Comment les médiévaux se représentaient la France : une enquête passionnante au coeur des textes et des esprits de la période médiévale

Après son très remarqué Le royaume des quatre rivières, Léonard Dauphant se penche ici sur une question d'autant plus fondamentale qu'elle est peu travaillée par les historien·ne·s: que savaient les Français du Moyen Âge de leur pays ? Comment se représentaient-ils la France ? Admiraient-ils ses paysages, aimaient-ils son patrimoine ?

À ces questions, inscrites à la croisée du spatial turn et de l'histoire environnementale, l'historiographie a le plus souvent apporté une réponse entièrement négative : le Moyen Âge n'aurait pas connu de représentations géographiques, le paysage n'aurait été inventé qu'avec la peinture italienne de la Renaissance, l'identité nationale elle-même ne daterait que de la toute fin du Moyen Âge.

En brassant un très large éventail de sources, des chansons de geste aux récits de voyage, en passant par de la poésie et des documents archivistiques, l'auteur entreprend au contraire de montrer la richesse, la complexité et la cohérence du savoir géographique sur le pays, tant parmi les élites que dans le peuple. L'enquête est résolument inscrite dans le long terme, ce qui permet à l'auteur d'enjamber la coupure traditionnelle du XVIe siècle – ici, Montaigne dialogue avec Bertrand de Ventadour – pour mieux mettre en valeur les continuités, mais aussi les évolutions, voire les ruptures. L'auteur nourrit son propos de plusieurs cartes, comme dans son précédent livre : en cartographiant les données textuelles – par exemple l'itinéraire d'un voyageur ou le nombre d'ethnotypes   circulant sur telle ou telle région – il s'agit de donner à voir l'espace mental des contemporains. Toujours très parlantes, certaines de ces cartes auraient pu donner lieu à des représentations en anamorphose, mieux à même de rendre les conceptions des contemporains : c'est en particulier le cas de la n° 18   , qui, ainsi figurée, aurait donné à voir une France totalement disproportionnée, centrée sur la partie nord-ouest au détriment d'une « diagonale du vide » allant d'Angers à la Provence. Le plan, ingénieux, propose de s'intéresser successivement à ce que les contemporains voyaient, savaient, disaient et enfin pensaient de la France.

 

Je ne vois que la campagne qui verdoie

Dans cette enquête, le paysage est premier. Contre des travaux qui déduisaient de l'absence de représentation picturale ou de description littéraire l'absence de toute conception de l'espace, l'auteur souligne qu'il existe bien un paysage médiéval, qui ne se laisse voir qu'à condition de l'accepter dans son altérité. Ce paysage, en effet, n'est pas le nôtre. D'abord parce que les médiévaux le perçoivent moins à travers les yeux que par les oreilles : le paysage est d'abord paysage sonore, marqué par le chant des oiseaux. De même un voyageur anonyme de 1480 sait-il qu'il a quitté la France pour le Piémont car, dans cette région, les cloches sonnent 24 coups à midi : le paysage n'est pas vu, il est entendu.

De même, s'il diffère radicalement du nôtre, c'est parce que les hommes de ce temps ne valorisent pas les mêmes types de paysage. Là où nous trouvons beaux des paysages « naturels », c’est-à-dire peu marqués par l'homme, les médiévaux au contraire sont attirés par des paysages anthropisés. Plus un paysage est cultivé, riche, fertile, plus il est beau : la Brie, la Champagne, la Beauce sont les paysages les plus appréciés des Français du Moyen Âge – Rabelais fait d'ailleurs un jeu de mots entre Beauce et beauté. Au contraire, ces espaces vides d'hommes que sont la mer, la montagne ou la forêt sont au mieux ignorés et au pire redoutés.L'auteur aurait pu nuancer son propos en citant l'ouvrage de Gilles Lipovetsky et Jean Leroy consacré à « l'esthétisation du monde » : il n'est pas sûr que nous opposions véritablement richesse et beauté. Mais reste que cette histoire des sensibilités paysagères est passionnante, car elle met en valeur les façons plurielles dont se construit la beauté.

Le paysage est également culturel. Les voyageurs décrivent ainsi la flore, les vêtements, la nourriture des différentes régions qu'ils traversent ; ils soulignent la différence entre les toits de tuile et le « pays d'ardoise » qu'est Angers ; ils notent la présence d'un « vent cruel » dans la vallée du Rhône... Autant d'indices, éparpillés dans les textes, qui soulignent la présence d'une véritable culture géographique commune, partagée, au moins jusqu'à un certain point, par les différentes classes sociales puisqu'on en retrouve des échos dans des sources de nature extrêmement variées. L'auteur peut ainsi en venir à affirmer qu'élites et humbles partagent le « même environnement »   . Le discret arrière-plan écologique qui sous-tend l'ensemble du livre n'en prend que plus de force, même s'il se teinte parfois d'une connotation décliniste   qu'on peut ne pas partager.

 

Bête comme un Breton

Dans une deuxième partie, l'auteur se penche sur les lieux communs : les stéréotypes régionaux, les clichés, les plaisanteries, etc. L'idée phare, qui articule tout ce chapitre, voire tout le livre, est que ces idées partagées par les humbles forment une véritable culture, riche et cohérente, qui n'a rien à envier à la culture savante construite par les élites. Il s'agit là d'affirmations que l'on retrouverait dans d'autres ouvrages, par exemple dans ceux de Thierry Dutour, et qui est porteuse d'un profond renouvellement historiographique.

Si nous associons spontanément Verdun à la bataille et Agen aux pruneaux, les médiévaux eux aussi avaient leurs conceptions de l'espace, et ce à toutes les échelles. C'est ainsi que la France, lointaine périphérie d'une chrétienté dont le cœur bat à Rome, voire à Jérusalem, s'invente peu à peu comme centre à partir du XIIIe siècle. De même Paris devient, d'abord dans le discours des universitaires de la même époque, « Paris sans pair », une ville capable de rivaliser avec les grandes cités italiennes. Àl'échelle locale, des sources comme la Grande Riote, un poème du XIIIe siècle, permettent de plonger au cœur de l'espace cognitif des contemporains, qui nous reste par bien des aspects mystérieux : pourquoi parle-t-on à l'époque des « fainéants de Verdun » ? Il y a certains éléments qu'on comprend bien – Rabelais évoque ainsi les châtaignes du Périgord et les olives du Languedoc – mais d'autres beaucoup moins : Philippe de Vitry cite ainsi les « très confortables lits » de la Champagne... La moutarde de Dijon est vantée depuis le XIIIe siècle, mais les rasoirs de Guingamp, un temps célèbres dans toute l'Europe, ont tellement disparu des mémoires que même les habitants de la ville ignorent aujourd'hui cette histoire-là. C'est l'un des grands mérites de ce livre de ne pas reculer devant ce qui nous reste incompréhensible, impénétrable : on a affaire à une histoire qui procède par éclats, par fragments, sans  chercher à les rassembler dans un ensemble artificiel.

Le chapitre repose largement sur une analyse des ethnotypes. Le passage est drôle, servi par une véritable jubilation de l'auteur : ainsi apprendra-t-on que les Normands sont vaniteux, les Gascons ignares, les Bourguignons stupides... Ces ethnotypes populaires peuvent venir de conceptions latines : Isidore de Séville faisait dériver « Breton » du latin bruti, idiot. Certains clichés sont célèbres pendant plusieurs siècles : ainsi des « énormes couilles » des Lorrains ! Mais les ethnotypes ne sont pas figés et restent toujours liés à l'actualité : le cliché du Limousin faux savant vient ainsi du fait que plusieurs papes d'Avignon sont originaires de cette région et que leurs compatriotes accaparent les bénéfices religieux au détriment des clercs français, qui se vengent en inventant ce cliché... Comment ne pas penser aux « blagues belges » que l'on raconte encore aujourd'hui ? Le plus intéressant réside encore dans l'analyse qu'en propose l'auteur : faut-il y voir du racisme ? Pas vraiment, ou, du moins, pas seulement. Ces ethnotypes contribuent en effet à construire une connaissance partagée des Français et, dès lors, participent de la construction de l'unité nationale : on se moque de ces voisins qui « ne sont plus des étrangers » car ils deviennent peu à peu des compatriotes   .

La sous-partie sur les merveilles et les sanctuaires est un peu moins convaincante, car un peu plus rapide. C'est surtout l'occasion pour l'auteur de tordre le cou à l'idée qu'il n'y aurait pas de patrimoine au Moyen Âge : les voyageurs font parfois un détour pour aller admirer un site ou un monument célèbre. Dès 1455, un texte liste les plus belles églises françaises, pour mieux critiquer l'Angleterre. Plus tôt même, les villes du nord du royaume rivalisent pour avoir la plus belle cathédrale : le duel entre Amiens, Chartes et Reims traverse deux siècles et des dizaines de textes.

 

Une certaine idée de la France

La troisième partie, plus technique, se penche sur les façons de parler de la France, en s'intéressant en particulier aux nouveaux types de discours qui émergent aux XIVe-XVe siècles, au premier rang desquels la liste statistique, puis la carte. Les voyageurs se font plus attentifs à la forme du royaume, tantôt vu comme un rond, tantôt comme un losange. La première représentation globale du royaume est celle que construit la liste des 12 pairs : on voit le territoire à travers le prisme de l'État, et non du peuple. S'invente ainsi au fil du temps un « territoire politique », au sens que Fanny Madeline a pu donner à ce terme.

La dernière partie, enfin, revient sur l'invention progressive d'un sentiment national et d'une identité française. Moins neuve par ses conclusions, elle a le mérite de bien mettre en valeur le fait que cette invention est étroitement liée aux jeux politiques du moment, et en particulier à la longue opposition entre les royaumes de France et d'Angleterre. C'est dans l'opposition à « l'Anglais » que se forge peu à peu une identité française, qui s'articule par exemple autour de la consommation du vin, par opposition à la bière, peu à peu monopolisée par les peuples saxons. Cette identité française, dès le début du XIIIe siècle, s'agrège au roi, comme le souligne bien l'exemple canonique de Jeanne d'Arc, rapidement évoqué ici   et qui était déjà au cœur du célèbre ouvrage de Colette Beaune sur l'invention de la « nation France ».  Mais, contre une lecture un peu trop téléologique de cette construction, l'auteur s'intéresse également à la fabrique des identités régionales : l'Aquitaine, la Normandie, le Languedoc, la Bretagne se donnent leurs propres identités, souvent contre « le Français », vu comme un occupant ou un envahisseur. Face  ses identités périphériques, l'État réagit tantôt avec force – brisant violemment la révolte de Bordeaux en 1548 – tantôt avec humour. Derrière les contingences du temps se devine les forces lentes de l'histoire : ainsi assiste-t-on à la diffusion et à l'institutionnalisation d'une langue, la langue d'oïl, qui, là encore sous les effets de la guerre de Cent Ans, va devenir « le français », noyau d'un nouveau sentiment d'appartenance au territoire.

 

Ecrit dans un style limpide et volontairement accessible, servi par un sens certain de la formule, appuyé sur une palette d'exemples variés et toujours bien choisis, l'ouvrage se lit avec plaisir. Les conclusions finales n'en résonnent qu'avec plus de force : les Français du Moyen Âge vivaient bien dans un monde connu, approprié par les textes et les savoirs, façonné par les représentations populaires, même si celles-ci ne se laissent deviner que sous la forme d'une mosaïque d'images et de clichés. L'histoire ici évoquée est continue, au fil des recompositions des imaginaires collectifs, tout en étant marquée par trois grands tournants : la fin du XIIe siècle et invention d'un espace politique lié au roi, la fin de la guerre de Cent Ans et invention d'un espace national opposé à l'Anglais, les années 1560 et invention d'un espace étatique gouverné par de nouveaux instruments techniques, appuyés sur la géographie savante. Cette histoire n'est pas linéaire : au fil des siècles, la France et l'Angleterre, partageant la même culture au xiie siècle, se sont éloignées l'une de l'autre ; de même le Languedoc, où s'épanouit une culture d'oc originale, se fond-il dans le royaume de la langue d'oïl. Mais cette histoire permet de mettre en valeur, comme le dit l'auteur dans ses dernières lignes, que la France n'est pas subie, elle est peu à peu imaginée comme pays commun, autour de ces grands éléments que sont la langue, le vin, la campagne fertile, la fidélité au roi. Inutile donc de chercher les « racines médiévales » d'une « France éternelle » : celle-ci n'est rien de plus – mais rien de moins, aussi ! – que l'invention de générations successives d'habitants qui ont aimé leur terre et pensé leur monde.