cette communauté, défendant par exemple la Gay Pride et l’égalité des gays devant le mariage. En même temps, William Marx paraît accepter l’idée qu’il existe aussi, pour reprendre la terminologie d’Adrienne Rich, un « continuum gay » transhistorique, dans la tradition du livre pionnier de John Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, qu’il connaît à coup sûr, même s’il n’en fait pas mention. En fait, le livre plaide à la fois pour la reconnaissance d’une authentique identité gay et pour une conception beaucoup plus souple et fluide de l’identité sexuelle, dans la tradition du fameux essai de Halperin, How to Do the History of Homosexuality. Les deux ne sont pas contradictoires à partir du moment où l’on se place dans une perspective historique ; mais disons que le limes dont parle l’auteur – frontière entre le monde homosexuel et le monde hétérosexuel – n’est pas exactement une ligne fortifiée.

Rien, jusque-là, de particulièrement déconcertant. Mais la forme du livre nous éloigne encore plus du décorum universitaire. Dès la première page du préambule apparaît en effet une deuxième personne du singulier dont ne sait d’abord pas qui elle vise. Quelque Nathanaël auquel s’adresserait l’auteur, à la manière du Gide des Nourritures terrestres ? Non, comprend-on à la deuxième page, c’est à lui-même que s’adresse l’auteur, mais ce « tu » est aussi un « je », un « nous » et un « il », explique-t-il à la page suivante ; il embrouille encore les choses au terme du préambule en ajoutant que c’est à l’ennemi homophobe qu’il dit aussi « tu ». Une fois le premier choc passé, le lecteur se fait, peu à peu, à cette espèce de dialogue entre l’auteur et lui-même. Il y réagira diversement, selon son degré de tolérance pour une affectation qui met en avant, au lieu de la dissimuler, ce que William Marx reconnaît, non sans coquetterie, comme étant chez lui une tendance à l’exhibitionnisme.

Le livre est donc en grande partie autobiographique, mais pas directement non plus, et cette approche indirecte – j’ai surtout envie de vous parler de moi, mais je ne vais pas le faire à la première personne – n’est pas sans affecter le ton de l’ouvrage, son style même, qui procède fréquemment sur le mode « deux pas en avant, un pas en arrière », comme si l’affirmation appelait sa mise en doute immédiate. La plupart des cas s’expliquent par un sens louable de la nuance. D’autres satisferont moins le lecteur positiviste, qui tiquera en tombant sur des formules comme « plus ou moins confirmés ». Dans le langage de tous les jours, admettons, mais s’agissant de donner la liste des grands homosexuels de l’histoire, y compris Descartes et Jésus (ce dernier sur la foi de Stendhal cité par Mérimée !), cela ne fait pas très sérieux. Le cas Jésus est évoqué plus longuement dans la section « Évangile », où il est question, en particulier, de cet Évangile secret de Marc au parfum homoérotique « découvert » en 1958 par l’helléniste américain Morton Smith dans une source dont l’original a disparu depuis. Quant à la question de l’authenticité de ce document, elle n’est pas plus tôt évoquée qu’elle est escamotée comme relevant du « conspirationnisme ». Les philologues concernés apprécieront.

Foin du positivisme universitaire ! Ce n’est évidemment pas sous cet angle qu’il convient d’apprécier Un savoir gai, où l’on trouvera des réflexions éloquentes et sensibles, parfois même émouvantes, sur le sida, la prostitution (que William Marx a naguère courageusement défendue dans une colonne du Monde), l’antiquité classique, l’art, le Japon et, in fine, la vieillesse et la mort sexuelle. Les quelques pages qu’il consacre à son « cabinet secret » sont une parfaite illustration de ce que les théoriciens anglophones appellent queering, c’est-à-dire le jeu qui consiste pour un gay à s’approprier, en les réinterprétant, des œuvres ou parties d’œuvres qui n’avaient pas été conçues comme telles ; une autre en est sa réécriture « gay » de passages de Madame Bovary. Mais on est dans le domaine du jeu, où il est permis de prendre ses désirs pour des réalités.

Revenons, pour conclure, à notre incertitude initiale quant au genre de l’ouvrage. La bibliothèque du Congrès, qui doit forcément trancher, a pris la décision de classer Un savoir gai sous la rubrique « Homosexuality – Lesbianism » (HQ76). On ne la contestera pas, même si le livre nous paraît relever davantage du genre autobiographique que de la théorie du genre