Une histoire connectée et très spatialisée des sociétés portuaires d’Europe du Nord au Haut Moyen Âge.
Maître de conférences à l’Université de Poitiers, Lucie Malbos vient de publier aux éditions Brepols une version abrégée de sa thèse, soutenue en 2015, sur les ports d’Europe du Nord à l’époque viking. Dans une démarche aussi géographique qu’historique, elle brosse un tableau complet et tout en nuances de ces sociétés urbaines diverses, éloignées et pourtant curieusement similaires. Précurseurs du mouvement urbain des derniers siècles du Moyen Âge, ces emporia (ou wics) dessinent un espace connecté qu’au fil des pages on devine intégré à des réseaux bien plus vastes, couvrant une grande partie de l’espace eurasiatique.
Le temps devient espace
Il suffit de feuilleter rapidement la section d’annexes, très fournie, de l’ouvrage pour se convaincre de sa forte coloration géographique. Plus que l’Annexe 3, composée de tableaux récapitulatifs des chartes anglo-saxonnes utilisées et des principaux wics étudiés, ce sont les deux premières qui attirent l’attention. Les plans, schémas de synthèse et nombreuses cartes n’y servent pas simplement à guider le lecteur profane dans cette forêt de toponymes oubliés (Lundenwic, Quentowic, Dorestad, Birka, Wolin, Truso…) où l’auteure se repère avec beaucoup d’aisance : très problématisés, ils soutiennent vraiment l’argumentation et rendent sensible la manière dont les emporia, à différentes échelles, s’inscrivent dans l’espace et le modifient. Les nombreux concepts géographiques mobilisés tout au long la démonstration y trouvent une représentation spatiale, en particulier ceux d’ « arrière-pays » et d’ « avant-pays », de « distance-temps », de « complémentarité », de « concurrence » et de « dépendance ».
Loin d’être des coquilles vides, ces notions sont systématiquement mises en relation avec des données archéologiques très variées, dispersées sur plusieurs milliers de kilomètres de côtes, de l’Irlande à la Russie. Lucie Malbos s’affranchit avec maîtrise de la double contrainte que présentait l’étude comparée de ces matériaux, laquelle nécessitait non seulement d’être au fait de l’actualité des fouilles sur un grand nombre de sites, mais aussi de mobiliser plusieurs méthodes d’analyse complémentaires, de l’étude des pollens (palynologie) à celle des monnaies (numismatique), de l’exploitation des cernes des arbres (dendrochronologie) au commentaire de sources textuelles elles-mêmes très variées (chroniques, hagiographies, textes eddiques, récits de voyages, sources diplomatiques…). Elle articule ces différentes approches dans un raisonnement accordant toujours une place appréciable aux aspects les plus concrets, comme l’inévitable question des distances et de leur franchissement, ou encore, à travers l’exemple des meules en basalte rhénan, celle du ballast et de l’optimisation de l’affrètement d’un navire .
Du local au global
Après une présentation liminaire des enjeux historiographiques de la question, l’ouvrage s’articule en trois parties elles-mêmes respectivement divisées en deux ou trois chapitres. Au fil de la réflexion, la perspective s’élargit progressivement : prenant pour point de départ la localisation et la topographie des sites portuaires, l’auteureen examine longuement et sous différents angles les interactions avec leur arrière-pays,avant d’en étudier l’avant-pays et l’intégration dans des circuits économiques plus étendus.Mais cet élargissement de la focale n’est pas linéaire, et dans une réflexion dont les jeux d’échelles ne sont jamais loin, le global est systématiquement convoqué pour expliquer le local, et le local pour illustrer le global.
Assez courte, la première partie se présente comme un « tour d’horizon documentaire et contextuel »délimitant le cadre du sujet. Lucie Malbos y passe d’abord en revue les sources dont elle dispose, leur intérêt et leurs limites, avant de conclure que leur diversité et leur déséquilibre selon les sites impose, pour les comparer, une approche prudente et pluridisciplinaire.Le chapitre suivant est l’occasion d’une première prise de contact avec les emporia, que l’auteure replace dans leur cadre géographique – des sites littoraux stratégiques,localisés dans une région fertile et souvent proche d’une zone de frontière ou d’interface – et dans leur contexte historique – une période allant du VIIe au Xe siècle, qui s’écarte donc délibérément des bornes chronologiques traditionnellement retenues pour l’ « Âge viking ».
La deuxième partie traite des liens protéiformes que les wics entretiennent avec les régions dans lesquelles ils s’insèrent. Lucie Malbosles envisage successivement comme des lieux de production et de consommation, comme des centres d’échanges où communiquent plusieurs échelles et différents ensembles économiques, et enfin comme des enjeux de rivalités politiques, symboliques et économiques. Un fil directeur se dégage : la question de la singularité de ces sites portuaires par rapport aux espaces ruraux qui les environnent. Particulièrement intéressants nous ont semblés les développements sur les modes de consommation, où l’auteure décrit l’émergence dans les ports d’une « catégorie urbaine de consommateurs » au niveau de vie plus élevé et à l’identité plus cosmopolite. Cette élite converge culturellement avec celles d’emporia éloignés, en même temps qu’elle semble cultiver – consciemment ou non – sa distinction vis-à-vis de son arrière-pays .
Une histoire connectée des mers nordiques
Ces questions se trouvent développées de la manière la plus détaillée dans la troisième partie de l’ouvrage, consacrée à l’articulation des réseaux. Ces réseaux associent des acteurs très variés : des marchands et artisans itinérants que Lucie Malbos appelle « articulateurs » (et qui semblent avoir parfois été des « articulatrices », à l’instar de ces femmes de marchands associées aux transactions économiques) aux puissances politiques rivales et à leurs représentants sur place. Pour caractériser leurs interactions, empreintes de compétition et de coopération, l’auteure emprunte à la sociologie américaine le concept de « coopétition » . Cette notion, quoiqu’intéressante, aurait peut-être méritéune définition plus précise et développée, justifiant son application au haut Moyen Âge et précisant ce que la « théorie des jeux » peut apporter à l’étude des emporia. Claire est en revanche la thèse qu’elle appuie : malgré leurs rivalités politiques et économiques, tous les acteurs trouvaient leur intérêt dans la prospérité de ces ports, pour le développement desquels ils furent donc fréquemment amenés à coopérer. Si l’implication active des pouvoirs royaux dans les activités portuaires ne cesse de s’accentuer au fil des siècles, le rôle des élites locales, des marchands et des artisans ne doit donc pas être négligé .
Pour finir, Lucie Malbos montre que les similitudes assez frappantes que présentent ces emporia, même les plus éloignés les uns des autres, doivent nous inciter à les replacer dans une perspective plus large, dans des réseaux plus globaux possédant des liens au bassin méditerranéen – peut-être même au-delà – et où l’affaiblissement d’un point nodal pouvait avoir des répercussions sur les autres nœuds. Il s’agit donc bien une histoire connectée des mers nordiques, pour laquelle les wics sont tout sauf des entités isolées : des lieux d’interface et d’échange où communiquent les hommes et les échelles, et qui contribuent à faire de la mer un espace de contact plus qu’une frontière. On saluera à cet égard (car c’est suffisamment rare pour être signalé) la place de choix que cette étude comparée accorde aux emporia slaves et baltes, et ce, même si l’on s’étonne de ce que l’auteure, qui insiste toujours très rigoureusement sur les différences entre ethnies germaniques (Frisons, Anglo-Saxons…) et scandinaves (Danois, Norvégiens, Suédois…), se contente parfois de les opposer à un « monde slave » mal défini, qui semble s’étendre indistinctement du pays wende (région de Lubeck) à Staraja Ladoga en Russie.
En fin de compte, la grande qualité de l’ouvrage de Lucie Malbos confine toute critique aux points de détails. On relève néanmoins quelques inexactitudes mineures, comme l’affirmation répétée selon laquelle le Bjärköarätt suédois dériverait étymologiquement d’une « Loi de Birka », cetemporium suédois de l’actuelle région de Stockholm – l’auteure omettant de mentionner que le débat historiographique à ce sujet est encore, semble-t-il, irrésolu. Le plus ancien biarkeyiarréttr attesté fut en effet composé en Norvège ; d’autres existent au Danemark, où le terme générique birk peut désigner toute juridiction autonome, sans lien nécessaire avec une ville ou un établissement commercial . On peut par ailleurs regretter que la dimension chronologique de la question, c’est-à-dire l’évolution générale des emporia et de leurs réseaux pendant les trois siècles étudiés, se perde quelquefois dans l’approche très thématique choisie par l’auteure – un reproche cependant presque inévitableau regard de la variété de leurs histoires et de leurs chronologies, comme l’auteure elle-même le suggère .
Ces remarques n’enlèvent donc rien à l’importance du travail de Lucie Malbos, dont l’un des grands mérites est de rendre justice au fait urbain en Europe du Nord au Haut Moyen Âge – un fait urbain dont les débuts sont trop souvent associés au mouvement communal du XIIe siècle et aux débuts de la Hanse allemande au XIIIe siècle