La philosophie autrichienne du XIXe siècle, qu'on redécouvre et dont on réécrit en ce moment l'histoire, ouvre une voie différente vers la philosophie de l'art.

On assiste en France, depuis une vingtaine d’année, à une reconsidération et à certains égards à une réécriture de l’histoire de la philosophie de langue allemande du XIXe siècle. À côté de la tradition idéaliste, de l’hégélianisme de gauche qui en est issu – Marx au premier chef – et de la philosophie de la vie qui se constitue chez Schopenhauer puis Nietzsche, on (re)découvre Herbart et son école, le projet de Völkerpsychologie de Steinthal et Lazarus, la pluralité des néokantismes, l’anthropologie de Lotze ou encore les travaux logiques de Bolzano   – médiations indispensables pour s’orienter dans le bouillonnement philosophique du premier tiers du XXe siècle : sciences et philosophie de la culture, esthétique, phénoménologie, philosophie analytique.

Dans cette constellation hétérogène, la philosophie dite autrichienne – sans doute faudrait-il plutôt dire austro-hongroise, c’est-à-dire également pragoise, si l’on entend faire droit aux contextes institutionnels dans lesquels elle s’est développée – occupe une place très considérable. Dans son cas la réactualisation des problèmes et des corpus exige parfois de surmonter une distance qui n’est pas dû seulement aux ruptures qu’ont constituées les deux guerres mondiales mais également à plus d’un demi-siècle de glaciation soviétique.

Les travaux de Carole Maigné sur Herbart – qu’elle a largement contribué à faire redécouvrir en France – et le formalisme esthétique, menés dans l’horizon de l’esthétique philosophique, de l’histoire de l’art et des sciences de la culture, s’inscrivent dans cet ample mouvement. Avec Une science autrichienne de la forme. Robert Zimmermann (1824-1898), elle livre la première monographie en français sur ce philosophe de tradition herbartienne, professeur de philosophie à l’Université de Prague de 1852 à 1861 puis à Vienne à partir de 1861 et animé notamment par le projet de constituer une « esthétique comme science philosophique ». Outre qu’il offre la découverte d’une œuvre singulière et méconnue, l’ouvrage permet de mesurer la fécondité philosophique des options théoriques herbartiennes et contribue à une meilleure compréhension de la provenance et des enjeux de l’esthétique et de l’histoire de l’art de langue allemande au tournant du siècle, notamment de l’école viennoise d’histoire de l’art et d’Alois Riegl en particulier. Notre connaissance de la « modernité viennoise » s’enrichit d’une nouvelle dimension, tandis qu’apparaît, derrière son chatoiement intellectuel et esthétique, la puissance structurante du formalisme herbartien.

Dans cette « histoire qu’il faut encore écrire, parfois réécrire, celle de (…) la philosophie du XIXe siècle (…). Le fil herbartien, écrit Carole Maigné (…), dessine une voie critique, indubitablement post-kantienne, mais ni kantienne ni hégélienne dans son résultat »   . C’est cette voie que nous sommes invités à parcourir, sur les traces de Zimmermann. Une voie critique post-kantienne : car il s’agit de rendre compte du jugement esthétique dans son autonomie et sa spécificité, en interrogeant ses conditions de possibilité   . Une voie non kantienne : car le sujet et ses facultés ne sauraient constituer le départ de l’analyse ; parce qu’il faut se libérer de l’opposition de la forme et du contenu et même de celle du sujet et de l’objet   . Une voie non hégélienne cependant, puisque l’histoire du style artistique ne réalise aucune téléologie et que l’esthétique est pensée dans son ordre propre sans être jamais ramenée à autre chose qu’elle-même   .

Voilà tirés quelques traits qui déterminent le cadre épistémologique et métaphysique dans lequel se déploient ensuite les questions cardinales d’une esthétique philosophique : qu’est-ce qui nous plaît dans l’œuvre d’art ? L’œuvre d’art exprime-t-elle quelque chose ? La critique d’art doit-elle tenir compte de l’artiste ? Selon quels principes et critères constituer une histoire de l’art ? Quelles sont les conditions d’une culture esthétique et quelles peuvent en être les effets hors de la sphère esthétique ? L’esthétique a-t-elle seulement et avant tout affaire aux œuvres d’art ? Science des formes, est-elle science de l’art ? Évoquons certains des résultats de ces questionnements nombreux et fouillés, en suivant à peu près l’ordre d’exposition de l’ouvrage, composé de cinq chapitres.

 

Formes et relations : esthétique et ontologie fonctionnelles

Le premier chapitre, « Une histoire de l’esthétique comme science de la forme », présente le projet zimmermannien d’une esthétique émancipée de ce que l’on pourrait nommer un paradigme « expressiviste », qui passerait à côté de l’ordre proprement esthétique en cherchant à se prononcer sur les contenus que la forme esthétique est censée présenter. « Quelle intention d’exprimer quelque chose pouvaient bien avoir les anciens artistes, qui développèrent les formes possibles de la fugue, demande Herbart ? Ils ne voulaient rien exprimer du tout »   . Dans la filiation herbartienne, contre les avatars du romantisme ou aussi bien contre un hégélianisme qui voit dans la forme esthétique une présentation du concept, Zimmermann, situe le beau exclusivement dans un certain type de rapports formels : plastiques, graphiques, rythmiques... « Le quid de ce qui plaît ou déplaît est au fond un comment » affirme le philosophe dans son Esthétique générale en tant que science de la forme de 1865   .

Ce formalisme est clairement objectiviste – « le beau est beau et reste beau, même quand il n’éveille aucun sentiment, même aussi s’il n’est ni vu ni contemplé »   – mais non pas pour cela conservateur ou réductionniste. Le fonctionnalisme objectif garantit au contraire la reconnaissance de la pluralité des formes du beau. « Le beau se trouve dans les rapports et ses derniers ne sont pas un, ils sont plusieurs. Le rapport entre les sons relève d’autres lois que celui des couleurs, et celui des couleurs d’autres lois que celui des mots, etc. »   – et la spécification peut ensuite se faire au sein de chaque domaine, par croisement des domaines ou au gré de l’apparition de nouveaux types de rapport. Zimmermann prend ainsi position dans les débats contemporains, et peut, en dialogue avec Eduard Hanslick et son Beau musical (1854) (où la musique est décrite comme une « forme sonore en mouvement »), « justifier définitivement la musique instrumentale et arracher l’opéra aux hégéliens » – et aux wagnériens   . Ne signifiant rien, ou rien d’autre que lui-même, l’art est laissé dans une complète liberté – au sens de l’autonomie : rien d’autre ne saurait être jugé, en chaque œuvre, que la réalisation de la norme esthétique qui lui est immanente : « Zimmermann situe la vérité de l’imagination plastique dans la fidélité de l’œuvre avec son propre modèle, modèle qui consiste en la plastique elle-même »   . Ce pluralisme esthétique a ses limites : il reste à l’esthétique la tâche d’exhiber les types de rapports (grandeur, équilibre, accord, etc.) dont la combinatoire joue dans toutes les formes particulières. Il reviendra à Otakar Hostinský, contre Zimmermann, d’abandonner le projet d’énoncer de manière systématique les éléments premiers et universels de l’esthétique, la laissant ainsi entièrement ouverte à la nouveauté formelle   . Nous reviendrons plus bas sur cette passionnante controverse.

Il en résulte – c’est l’un des objets du second chapitre « Science de la forme et science du jugement » – d’une part qu’« il est plus facile de parvenir à une science exacte du beau en partant de l’extension de l’idée de beauté qu’en partant de son contenu, comme ce fut le cas jusqu’à présent »   , d’autre part que « le concept de beauté devient de plus en plus accessoire »   . Ainsi Carole Maigné montre-t-elle comment s’y substitue progressivement le concept de style, conçu comme « exécution de la forme d’un accord », un style se diffractant dans la multiplicité potentiellement illimitée des productions. Une histoire de l’art comme morphologie dynamique devient possible, qui se développera par exemple dans l’œuvre d’Alois Riegl  

De ce chapitre, spéculativement le plus dense et le plus riche, nous retenons particulièrement l’exposé de l’effort accompli par Zimmermann pour dépasser, au moyen d’une nouvelle compréhension de la forme, les apories liées à la l’opposition esthétique du sujet et de l’objet. Car la forme n’est « ni le contour de l’objet, ni ce qui attend d’être rempli par un contenu », mais un rapport entre des représentations   – ce par quoi il ne faut pas entendre d’abord des contenus psychiques mais, dans la tradition herbartienne, les éléments qui constituent l’étoffe du réel. L’esthétique s’ancre dans une ontologie relationniste qui brouille les distinctions communes entre l’œuvre prétendument objective et le sujet percevant. Ainsi Zimmermann peut-il écrire que « le sujet n’est pas tant ce qui juge que ce qui est jugé par l’objet ». Il poursuit : « l’image inclut en elle, outre ses parties, le sentiment fondé sur leur réaction les unes envers les autres, et flotte, détaché de l’arrière-plan des états d’âme individuels, librement dans l’intériorité du sujet comme une création parachevée »   . L’œuvre d’art est donc aussi bien « œuvre d’art psychique » : cela non pour dire que le beau n’existe que subjectivement, mais pour dire que la relation qui se constitue comme jugement esthétique, au fond, n’est ni subjective ni objective (si l’on pense cette distinction à partir de l’opposition entre un sujet percevant et une œuvre). Il y a, écrit C. Maigné, « communauté de structure entre l’imagination artistique et l’œuvre d’art »   . Aussi bien l’objectivité esthétique est-elle « l’ensemble des jugements eux-mêmes, qui se conditionnent réciproquement », au travers de l’action réciproque permanente entre ce que l’on appellera, par commodité, les « œuvres » et les « sujets » – dans une dimension immédiatement sociale   . Il s’ensuit que les jugements esthétiques sont à la fois relatifs (ce sont des rapports) et absolus (rien d’autre n’existe que ces rapports, qui agissent sur nous que nous le voulions ou non)   .

 

Esthétique et formation

Une fois posées ces bases épistémologiques et métaphysiques peuvent se déployer, dans les belles analyses du chapitre 3, « Science de la forme, espace et voir tactiles », les descriptions proprement esthétiques. L’enjeu est de suivre la construction de la forme esthétique dans sa spatialité et sa temporalité, c’est-à-dire en même temps la formation du « voir » – deux points de vue sur le même un même processus, « autant une analyse de l’œuvre que du voir à l’œuvre »   . Contestant l’exhibition de l’espace comme forme transcendantale a priori de la sensibilité par Kant, Herbart montrait que l’espace est progressivement construit par nos expériences. Il apparaît ainsi comme une propriété ou une qualité qui émerge et se construit de manière dynamique au point de rencontre du donné et de notre perception – une perception elle-même toujours dynamique, en mouvement : « l’œil au repos ne voit pas d’espace »   . Ainsi peut-on envisager différentes formes spatiales, voire des espaces à n dimensions   .

L’esthétique zimmermannienne prolonge ces analyses, prêtant particulièrement attention à la différence et au passage du « travail géométrique » au « travail esthétique », par où l’espace apparaît dans sa signification esthétique. Une typologie de la forme spatiale esthétique est dès lors possible : le « métrique », le « linéaire » et le « plastique » expriment esthétiquement la constitution progressive d’un espace esthétique à trois dimensions. Ce n’est pas un processus téléologique : « à chaque dimension correspond une forme de beauté » susceptible d’être articulée aux autres de diverses manières   .

La fécondité de cette esthétique apparaît plus encore lorsque ses leçons s’étendent aux expériences tactiles ou sonores, lorsqu’elle décrit les formes de convertibilité et de communication entre ces expériences. Au travers d’un réseau de métaphores musicales et tactiles, dans un jeu de renvoi et d’analogies – la « musique de la main » – qui relativise « la distinction classique entre arts de l’espace et arts du temps », Zimmermann souligne en particulier la dimension rythmique de toute expérience esthétique.

L’esthétique zimmermannienne mobilise un réseau de métaphores musicales et tactiles, dans un jeu de renvoi et d’analogies – la « musique de la main » – qui relativise « la distinction classique entre arts de l’espace et arts du temps » et souligne la dimension rythmique de toute expérience esthétique. Le primat traditionnellement reconnu à l’œil et à la perspective est contesté. Nous sommes face à une esthétique qui justifie par avance le jeu formel de l’abstraction et qui, du côté de l’histoire de l’art, stimulera le Riegl de L’industrie d’art romaine tardive et sa description du passage de l’haptique à l’optique   .

Le chapitre 4 « Science de la forme, éducation et culture » s’attache aux enjeux éducatifs du formalisme esthétique de Zimmermann. C’est aussi un aperçu sur l’une des postérités de la pensée pédagogique herbartienne, dans le contexte politique et culturel de l’empire austro-hongrois – c’est-à-dire dans un jeu complexe de distinction internes (notamment Prague-Vienne) et externes (avec l’Allemagne). La mise au point sur la réforme de l’éducation menée par le comte Léo von Thun-Hohenstein (1848) permet de mesurer l’importance institutionnelle de l’herbartisme quand sont créées, à Vienne, la première chaire d’Histoire et d’archéologie de l’art (1852), qui échoit au herbartien Rudolf Eitelberg, puis celle d’Histoire et esthétique de la musique (1861) qu’Hanslick sera le premier à occuper ; la même année, Zimmermann est nommé sur la chaire de philosophie. Eitelberg fonde trois ans plus tard le Musée autrichien d’art et d’industrie. Alois Riegl y sera conservateur de 1887 – 1997. A rebours des théories du génie et toujours en pointe face au « romantisme », le formalisme de l’école herbartienne paraît « non nationalisable » et convient à un empire aux prétentions supranationales   . Du côté d’un impérialisme objectif résistant aux nationalismes subjectifs, l’esthétique contribue à « assurer la permanence de la forme par-delà la diversité nationale dans l’empire »   .

Élevé pour ainsi dire au carré, le formalisme esthétique devient théorie de la formation (Bildung). Après Herbart, Zimmermann refuse de penser la formation individuelle en partant d’une liberté donnée, d’un sujet transcendantal, mais part d’un individu intriqué dans un complexe social et culturel. L’opposition kantienne de la liberté absolue et du déterminisme naturel, dans la radicalité de son « tout ou rien », ne décrit pas de manière satisfaisante l’éducabilité (Bildsamkeit) propre à l’esprit humain, le jeu et la souplesse des liens entre ses représentations, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective   . L’horizon de la formation et de l’éducation considère ainsi. Sa théorie de la Bildung « considère le rapport du sujet et de l’objet, du sujet et du monde comme constamment redéfini, renégocié par un système de relations qui ne tire sa loi que de lui-même »   . La culture du goût vise ainsi un « apparentement » entre l’homme et son milieu : avec ses semblables – l’éthique, en tant que jeu formel des volontés, est une partie de l’esthétique   – et avec les objets – nous sommes ici « au seuil d’une pensée du design »   . La méthode herbartienne de mise en relation apparaît ici encore comme un moyen exemplaire de court-circuiter les fausses oppositions. Quand les discours en pédagogie et philosophie de l’éducation peinent à se dégager des oppositions sujet/objet ou élève/savoir, Zimmermann invite à partir du milieu, du complexe de culture concret relativement auquel « sujets » et « objets » ne sont que des points de vue heuristique.  

 

L’œuvre d’art comme expérimentation

Le dernier chapitre, « Zimmermann en controverse », permet de mieux situer les positions du philosophe par contraste avec celles de ses contemporains. Carole Maigné y présente notamment la discussion ininterrompue avec les thèses ou les représentants de l’école hégélienne, notamment Karl Solger (1780-1819) puis Friedrich Th. Fischer (1807-1887), dont la compréhension de l’œuvre d’art comme symbole est rejetée par Zimmermann. Hamlet, par exemple, n’est pas « le symbole du peuple allemand » mais une expérimentation formelle : « la tâche du poète, écrit Zimmermann, est un exemple de calcul psychologique, sa méthode un calcul, qui à partir de grandeurs données, en tire le seul résultat possible et le porte à l’intuition ». Il n’y a ici rien de « psychologiste », au contraire : la psychologie en question ne vise pas à exprimer ou à produire des états psychiques : « l’écrivain dramatique pense par lui-même ce qu’il veut ; qu’il laisse ses personnages penser, dire et faire, selon ce que leur nature propre et les situations leur permettent de penser, dire et faire »   . Aussi vrai qu’il a pu servir l’Empire en participant de la constitution d’un classicisme autrichien, le formalisme esthétique, on le voit, ne se laisse pas aisément mettre au service d’une cause extérieure.

Peut-être plus éclairante encore est la confrontation avec le pragois Otakar Hostinský (1847-1910), dont nous avons déjà dit un mot. Également formé à l’herbartisme, il revendique, contre le « formalisme abstrait » de Zimmermann, un « formalisme concret ». La controverse nous semble tourner à l’avantage du philosophe pragois. C’est lui qui va le plus loin dans l’actualisation des prémisses herbartiennes et leur acclimatation à de nouvelles productions artistiques – l’opéra wagnérien par exemple –, en émancipant le formalisme du modèle classique et en proposant une description de la production artistique comme expérimentation – à la suite de Zimmermann, certes, mais en en tirant toutes les conséquences : en rendant mieux compte, notamment, de l’historicité des œuvres, sans pour autant rabattre leur teneur et leur signification sur des déterminations historiques   .

Carole Maigné soulève franchement, en quelques lieux, les limites d’une œuvre qui appelait son dépassement, notamment en direction des analyses de Hostinský ou de Riegl   . Ce qui frappe surtout, néanmoins, est tout ce qui est actualisable en elle, pour parfaire notre connaissance de la modernité centrale-européenne et de la constitution de l’esthétique comme discipline mais également pour éviter de s’enferrer dans des oppositions conceptuelles dont l’on peine toujours à sortir (forme et contenu, sujet et objet…) – pour tenter de proposer, aussi, une forme d’objectivité et de validité adéquate à une modernité dominée par un processus de dissolution de toutes les formes stables et substantielles. De ce point de vue, l’ouvrage de Carole Maigné n’est pas seulement un livre d’histoire des idées philosophiques et esthétiques mais une prise de position dans le champ philosophique