Les actes violents contre les protestations d'étudiants se multiplient. Des agressions qui ne sont pas nouvelles. Mais sont-elles en train de se banaliser ?

Dans la nuit du 22 mars, des étudiant·e·s de l'université de Montpellier ont été violemment agressé·e·s alors qu'il·elle·s occupaient un amphithéâtre, par une milice fasciste agissant avec le soutien, au moins verbal, du doyen de l'université. Cette brutalité n'est pas isolée : à Toulouse, à Bordeaux, à Strasbourg, plusieurs mobilisations étudiantes ont connu des tentatives de répressions, parfois dans la violence. Certes, les acteurs de ces violences ne sont pas les mêmes. Mais la question de fond reste identique. Taper sur les étudiants, un sport que l'on pratique depuis longtemps...

 

Les étudiants sont intouchables

 

On sait que le Moyen Âge a inventé l'université ainsi que la plupart des formes contemporaines d'évaluation du savoir. On sait moins que les étudiants médiévaux étaient extrêmement turbulents. Jeunes, souvent étrangers, ils vivent entre eux dans des « quartiers étudiants » auxquels ils vont donner leur nom (à Paris, le Quartier Latin). Il y a deux types d’étudiants : beaucoup sont fils de personnages très riches et profitent de l’éloignement familial pour se comporter de manière très contestable. Ils se déplacent fièrement en bandes, entourés de serviteurs, et n’hésitent pas à provoquer des bagarres dans les tavernes. Le reste est originaire de milieux modestes et vivent donc à la limite de la pauvreté. Tout ça favorise une agitation sociale permanente, qui se cristallise épisodiquement en émeutes, pillages, bagarres dans des tavernes, etc. Plus généralement, les étudiants se montrent systématiquement irrespectueux de l'autorité : on peut ainsi citer les Golliards, des étudiants allemands qui rédigent des poèmes anticléricaux et pornographiques. Au XVe siècle, François Villon, le célèbre poète, est un trublion de premier ordre : il vole les enseignes des commerces de Paris, perturbant la vie économique de la cité, fréquente les bordels et les tavernes,...

En outre, les étudiants sont des clercs : à cette époque, l'université est une institution religieuse. Or les clercs jouissent du privilège dit du for intérieur : ils ne peuvent pas être jugés par les autorités séculières. Les universités elles-mêmes sont des entités autonomes, qui doivent s'auto-administrer et ne répondent pas aux pouvoirs laïcs - privilège dit de la libertas academica, lui-même dérivé du privilège de la libertas ecclesia, au fondement, par exemple, du droit d'asile.

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Les universités savent défendre ce droit, car elles sont conscientes de son importance : en 1301, l'université de Paris écrit ainsi au roi et au Parlement pour se plaindre du prévost Thibout, coupable d'avoir arrêté et torturé un étudiant, qui est dénoncé comme « le fils de la rébellion et de la désobéissance ». Un officier de police est donc du côté de la rébellion, pour avoir violé le privilège de la liberté universitaire...

Il nous reste un héritage direct de ce statut : les universités jouissent d'une franchise qui interdit aux forces de police de pénétrer à l'intérieur d'un campus, sauf à la demande expresse  du/de la président·e de l'université, ou en cas de catastrophe. Ces franchises, garanties par l'article L712-2 du Code de l'éducation, sont en ce moment allègrement bafouées par les forces de l'ordre, soutenues par le gouvernement. C'est une vraie menace, car cette autonomie des universités est depuis longtemps saluée et reconnue comme l'une des conditions indispensables de la liberté d'expression des étudiant·e·s, elle-même nécessaire à leur formation intellectuelle et citoyenne.

 

« La police, avec nous ! »

 

Dans les années 1451-1455, les « chahuts » estudiantins se multiplient à Paris. Il faut dire que les étudiants sont, à ce moment-là, très nombreux : il y a dès lors plus de diplômés que de postes. Cette agitation est sous-tendue par une opposition entre le roi de France, Charles VII, et l'université de Paris, le roi de France cherchant à diminuer les privilèges (notamment fiscaux) de celle-ci.

C'est dans ce contexte que s'épanouit François Villon : provocateur, insolent, il flirte avec des criminels organisés (la bande des Ecorcheurs) et organise de vastes plaisanteries à l'échelle de la ville pour mieux humilier les puissants. La tension monte, et Villon s'y entend pour jeter de l'huile sur le feu.

En 1455, il est probablement l'un des organisateurs d'une grande manifestation d'étudiants. Celle-ci est réprimée dans le sang : les sergents du guet, excédés, se déchaînent, avec l'autorisation tacite de l'évêque d'Orléans, Thibaut d'Aussigny (un personnage sympathique qui portait sur son manteau les langues des gens qu'il avait fait torturer. Voilà voilà). Pas de gaz lacrymogènes alors : on y va à la hache et plusieurs étudiants perdent la vie.

 

Un silence trop coupable

 

Il n'y a pas de continuité entre les revendications des étudiants de 1455 et celles des étudiants de 2018. Par contre, il y a bien un lien direct entre les répressions de ces mouvements. Hier comme aujourd'hui, il s'agit pour l'Etat de briser des groupes qui s'organisent sans lui, voire contre lui, qui le défient par leurs mots, leurs actions, leur seule existence.

Au Moyen Âge, on a l'impression que les privilèges des étudiants sont en réalité assez peu respectés par le pouvoir royal : de nombreux étudiants sont arrêtés, torturés voire pendus, et les protestations de l'université n'y changent rien. Mais au moins proteste-t-elle ! Et le roi, à chaque fois, lui donne raison : les sergents du guet ayant outrepassé leurs droits sont punis, et les étudiants pendus sont dépendus. Vous me direz que ça ne change pas grand-chose pour eux : c'est vrai. Mais quand même, on sent bien que cette violence faite aux étudiants reste totalement illégale, illégitime et impossible à assumer pour le pouvoir royal.

Au contraire, aujourd'hui, les différentes autorités universitaires sont étrangement silencieuses, alors même que l'avenir de l'université publique est en péril, face à des réformes qui imposent la sélection à l'entrée à l'université. Les chahuts étudiants des années 1455 ont été soutenus par une grève des professeurs si efficace qu'elle force le roi à suspendre les cours pendant deux ans. L'université, alors, savait faire bloc pour défendre son statut, sa spécificité, son identité. « L'honneur des universitaires » semble aujourd'hui fantomatique.

Face à la violence du pouvoir, les étudiants ont su, depuis des siècles, opposer la force de leurs mots. Villon le dit lui-même : « quand on me juge par tricherie, était-il l'heure de me taire ? Quand on me dit "Vous serez pendu !", était-il l'heure de me taire ? ». À tou·te·s les étudiant·e·s qui luttent : reprenez à votre compte cette jolie formule, et la réponse, toujours négative, qu'il convient de lui apporter.

En tant que professeur·e·s enseignant dans plusieurs universités françaises, étudiant·e·s depuis des années, usager·e·s de l’université, et enfin citoyen·ne·s, les auteur·e·s d'Actuel Moyen Âge sont profondément choqué·e·s des évènements survenus à Montpellier le 22 mars dernier. Nous tenons à exprimer notre totale solidarité envers les étudiant·e·s ainsi violenté·e·s.

 

Pour en savoir plus :

- Christan Gillon, Les Etudiants et la délinquance au Moyen Âge (XIIIe-XVe siècles), thèse de doctorat, préparée sous la direction de Valérie Toureille, Université de Cergy-Pontoise, septembre 2017.

- Jacques Verger, L’Essor des universités au XIIIe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 1997.

- Serge Lusignan, La Construction d’une identité universitaire en France (XIIIe -XVe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.

- Sophie Cassagnes-Brouquet, La Violence des étudiants au Moyen Âge, Rennes, OuestFrance, 2012.

- Antoine Destemberg, L’Honneur des universitaires au Moyen Âge, Paris, PUF, 2015.

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- Florian Besson, « ACTUEL MOYEN AGE (10) : Être (à) Paris ? »

- Benjamin Caraco, « Un autre regard sur l'Université », compte-rendu de L'Université n'est pas en crise de Romuald Bodin et Sophie Orange.

- Florian Besson, « L'université en ruines », compte-rendu de La destruction de l'université française, de Christophe Granger.