Dans cet entretien, Matthieu Niango, l'un des animateurs du mouvement « A nous la démocratie », esquisse les principes d'une démocratie dont le renouveau résiderait dans son approfondissement.

La démocratie qu’organisent les institutions de la Ve République s’épuise. Les partis de gouvernement sont au mieux à l’agonie, les électeurs restent chez eux après le round électoral qui leur demande de prendre acte de l’alternance tous les cinq ans. Le chef de l’Etat dirige le gouvernement et cette nouvelle instance reçoit les acclamations d’un parlement transformé en chambre d’enregistrement.

Plutôt qu’attendre le dernier souffle de cette monarchie électorale dont la vigueur apparente cache mal l’épuisement, le pari de Matthieu Niango, philosophe et ancien conseiller de plusieurs ministères, est d’encourager la renaissance d’une démocratie citoyenne. Sur le terrain politique, il est l’un des animateurs du mouvement « A nous la démocratie ». Il en esquisse les principes dans La démocratie sans maître (Robert Laffont, 2017), dont il retrace les grandes lignes dans cet entretien.

 

Nonfiction : Votre livre, qui est aussi un manifeste, marque la volonté d’en finir avec une certaine manière de faire de la politique et avec un certain personnel politique, que vous connaissez bien pour avoir travaillé dans plusieurs cabinets ministériels. Comment vous est venue l'idée de cet ouvrage ?

Matthieu Niango : Vous l'avez rappelé, j'ai été conseiller dans différents cabinets ministériels et à la mairie de Paris. C'est une activité que j’ai beaucoup aimée. Mais peu à peu, j'ai fait l'expérience d’un décalage entre, d'une part, l'idée démocratique qui voudrait que nous décidions tous ensemble de notre destin commun, et d'autre part, la réalité de la pratique du pouvoir, en réalité réservée à un tout petit nombre de personnes qui se ressemblent beaucoup, avec une forme d'homogénéité de pensée et de représentation du monde. Ce décalage m’est devenu insupportable, alors même que mon expérience en cabinet était très satisfaisante, très agréable, très gratifiante – parce qu’en un sens, dans ce genre de position, on sait pourquoi on se lève le matin.

Je me suis rendu compte que la politique était très accessible, contrairement à ce que l'on pourrait penser d'emblée. En cabinet ministériel comme en mairie, de nombreuses questions ne se réglaient pas directement au seul moyen du bon sens, mais elles devenaient accessibles à force de réflexion, à force d'auditions de spécialistes. Dans ces conditions, l’exercice des responsabilités politiques s’est révélé moins difficile qu’il me le semblait au départ. C'est donc ce décalage qui m’a marqué, entre d’une part l'idée démocratique et la réalité de sa pratique, et d’autre part le décalage entre l'apparence de difficulté, de complexité de la pratique du pouvoir, et sa réalité ou son accessibilité réelle.

 

Très tôt dans votre livre, vous associez gouvernement représentatif et gouvernement des élites. En quoi, selon vous, toute démocratie représentative serait-elle nécessairement un oxymore, une démocratie imparfaite ?

Il y a une difficulté dans l’expression même de démocratie représentative. Je crois que, pour en rendre compte, il faut revenir à la formulation du principe de souveraineté dans notre Constitution. L'article 2 de la Constitution de la Vème république a cette formule, que je trouve de plus en plus bizarre à mesure que j'y réfléchis, qui énonce que la souveraineté appartient au peuple, qui l'exerce par l'intermédiaire de ses représentants soit directement, soit référendum. Qu'est-ce que cela veut dire au fond, que le peuple exerce cette souveraineté « par l'intermédiaire de ses représentants » ? Cela veut dire qu'on délègue cette souveraineté, et qu’une fois celle-ci déléguée, il n'y a plus rien à y redire. Ce qui m’intéresse, c'est ce décalage entre l'idée selon laquelle la souveraineté serait populaire, et l’idée selon laquelle elle se donnerait à un petit nombre de personnes qui n’auraient à rendre des comptes que sporadiquement.

Ce décalage fait nécessairement friction, c’est pour cela que je parle d’oxymore. S'il doit y avoir représentation, elle ne doit se faire que « par accident » : « par essence », au contraire, on devrait pouvoir décider tous en commun de ce qui nous concerne tous. Certes, « par accident », on devrait déléguer, on devrait remettre notre pouvoir à certains : parce qu'on n'a pas le temps, parce que les questions parfois sont d'une extrême complexité, ou parce qu'il faut réagir très vite. « Par accident » : c’est-à-dire que cela devrait nous embêter de fonctionner ainsi. Or aujourd'hui, c'est exactement l'inverse qui se passe. « Par essence », la souveraineté appartient aux représentants. A cet égard, Edouard Philippe a dit, il y a peu : « je ne suis pas là pour faire plaisir ». Vous vous rendez compte, on dirait un parent qui dispute son enfant et lui dit : « mais je ne suis pas là pour te faire plaisir ! ». Voilà pourquoi, dans la démocratie représentative, il y a quelque chose d’oxymorique.

 

Vous dénoncez le mythe du « gouvernement des sages » et vous dites que pour faire accroire leur sagesse, les politiques auraient deux armes : d'une part le charisme, que tout un chacun leur prête naturellement ; et d'autre part ce que vous appelez le mythe de l'universel, la violence de l'universel, c'est à dire l'idée selon laquelle pour gouverner, il faudrait adopter une position de surplomb, ne pas être déterminé sociologiquement, économiquement, ne pas être préoccupé par des petites affaires – de sorte que tout un chacun ne pourrait pas gouverner. Pourriez-vous revenir sur ces différentes armes qui, selon vous, animent le politique et lui permettent de faire accroire cette sagesse ?

Beaucoup d'intellectuels travaillent ces sujets et attestent de la trahison de la démocratie, donc de la nécessité de remettre le peuple au cœur de la souveraineté. Il y a aussi les faits : toute une série de mouvements, depuis au moins trente ans, prouve qu'en se concertant, en allant directement discuter ensemble, on peut arriver à un certain nombre de résultats politiques. Nous sommes d'ailleurs ici à la Fondation du Danemark : les « conférences de consensus » montrent qu'effectivement par un jeu de tirage au sort, par le fait qu'on consulte directement des citoyens, et qu'on les mette face à des spécialistes qu'ils auditionnent, on peut arriver à des positions intéressantes et auxquelles les politiques professionnels n'avaient absolument pas pensé.

Les faits montrent que la décision politique « par le bas » et que la démocratie participative correspondent à des attentes importantes. En France, il y a eu Nuit Debout ; aux Etats-Unis, il y a eu Occupy Wall Street ; en Espagne, il y a eu Podemos, etc. A une échelle plus globale, toute une série de mouvements a aussi consisté à contester le fait que les peuples soient tenus à l’écart non pas du contenu des décisions, mais des manières d’élaborer ces décisions. La question qui a été l’objet de leur revendication était de savoir « qui décide », plutôt que « ce qu’on décide ». Dans ces situations, c’est la forme du politique qui est en jeu, et non pas seulement son contenu.

Au fond, pourquoi ces idées ne s’imposent pas, alors qu’elles semblent aller de soi ? C’est une question de mythologie politique. Le mythe, c'est ce qui nous travaille au quotidien et qui fait que notre représentation nous empêche d’imaginer autre chose. Quels sont les mythes qui nous travaillent, qui font qu’on n’arrive pas à imaginer autre chose ? En tout premier lieu, il y a ce mythe du gouvernement des plus sages. Mais aussi le mythe du charisme, qu’on reconstruit en permanence. Par exemple, dans le cadre de mes activités gouvernementales, j’ai parfois croisé Emmanuel Macron, qui était un conseiller brillant parmi d’autres conseillers brillants. Mais si je le revoyais aujourd'hui, mon impression serait sans doute tout autre, parce qu'il est président la République et que je l'ai vu défiler sur les Champs-Elysées, etc. Ce genre de procédés construit des positions charismatiques qui nous dépossèdent de notre pouvoir et de notre autorité politiques.

 

Un autre mythe auquel vous vous attaquez est celui de la compétence : nous ne pourrions pas nous gouverner nous-mêmes, il nous faudrait des experts. Quels sont les facteurs de cette illusion qui font que, naturellement, nous nous dépossédons de notre propre pouvoir, en pensant que nous ne sommes pas assez compétents pour nous gouverner ?

Une question proprement « politique » est une question pour laquelle il n’y a pas de spécialistes, où un dilemme se pose à la collectivité. De ce point de vue, la démocratie n’est pas seulement un idéal moral, c’est aussi une méthode : on prend les différents points de vue sur la question donnée pour aboutir à quelque chose qui, idéalement, devrait satisfaire tout le monde – et si ça ne satisfait pas tout le monde cette fois-ci, d’autres débats tenteront de le faire plus tard. C’est ça, la question politique : une question où il y a un dilemme qui se pose.

Je vous en donne un exemple très banal : cet été, avec une cousine qui vit à la Réunion, nous parlions des attaques de requins contre les surfeurs. Elle me disait : « les surfeurs vont toujours aux endroits où il ne faut pas aller ». Ce à quoi je répondais : « s’il y a trop d’attaques de surfeurs, c’est que le système de prévention n’est pas bon, c’est que les avertissements ne fonctionnent pas, c’est qu’il faut renforcer les ondes à ultrason ou la force des chasseurs de requins, etc. » Finalement, l’enjeu était de savoir ce qu’on pouvait faire ou non des requins, qui sont par ailleurs une espèce protégée. Or qui peut le dire ? Qui sont les spécialistes qui peuvent y répondre ? De la même manière, au niveau national, sur la question du chômage, qui peut dire si l’on doit plutôt favoriser la reprise de l’emploi avec pour conséquence de dégrader totalement le marché du travail, ou si au contraire on préfère conserver un certain niveau de chômage qui préserve des emplois de très grande qualité ? Là, on est au cœur des dilemmes actuels. Qui est le spécialiste qui va répondre à ça ?

Cette question permanente de l’expertise, c’est celle qui nourrit le mythe de la compétence, qui a tendance à se mêler au mythe du gouvernement des plus sages, notamment dans l’aspect technocratique. Et c’est une partie des composantes de l’espace macronien : on dit que c’est pour des raisons techniques que les choses ne sont pas possibles ; ou que c’est pour des raisons techniques qu’il faut faire quelque chose d’autre. Or, quand j’enseignais la philosophie, lorsque je faisais réfléchir mes élèves à la notion de « pouvoir », je les incitais toujours à réfléchir aux deux sens du terme : le sens technique et le sens moral. En politique, il en va toujours ainsi : quand on dit on « peut », ou on « doit » faire telle ou telle chose, cela implique toujours ces deux sens. Sur la dette, par exemple, quand on parle de l’impératif de rembourser la dette nationale ou de ne pas le faire, on aboutit souvent à des discussions où les uns envisagent la question dans les termes de la morale (rembourser est un devoir) et d’autres qui l’envisagent dans un sens technique (rembourser est un moyen de réduire la part du remboursement dans le budget). Le problème du mythe de la compétence est qu’il consiste à faire oublier la question des fins, qui se pose pour toute question politique, à la faveur d’autres questions.

 

 

Ne pensez-vous pas qu’on pourrait vous opposer cette distinction que fait Benjamin Constant, dans son discours à l’Athénée Royale, de 1818 ? Pour Constant, les Anciens avaient une conception active de la liberté, positive : pour eux, être libre, c’est s’impliquer dans la vie de la Cité. Tandis que, selon Constant, pour les modernes, la liberté est négative, c'est-à-dire, se replier sur ses affaires privées, et laisser ceux que ça intéresse faire de la politique. Ne pensez-vous pas que la représentativité est un signe du manque d’intérêt, pas nécessairement blâmable, de la plupart des gens, pour le parlementarisme, pour les discussions techniques, le débat d’idées ?

Je suis absolument d’accord avec vous : c’est une objection forte de dire que ça n’intéresse pas les gens. On ne peut pas défendre la démocratie, prendre au sérieux les objections des uns et des autres, et ne pas prendre en compte cette objection, parfois émise par les citoyens eux-mêmes : « j’ai envie de m’occuper de mes affaires, et laisser des professionnels, payés pour ça, s’occuper de ces affaires-là. » Cela étant, je crois qu’aujourd'hui, ce problème-là se pose de manière ardente, comme il s’est posé à d’autres moments de notre histoire collective : la Révolution française, 1848, le moment de la Commune. Ce sont des moments d’explosion politique, de politisation de la population, où cette volonté de ressaisie se fait.

Votre objection aurait tenu il y a 30 ou 40 ans. Mais aujourd'hui, on le voit bien, et notamment lors des dernières élections, on s’est rarement senti aussi contraints de voter pour tel ou tel, pour éviter le FN, ou de s’abstenir. En 2002, quand le FN était au deuxième tour, on s’était dit : « c’est un accident ». La deuxième fois, c’était une autre ambiance : « c’était un système ». C’est donc le contexte qui me pousse à dire que le moment est venu pour une ressaisie de cet espace.

C’est pourquoi le moment est venu pour une ressaisie de cette espace, et pour plein d’autres espaces : on assiste aujourd'hui à une dé-division du travail – ou plutôt, on revient sur une partie de la division du travail. Il y a une partie des choses qu’on faisait faire à d’autres, et qu’on fait maintenant soi-même, pour plein de raisons.

 

Il y a un autre mythe auquel vous vous attaquez : celui du chaos conjuré. Vous parlez implicitement de Hobbes : à l’état de nature, l’homme est un loup pour l’homme, et le seul moyen de conjurer cette guerre civile latente, c’est la hiérarchie sociale – et pour le pouvoir, cette hiérarchie se manifeste selon vous par la démocratie représentative. Comment vous opposez-vous à ce mythe du chaos conjuré ?

L’objection est d’abord de principe. Vous avez raison de citer Hobbes, c’est effectivement lui que j’ai en tête. C’est un grand génie, mais dont les présupposés sont extraordinairement contestables, à commencer par son pessimisme anthropologique : une fois que vous l’avez admis, il affirme qu’un bébé qui aurait une force surhumaine tuerait son père et violerait sa mère. Il a des formules stupéfiantes. Néanmoins, on n’est pas obligé d’admettre que l’irrationalité fondamentale de l’homme soit causée par son incorrigibilité, même à l’état naturel, par la confrontation avec les autres, ou à des expériences pénibles. Kant nous aide à réfuter Hobbes. Il affirme que le problème politique est solvable même par un « peuple de démons », parce que, même des gens terribles peuvent comprendre que ce n’est pas dans leur intérêt de chercher toujours des coups aux autres.

En sus des principes, il y a les faits : aujourd'hui, à l’ère des attentats, je trouve stupéfiant le contraste entre la réaction de la société civile et celle de la classe politique. Alors que la société civile exprime principalement sa tristesse, sa peur ou sa colère, la classe politique s’adresse des invectives réciproques et met de l’huile sur le feu en multipliant les oppositions entre les uns et les autres, au point d’aboutir à une crispation de type hobbesienne, du « tous contre tous ».

 

Il y a un dernier mythe auquel vous vous opposez : celui de la volonté libre. En droit, en démocratie représentative, on part tous du principe que la liberté est donnée ; or, elle est toujours à conquérir, à construire. Pourriez-vous revenir sur ce mythe, et nous expliquer à partir de quel moment on peut dire d’un citoyen qu’il est assez libre pour avoir une véritable, une substantielle valeur politique ?

Ecrire un livre, c’est aussi un exercice démocratique : vous créez le débat. Beaucoup de gens m’écrivent autour de ce livre et formulent des objections. J’ai utilisé l’expression de « volonté libre », qui a créé beaucoup de malentendus : peut-être aurais-je dû parler d’identité politique.

J’utilise l’expression de volonté libre au sens spinoziste du terme, c’est-à-dire en référence à sa conception de la « libre nécessité ». Être libre, c’est agir d’après sa nature, son esse (essence, être), ce que l’on est. Quelqu'un qui a de la volonté, c’est quelqu'un qui veut une chose fondamentale, c’est quelqu'un qui dit qu’il a toujours pensé ça. C’est par exemple Michel Onfray : « J’ai toujours pensé ça ; j’ai toujours été de gauche libertaire, il pourrait se passer n’importe quoi, je le serai ». C’est ma conception, mon identité : cela traversera le temps, je persévérerai dans mon être. C’est la conception de libre nécessité au sens spinoziste du terme.

Pour ma part, je voudrais subsister cette expression de « volonté libre » à celle d’« identité politique ». Si votre espace politique est composé d’essences, d’identités politiques qui s’affrontent inévitablement, le problème politique ne peut pas être résolu. Certains assument l’indépassabilité du conflit : « il faut qu’une nouvelle hégémonie succède à une autre, celle d’aujourd'hui, l’hégémonie libérale – et puis tant pis pour ceux qui ne seront pas d’accord ». Cette attitude-là se défend dans le cadre actuel, parce qu’en effet, ceux qui gagnent les élections gagnent tout. Mais si la situation actuelle instaure le règne du fait majoritaire, il me semble souhaitable de le dépasser en se libérant de l’injonction de se définir une identité politique définitive et essentielle.

Nous devrions tendre vers un système politique dans lequel je ne suis pas redevable des décisions que j’ai prises auparavant – ce qui suppose une forme de démocratie directe. Chaque question politique supposerait un effort spécifique, et je ne pourrais pas dire simplement : « Moi je suis de la gauche libertaire, moi je suis libéral, moi je suis de tel parti : donc, c’est ça que je devrais penser de tel sujet, et puis en plus on va me dire ce que je dois penser dessus ». Non, dans une démocratie totalement libérée, l’horizon vers lequel on devrait tendre est celui où chaque question suppose un effort spécifique.

C’est alors qu’on peut opposer deux concepts de la liberté. Ce concept spinoziste – être libre, c’est persévérer dans sa libre nécessité ; et un concept sartrien : la liberté est cette capacité que l’on a de s’arracher sans cesse à ce que l’on a été, de ne pas se sentir redevable de ce que l’on a été – à condition évidemment de prendre les questions posées au sérieux.

 

Dans ce même chapitre consacré à la volonté libre, vous reprenez une distinction de Jean-Jacques Rousseau, entre volonté de tous et volonté générale. Vous dites que le bon citoyen, le véritable citoyen, ne vote pas selon ses propres intérêts, mais selon la volonté générale, c’est-à-dire l’intérêt de tous : il doit avoir l’horizon de l’intérêt républicain, au sens neutre du terme. Cette idée tient-elle, quand on voit à quel point les sondages montrent les déterminismes économiques, sociologiques qui trament les décisions politiques de chacun ? Peut-on véritablement voter sans considérer ses intérêts privés ?

Vous avez raison, je reprends cette distinction posée par Rousseau entre volonté générale et volonté de tous, mais pour en dire quoi ? Je l’entends dans un sens un peu différent de celui qu’on entend communément. Je ne crois pas que Rousseau dise que la volonté vise l’universel, puisque c’est le premier mythe que je dénonce – l’idée selon laquelle il y aurait ces fins en soi, qu’il faudrait poursuivre, dont certains seraient détenteurs ; tandis que d’autres, en revanche, seraient pris dans leurs passions particulières. Ce que dit Rousseau, me semble-t-il, c’est que la confrontation entre les différents points de vue dégage la volonté générale. Chez Rousseau, celui qui « délibère » doit se retrouver tout seul. Quand il dit « délibère », il veut dire « décider » : c’est ce sens qui prime au XVIIIe siècle, il faut qu’il y ait confrontation d’idées. C’est pourquoi la veille des élections, on estime qu’il ne faut pas de campagnes, que chacun doit décider en son âme et conscience, pour voter.

Beaucoup d’entre nous aimeraient que le même esprit s’applique pour des sujets spécifiques, dans le cadre d’une démocratie directe. Il y a des décisions où l’on est soi-même perdant, de manière spécifique, c’est certain. Je suis professeur de philosophie, vous l’avez rappelé. J’ai eu aussi des activités syndicales : dans ce cadre, il m’est arrivé de dire qu’il y a un certain nombre de décisions où mes intérêts sont perdants. Cela étant, je ne veux pas y perdre tout le temps. C’est bien pourquoi la volonté générale doit continuer à être la confrontation entre les différents points de vue : chacun doit continuer à faire valoir ses intérêts.

 

Comment peut advenir cette démocratie réelle que vous appelez de vos vœux ? Est-ce qu'elle pourra advenir par un processus démocratique, pacifique, ou bien sera-ce par un processus violent, ou révolutionnaire, puisque les derniers mots de votre essai paraphrasent Sade : « encore un effort pour être démocrate » ?

Par essence, je n’aime pas la violence. Ces bouleversements vont advenir, j’en suis certain. Regardez ce qui se passe autour d’Emmanuel Macron : les gens les plus pessimistes ou optimistes, selon leur bienveillance vis-à-vis du président, reconnaissent que nous sommes déjà dans une situation terrible – et je ne m’en réjouis absolument pas. Remettre l’essentiel du pouvoir à une personne, qui fondamentalement décide, est une contradiction qui, comme toutes les contradictions dans l’histoire, au bout d’un moment, produit des bouleversements massifs.

Je veux vraiment que cette idée s’impose et qu’à un moment, assez naturellement, les réformes institutionnelles et culturelles sur la question démocratique émergent – car l’autre possibilité, c’est l’épisode fasciste. Or, si on continue sur cette voie, l’extrême-droite passera. Quand je parle de violence, je parle plutôt d’énergie : je pense à 1905, où la séparation des Eglises et de l’Etat était un exercice sportif. Il faut une démarche énergique, que je ne souhaite en aucune façon violente.