Avec ce dernier essai entre histoire et littérature, Jablonka offre moins une perspective sur l’âge du camping-car qu’une réflexion sur la liberté et le bonheur de l’enfance.
Après avoir enquêté sur deux membres de sa famille qui lui étaient inconnus dans son Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (Seuil, 2012), Ivan Jablonka va plus loin dans l’histoire de sa famille. Avec En camping-car (Seuil, 2018), il tente une socio-histoire des vacances qu'il passait sur les routes d'Europe et d'ailleurs durant son enfance et son adolescence.
Au travers de la démarche d’égo-histoire initiée par Pierre Nora, Jablonka cherche plus précisément à savoir à qui appartient son enfance, et qui l’a façonnée. Plus largement, selon une perspective micro-historique qui rappelle Carlo Ginzburg ou Jacques Revel, il essaie de circonscrire sa trajectoire de vie en fonction des conditions d'une époque, d’une génération et d’une identité sociale. En ce sens, il souhaite dépasser l’autobiographie pour atteindre le cadre général dans laquelle s'inscrit la vie, en variant les focales : individuelle, familiale et collective. Pour ce faire, il s’appuie sur les journaux de bord qu’il a tenus quand il était enfant, les photographies et les éléments qu’il a collectés lors de ses périples. Les lacunes de cette documentation, héritée par chance du passé, sont complétées par des entretiens avec son père et avec des amis qui ont voyagé avec lui, et bien sûr, par la convocation de ses propres souvenirs.
L’égo-histoire d’un historien en devenir
Jablonka raconte comment, face à ses archives, il s’est d’emblée heurté à un premier défi : malgré une propension à faire des comptes-rendus de ses voyages d’enfance, ses notes sont parcellaires et témoignent de son état d’esprit de l’époque, qui entre parfois en contradiction avec ses souvenirs actuels. A l’autre bout du travail d’enquête, celui de l’interprétation et de la restitution, une autre difficulté tient à la distance qu’impose ce genre d’étude à cheval entre la mémoire et l’histoire. Marc Bloch avait choisi une posture plus en retrait dans L’étrange défaite (1946) en n’insérant pas de souvenirs personnels dans son récit du désastre de la Bataille de France à laquelle il avait participé. Au contraire, Philippe Artières a quant à lui choisi d’écrire son histoire familiale en empruntant à la fois à la méthode historique et à la fiction. En essayant de se placer sur cette ligne de crête, Ivan Jablonka se prête à son tour à un exercice périlleux. La méthode historique requiert une certaine distanciation vis-à-vis des archives : comment adopter cette posture lorsque cette documentation se compose de nos propres souvenirs, de nos ressentis intimes, des affres de la mémoire qui fait défaut et sélectionne ?
La question se pose avec d'autant plus d'insistance qu'un des paris d'Ivan Jablonka est ici de proposer une égo-histoire décalée par rapport aux grands modèles du genre, qui avaient pour objet le parcours d’un universitaire, dans le sillage de Jacques Le Goff, Georges Duby et Paul Veyne. Il se démarque aussi des essais plus récents, ceux de Patrick Boucheron et tant d'autres qui prolifèrent depuis que l'obtention de l'habilitation à diriger des recherches (HDR) impose de composer un mémoire d’égo-histoire. Car si ce récit reste celui de la genèse d'un historien, pour Ivan Jablonka, cette histoire trouve ses origines bien avant les études universitaires, dans ses voyages où il a en tout premier lieu fait l’expérience de l’historiographie du vide, issue de l’absence de ses grands-parents que son père n’a pas connus, et où il développe un premier goût de l’archive, transmis par l’influence maternelle qui le familiarise à la culture gréco-romaine.
Une littérature autocentrée plutôt qu’une littérature automobile
En camping-car s'inscrit-il dans la « littérature automobile » ? Assurément, il est question de sillonner les routes, et l’aparté consacré à l’histoire industrielle de la firme Volkswagen rappelle l’engouement quantitatif pour ce véhicule qu’est le combi T3 et T4. Toutefois, les recherches sur les transports et la mobilité ont progressé depuis une vingtaine d’années en histoire , en sociologie , en géographie , en anthropologie . Même s’il est vrai qu’une histoire socio-culturelle du camping-car attend son historien ou son historienne – en France tout du moins –, une certaine l’historiographie analyse déjà le rapport à l’espace vécu dans la mobilité : c’est ce que s’efforcent à formaliser des notions telles que celle d’« enracinerrance » ou de « distance habitée » . Lorsque Jablonka évoque les « spots », ces endroits désertés par les touristes où ils s’arrêtaient pour manger, se baigner ou dormir avec une vue imprenable, il touche d’ailleurs à ce que des historiens anglo-saxons ont commencé à étudier sous la notion de roadside. Leurs études ouvrent des questions nouvelles sur l’imaginaire des transports et donc du voyage, des stations-essence, des parkings… En France, le bel ouvrage de Françoise Saur sur Les années combi et celui de François Althabégoïty, Papa a acheté un camping-car, ont déjà fourni des bases solides à une vision historique d’un phénomène collectif dans laquelle on peut désormais inscrire les expériences individuelles telles que celles que se remémore Jablonka . De ces études, il n’est cependant pas question dans En camping-car : peut-être parce que les sources employées étaient trop modestes, ou peut-être parce qu’elles n’évoquaient pas ces thématiques et parce que l’objet de l’essai est ailleurs.
L’enfance, la liberté et le bonheur
Ce temps suspendu, Ivan Jablonka le considère d’abord comme le moment le plus heureux de son enfance, et c'est précisément là-dessus que porte l'interrogation : sur ce bonheur et sur le sentiment de liberté qui lui était attaché dans le souvenir. Dans le fond, ce bonheur et cette liberté lui appartenaient-ils, ou étaient-ils le produit d'un mélange d’injonctions paternelles, d’ingénierie matérielle relative à l’agencement du combi Volkswagen, d’espérances parentales et de modèles adultes familiers, du marketing publicitaire industriel ou encore de la culture de l’époque ?
Un autre point saillant de l'analyse réside dans le lien établi, comme par association d'idées, entre ces vacances sur les routes et le thème de l’héritage paternel – ou plutôt de l’absence d’héritage paternel du fait de la Shoah. Or la nature de cette mise en relation ne lasse pas d'interroger. Son père avait-il cette absence comme horizon lorsqu'il organisait ces voyages, ou bien n'agissait-il qu'en fonction d'un désir de vacances, de loisirs et d’évasion partagé par nombre de ses contemporains ? Le poids de la trajectoire juive tient-il plutôt à une relecture du passé marquée par l'influence rétrospective d'un présent particulièrement soucieux de mémoire, ou s'impose-t-il comme le constat de fait établi sur la base des traces de ce passé lui-même, qui s'imposerait en somme au regard de celui qui l'observe ?
Il est difficile de démêler l’histoire de la mémoire lorsque la réflexion d’Ivan Jablonka s’engage sur le terrain de la Shoah, puisqu’il n’apporte pas d’élément indiquant s’il s’agit de réflexions issues du temps de son enfance ou bien d’une analyse a posteriori. Autour de cette thématique, le passé et le présent, l’histoire et la mémoire s’imbriquent intimement au point de brouiller les frontières entre analyse historique et roman autobiographique. Là réside tout l’enjeu de la distance chère au chercheur en sciences humaines, analysé de manière serrée dans L’histoire est une littérature contemporaine .
L'histoire phagocytée par la littérature contemporaine ?
Si l’on accepte que les voyages en camping-car aient servi de pare-feu contre les projections de la Shoah, d’entrée dans le monde adulte, d’initiation aux sciences humaines, de porte-bonheur et de talisman rayonnant de liberté, la nostalgie qu’évoque parfois l’auteur qui fut cet enfant du passé prend parfois le dessus sur le discours de l’historien et sur l'éthique de véridicité qui le caractérise. Si bien qu'En camping-car interroge la place et la part de l'histoire dans ce récit qu'on ne saurait simplement qualifier d'historique.
Ivan Jablonka y emploie sa méthode d’historien acquise au fil des ans – il est spécialiste de l’enfance, comme l’a rappelé son avant-dernier ouvrage Laetitia – pour évoquer son enfance au prisme d’une problématique qui lui est relativement nouvelle : la mobilité. S’il prend bien soin de ne pas brouiller la frontière qui tient son propos à distance de la fiction en circonscrivant méthodiquement son objet d’étude, celui-ci ne peut que constater la dissolution du lien entre des sources limitées et des intuitions qui ne parviennent qu'à rester suggestives. Par ailleurs, la montée en généralité de l’individu au collectif se heurte à la singularité de l'expérience des vacances, très inégalement partagée socialement. A la fin du XXe siècle plus encore que de nos jours, la pratique des voyages à l'étranger concerne une fraction de la population aussi peu représentative, sans doute, que celle qui partageait avec Ivan Jablonka l'usage du camping-car ou une généalogie analogue.
Finalement, le cœur de l’analyse, et donc son intérêt principal, réside dans le doute réflexif qui interroge de façon lancinante la construction sociale, familiale et technique du bonheur et de la liberté, lors de l’enfance et à l’âge adulte. En cela, Ivan Jablonka fait preuve d’une sensibilité qui ne diminue en rien l'acuité de sa méthode d'investigation. Les questions qu'il pose stimulent d'autant plus qu'elles se situent à la frontière des registres constitués : de la mémoire et de l’histoire, de l’égo-histoire et de l’autobiographie, des trajectoires individuelles et des devenirs collectifs