Comment l’école peut-elle traiter les problématiques en rapport avec les débats publics liés aux questions identitaires et mémorielles et aux héritages socio-économiques de la colonisation ?

En 2012, dans un article de la revue Hommes et migrations, Laurent Wirth, inspecteur général de l’Education nationale, présente les nouveaux programmes d’histoire. Il souligne d’entrée de jeu le « contexte sensible » de leur élaboration : le souvenir des conflits d’opinion suscités par l’article 4 de la loi du 23 février 2005 et par l’affaire Pétré-Grenouilleau (voir l’encart en fin d’article) est encore vif, tout comme le sont les affrontements autour du passé algérien de la France. Ces nouveaux programmes, qui intègrent une réflexion historiographique sur les questions mémorielles, tentent également de faire une histoire sur le temps long des territoires anciennement dominés par l’Europe. Ils sont néanmoins, confrontés à une difficulté. Comment éviter que le « droit de mémoire » se transforme en injonction adressée à l’histoire ? Il s’agit en effet à la fois de se démarquer d’une tendance à la culpabilisation du passé, d’éviter d’entrer dans une guerre des mémoires particulières d’une même période ou d’un même événement et de mettre à distance une tradition historique qui confond histoire et exaltation du passé national, comme le souligne le battage médiatique autour de la prétendue disparition, au profit d’espace extérieurs, de la glorieuse histoire de France.

L’histoire scolaire, comme le marque bien l’article de Laurent Wirth, à mi-chemin entre écriture académique (il est historien) et posture institutionnelle (il occupe une position éminente dans le gouvernement du système scolaire), est placée en position d’arbitre et chargée d’une importante responsabilité : véhiculer un discours sur le passé qui va influencer les représentations des nouvelles générations. On retrouve ici les enjeux centraux de l’histoire scolaire quand elle se confronte à la question mémorielle : la question du rapport de l’histoire, comme science, à la vérité du passé et celle de la responsabilité politique des historiens.

 

Faire dire au passé ce qu’il n’a pas dit

Un exemple du malaise qui touche en France à toute histoire qui se réclame d’une entreprise mémorielle est l’accueil fait au film Indigènes, de Rachid Bouchareb (2006). Cette oeuvre, qui se réclamait de l’histoire comme science (en faisant notamment appel à l’expertise de Pascal Blanchard, cité dans la rubrique Histoire du site officiel du film, mais également en se fondant sur la collecte de témoignages historiques), se revendiquait également d’une pédagogie assise sur une volonté de faire revivre avec réalisme et authenticité une mémoire perdue. Cette mémoire est celle des soldats de l’empire colonial français qui, bien qu’ayant servi la patrie dans sa lutte contre l’horreur nazie, vivent dans le dénuement suite au gel, au moment de la décolonisation, de leurs pensions d’anciens combattants. C’est pourtant l’effet contraire qui est produit, le film se voyant reprocher son côté excessivement didactique et émotionnel, et Jacques Chirac se retrouvant accusé d’avoir pris une mesure dictée par l’émotion en accordant finalement une pension de retraite aux anciens combattants issus de l’Empire français. Laurent Tessier, qui fait une analyse sociologique du film comme entreprise mémorielle, en compare l’accueil hostile à celui, plus favorable, qui fut fait à Platoon (1986) aux Etats-Unis, où il est banal que le cinéma serve de support aux luttes pour la reconnaissance.

Deux reproches semblent fonder la réception critique d’Indigènes : celui de la confusion entre histoire et émotion et celui du danger de la subjectivation du rapport au passé et du risque qu’une version du passé puisse être imposée par des logiques qui échappent à la science. De ce point de vue, la défense d’une « liberté » de l’histoire, fondée sur une autonomie de la profession à l’égard des demandes sociales, mais aussi politiques, est présentée par une partie des historiens français comme la seule garantie d’un discours historique véridique. Une telle position ne fait néanmoins pas l’unanimité chez les historiens, qui insistent sur la nécessité pour la science historique de rendre compte de la conflictualité des rapports sociaux au passé.

 

Au-delà des mémoires, la question politique du conflit

C’est qu’au-delà de la question de la vérité se pose celle de la communauté. La vérité historique, en se posant comme neutre, objective et élaborée scientifiquement, se place au-delà du conflit. Concernant le fait colonial, ce conflit existe à deux niveaux. Il renvoie d’abord au reproche classique fait à l’historiographie française d’avoir occulté les horreurs du passé colonial. A ce reproche, les historiens répondent en rappelant qu’après la décolonisation, l’histoire coloniale (qui était, avant la Seconde Guerre mondiale une histoire à la gloire des colonies) n’a pas disparu mais a laissé la place à des histoires davantage tournées vers la glorification des Etats nouveaux nés de la décolonisation, à une histoire civilisationnelle sur le temps long des espaces décolonisés et à une redéfinition des angles d’analyse des relations entre colonisateurs et colonisés, avec le développement des colonial puis des postcolonial studies.

L’autre niveau du conflit se situe entre ceux qui militent, comme le film de Bouchareb, pour la réhabilitation des pans oubliés/occultés de l’histoire et ceux qui les accusent de porter atteinte à l’unité de la mémoire collective. Derrière la querelle histoire-mémoire, il y a donc bien une querelle entre mémoire et mémoires. L’adjonction aux programmes scolaires de chapitres portant sur les mémoires de la Seconde Guerre mondiale ou sur celle de la guerre d’Algérie sont des tentatives de réponse à ce problème.

De ce point de vue, la querelle des histoires et des mémoires est en partie une querelle postcoloniale, au sens où elle prend place dans une société qui est aujourd’hui structurée par des héritages de la colonisation, aussi bien dans la composition de sa population – en partie originaire de ses anciennes colonies – que dans les questions politiques auxquelles elle doit répondre.

 

Enseigner le fait colonial dans une société postcoloniale

Un article de Georges Ballandier, paru en 1951, souligne la spécificité, du point de vue des rapports de pouvoir entre colonisateurs et colonisés, de ce qu’il appelle « la situation coloniale ». Celle-ci est caractérisée par une domination politique, économique et symbolique, assise sur une puissance militaire, exercée par des minorités européennes sur des populations d’origine numériquement majoritaires. Cette domination se traduit par des rapports complexes entre les espaces (colonies/métropole) et entre les catégories sociales : colons et habitants des métropoles, colons et colonisés, mais aussi entre de multiples strates sociales et ethniques issues des découpages au sein des sociétés colonisées et de la présence d’intermédiaires venus d’autres zones dominées du monde non-occidental. Ces structures et ces rapports sociaux ont laissé des empreintes à la fois dans les espaces décolonisés et dans les anciennes métropoles. C’est sur ces héritages que se concentrent les analyses postcoloniales.

Néanmoins, on voit aujourd’hui se renforcer une nouvelle catégorie, celle de la « décolonialité ». Les études décoloniales, nées en Amérique latine, se réclament d’un nouveau paradigme, à la fois scientifique et militant, qui entend libérer la connaissance des catégories issues de la modernité occidentale et capitaliste. La modernité, telle qu’elle se développe à partir de la date symbolique de 1492, est perçue comme une entreprise de conquête et de soumission systématique des espaces non-européens. Il s’agit donc à la fois de décrire cette conquête et de proposer d’autres manières de penser le social, le politique et l’économique tout en réhabilitant tout un monde symbolique dominé et relégué par l’imposition de la rationalité scientifique occidentale. Mais l’adjectif « décolonial » est également devenu un label politique qui désigne une entreprise d’émancipation des dominés du capitalisme et du nationalisme (au sens de la promotion de l’Etat-nation comme instance politique centrale) occidentaux   .

Les débats que soulèvent en France le rejet des valeurs républicaines par des militants se présentant comme des « indigènes » ou, sur un registre différent, le constat d’une racialisation des rapports sociaux, la dénonciation d’un racisme institutionnel, ou encore, la volonté des certains groupes de créer des espaces non-mixtes temporaires dans lesquels ils estiment pouvoir échanger sur expérience commune de victimes révèlent l’importance des fractures héritées de la colonisation. A ces attitudes tranchées s’en opposent d’autres, consistant à bannir tout discours qui ne relève pas de l’universalisme républicain ou, à l’extrême, à dénoncer une entreprise de noircissement et de trahison de la communauté nationale.

Dans un contexte où l’Occident est désigné, par des idéologies violentes et terroristes mêlant les amalgames aux théories du complot, à la vindicte de ses propres enfants, la question de l’enseignement du fait colonial peut jouer un rôle central. Elle a en effet l’avantage de décentrer l’attention des traitements culturalistes, excessivement portés sur les questions religieuses, et de la porter sur les mécanismes historiques et sociologiques qui créent des divisions violentes dans l’espace social et politique républicain.

 

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Les lois dites « mémorielles »   :

Loi du 13 juillet 1990 "tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe" (dite "loi Gayssot") : crée le délit de négationnisme du génocide des Juifs

Loi du 29 janvier 2001 "relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915" : son article unique stipule que « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ».

Loi du 21 mai 2001 "tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité" (dite "loi Taubira"). Elle stipule que « la République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l'humanité ».

Loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». Dans l’article 1er, « La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l'œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d'Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. Elle reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d'indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu'à leurs familles, solennellement hommage ». Dans l’article 4 (rédaction initiale), « les programmes de recherche universitaire accordent à l'histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu'elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. La coopération permettant la mise en relation des sources orales et écrites disponibles en France et à l'étranger est encouragée ». Le 2e alinéa, a été abrogé par le décret du 15 février 2006. L’article 5 interdit « toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d'ancien membre des formations supplétives ou assimilés ; toute apologie des crimes commis contre les harkis et les membres des formations supplétives après les accords d'Evian ».

 

L’affaire Olivier Pétré-Grenouilleau :

Cet historien spécialiste des traites négrières est assigné en justice par un collectif antillais en raison de propos qu’il a tenus dans la presse. Il y relativisait la traite occidentale mise en avant par la loi Taubira du 21 mai 2001 et attirait l’attention sur deux autres traites, la traite exercée par les Arabes sur les Noirs et celle pratiquée par les Noirs sur d’autres Noirs. Olivier Pétré-Grenouilleau s’opposait également à la qualification de la traite négrière comme génocide en s’appuyant sur l’argument que les traites négrières n’avaient pas pour but d’exterminer un peuple mais de réaliser un profit commercial. Le collectif antillais, devant l’ampleur de la polémique, finit par retirer sa plainte. Dans ce contexte, en décembre 2005, la pétition « Liberté pour l’histoire », lancée par 19 historiens, réclame l’abrogation de l’ensemble des lois dites mémorielles.

Pour une bibliographie plus complète sur le fait colonial: 

Nada Chaar, "Le fait colonial entre mémoire et histoire", histoirgeo.jimdo.com, 14/11/17.