Une analyse du fonctionnement des camps nazis de leur création en 1933 à la chute du régime nazi en 1945.

KL, abréviation de Konzentrationslager (camp de concentration en Allemand) est un ouvrage très attendu pour tous ceux qui s'intéressent à l'histoire du nazisme (voire de la Seconde Guerre mondiale de façon plus générale). Fruit d'un long travail de recherche de la part de Nikolaus Wachsmann, professeur à Birkbeck College (Université de Londres), ce livre conséquent (1159 pages) a pour but de proposer une histoire globale des camps nazis. Pour Wachsmann, il ne s'agit pas seulement d'étudier le fonctionnement des camps de leur création en 1933 à leur disparition en 1945 avec la chute du nazisme, il s'agit aussi de se poser la question du « pourquoi ces camps » ? Ce questionnement, valable dès l'arrivée au pouvoir d'Hitler et de ses sbires, est encore d'actualité plus de 85 ans après. Le travail de Wachsmann s’intéresse donc aussi à la mémoire de ces camps dans la société occidentale. KL a donc pour objectif de dévoiler les raisons de l'ouverture des camps par les nazis, mais aussi leur fonctionnement, d'abord empirique, puis peu à peu organisé par les SS dirigés par Eicke pour l'administration des camps. Les travaux de Wachsmann sont dans la lignée de ses prédécesseurs Raul Hilberg ou Saul Friedländer ; ils apportent toutefois une vision plus globale (du petit camp local éphémère au « monstre » Auschwitz-Birkenau) et plus à long terme (de leur création à leur mémoire actuelle) autour des camps nazis.

Outil de terreur idéologique du IIIe Reich, les camps servent dès l'accession au pouvoir d'Hitler à enfermer d'abord tous les opposants politiques. Puis, ceux-ci deviennent peu à peu l'instrument majeur de ceux que les nationaux-socialistes allemands appellent l'épuration sociale : tous ceux qui dévient de la norme aryenne fixée par le Führer y sont enfermés (homosexuels, asociaux, malades mentaux). Enfin, avec l'élargissement du Reich lors de la Seconde Guerre mondiale, ils deviennent le cœur d'une économie de travail forcé où tous les ennemis du IIIe Reich sont enfermés pour servir les nazis, à l'image des Slaves ou des Juifs.

Dès les débuts, les camps sont des lieux d'une instrumentalisation de la violence par les SS qui en font un moyen de terroriser les détenus. KL, fruit d'un minutieux et fastidieux travail de dépouillement d'archives (dont de très nombreux témoignages de détenus ou de geôliers) de Nikolaus Wachsmann permet de mettre en lumière ce monde si particulier et ô combien horrible des camps nazis. Ce souci de l'utilisation des témoignages permet donc de retranscrire au plus près la réalité de la vie quotidienne des détenus de ces différents camps. Cette plongée dans l'horreur, parfois très dure, était nécessaire pour faire une histoire globale des camps, ce que Wachsmann réussit parfaitement à travers KL qui est appelé à devenir une référence dans les recherches historiques sur le nazisme.

 

1933-1945 : l’évolution du fonctionnement des camps

Les premiers camps de concentrations nazis sont contemporains de la nomination d'Hitler comme Chancelier le 30 janvier 1933. Dans les jours qui suivent, des dizaines de lieux de détentions contrôlés par les SA ouvrent aux quatre coins de l'Allemagne. La majorité d'entre eux sont éphémères, d'autres, à l'image de Dachau sont appelés à durer. Situé près de Munich, ce camp devient peu à peu un modèle pour tout le système concentrationnaire du IIIe Reich grâce à la figure de son directeur, Eicke, appelé à devenir l'organisateur du développement de tout le réseau des camps en Allemagne, puis dans les pays soumis à celle-ci durant la Seconde Guerre mondiale.

Au fur et à mesure de l'installation des nazis au pouvoir, les camps évoluent et deviennent durable. Dachau, puis Buchenwald deviennent rapidement des référence dans le domaine de la terreur organisée par les SS qui se sont rapidement arrogé la gestion des lieux de détentions, après avoir éliminé leurs rivaux de la SA en 1934. De l'amateurisme des débuts en 1933, les camps deviennent peu à peu les lieux d'une violence institutionnalisée des SS contre tous les ennemis du Reich qu'ils soient politiques, sociaux ou raciaux.

À partir de 1939, avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, les camps voient leur fonctionnement évoluer vers deux directions : l'institutionnalisation des travaux forcés qui deviennent une vraie activité économique nécessaire pour le Reich mais aussi vers l'extermination des Juifs et des Tziganes en particulier. Leur localisation suit l'avancée des forces allemandes, vers l'Est en particulier. Ainsi la Pologne se couvre de camps dont le plus tristement célèbre est situé près de Cracovie : Auschwitz.

Auschwitz résume à lui seul l'évolution du système concentrationnaire : d'un camp de concentration ouvert en 1939 avec l'invasion de la Pologne, Auschwitz devient peu à peu un camp de travaux forcés, où la main d’œuvre servile travaille pour l'industrie allemande (ici IG-Farben), mais aussi un centre de mise à mort pour les Juifs en particulier dans son extension de Birkenau. Loin des tâtonnements des débuts, en 1939, les SS ont mis en place un univers concentrationnaire qu'ils ont rationalisé.

 

Sociologie des détenus, sociologie des bourreaux

KL, une histoire des camps de concentration nazis permet également de mieux comprendre le microcosme sociologique à l'intérieur de chaque camp, d'appréhender la négation de l'humanité des détenus par les SS qui ont droit de vie et de mort sur ces derniers. Portraits de bourreaux ou de victimes, KL s'appuie sur de nombreux témoignages qui permettent de comprendre cet univers si particulier.

Nikolaus Wachsmann dresse parfaitement la typologie des personnes qui se retrouvent enfermées dans les camps nazis. Le profil des détenus évolue avec le temps, selon les axes donnés par la politique nazie. Les camps sont des instruments de terreur au service du pouvoir. Les premiers détenus sont des opposants politiques. Il y a tout d'abord les membres du KPD (parti communiste allemand), les plus farouches opposants aux nazis. Puis, durant l'été 1933, de nombreux membres du SPD (parti socio-démocrate allemand), pour la plupart des soutiens de la république de Weimar honnie par Hitler sont eux aussi enfermés dans ces camps de détention préventive. En effet, la plupart des déportés des débuts ne savent pas pourquoi ils se retrouvent enfermés, ni pour combien de temps. Dans le cadre de la république de Weimar moribonde, les nazis profitent d'un vide juridique pour éloigner les opposants politiques qui pourraient tenter de limiter leur influence grandissante au Reichstag. Beaucoup de ces détenus politiques qui ont survécu aux brimades et autres accès de violence de SS à leur arrivée dans le camp passent parfois de nombreuses années derrière les barbelés.

Les marginaux, les homosexuels, les handicapés mentaux : tous ceux qui ne rentrent pas dans la norme sociale « aryenne » définie par la doctrine nazie se retrouvent à leur tour enfermés dans les camps, subissant d'ailleurs les pires brimades du fait de leur présupposée déviance. Dans l'ordre chronologique de l'enfermement, avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, il y a les déportés raciaux, c'est à dire tous ceux jugés comme des « sous-hommes » par Hitler : les Juifs et les Tsiganes. De nombreux Juifs sont déportés avant la guerre, mais ils le sont prioritairement du fait de leur appartenance politique : leur statut était encore plus intenable car les SS les martyrisaient encore plus du fait de leur appartenance politique et « raciale ».

KL, une histoire des camps de concentration nazis permet aussi d'appréhender et d'analyser la personnalité de certains SS. Himmler, leur chef suprême apparaît à de nombreuses reprises, dans l'ombre, tirant les fils lui permettant peu à peu avec sa SS de contrôler l'appareil policier allemand. Nikolaus Wachsmann montre d'ailleurs très bien comment les SS se sont servis des camps pour asseoir leur pouvoir sur la société allemande. Ainsi, c'est la prise de contrôle des camps qui a permis à la garde noire d'Hitler d'éliminer en 1934 les chemises brunes de Röhm. L'un des artisans de cette politique concentrationnaire a été Theodor Eicke. Premier chef de Dachau, il devient l'homme de confiance d'Himmler en éliminant lui-même Ernst Röhm lors de la « nuit des longs couteaux »   . C'est ensuite lui qui, sur le modèle de ce qu'il a déjà mis en place dans le camp bavarois de Dachau, exporte le modèle dans tout le Reich, puis dans tous les territoires occupés par les nazis durant le second conflit mondial. Il est d’ailleurs nommé par Himmler inspecteur des camps de concentration. Eicke est aussi à l'origine de la création des unités SS « Totenkopf » (tête de mort) qui étaient à la fois chargé de la gestion des camps puis de l'extermination en Europe de l'Est à partir de 1941 : les unités d'Einsatzgruppen, à l'origine de la « Shoah par balle » en Ukraine et dans les pays Baltes notamment, étaient des SS Totenkopf. Elite morbide du IIIe Reich, ils effectuaient toutes les basses besognes.

Outre Eicke, d'autres bourreaux SS sont décrits par Wachsmann, en particulier Sepp Dietrich, l'âme damnée de Eicke. Que ce soient des dirigeants de la SS ou de simples membres de cette unité paramilitaire, la présentation de Nikolaus Wachsmann permet de mieux saisir les motivations de ces hommes à semer la violence et la mort, ainsi que les moyens qu'ils ont employés pour servir la cause nazie. Le travail de l'historien britannique se rapproche ici de la biographie de Krüger, chef de la SS en Pologne occupée, que vient de publier Nicolas Patin.

 

Du travail forcé à l'extermination

KL, une histoire des camps de concentration nazis dresse clairement la typologie des différents types de camps et de leur évolution, cherchant ainsi à répondre aux exigences d'Hitler et d'Himmler. Les camps nazis sont créés à l'origine en vue de terroriser les déportés ; les premières tentatives de travaux forcés dans les marais de l'Emsland se soldent néanmoins par un échec. Puis, avec la « rationalisation » par les SS de certains « camps modèles » comme Dachau en Bavière puis Buchenwald (ouvert en 1937, près de Weimar en Thuringe), le travail forcé devient peu à peu une norme au sein des camps de concentration nazis.

Avec la Seconde Guerre mondiale, le réseau de camps se densifie : il faut accueillir plus de détenus politiques (résistants ou opposants dans les différents pays occupés) mais aussi et surtout raciaux (Juifs, Tsiganes d'Europe de l'Est principalement). Le travail forcé devient donc le quotidien des détenus dans les camps. Mais, face au grand nombre de Juifs qui tombent sous leur coupe, les nazis cherchent à les enfermer dans des ghettos au cœur des grandes villes ou à les exécuter (Shoah par balle). En janvier 1942, à la conférence de Wannsee, Heydrich, le bras droit d'Himmler, opte pour la « Solution finale », c'est à dire l'ouverture de gigantesques centres de mise à mort en Europe de l'Est. Parmi eux, dans le plus tristement célèbre, Auschwitz-Birkenau, les SS sont directement à l'origine du massacre de plus d'un million de Juifs.

Entre 1933 et 1945, les camps nazis ont évolué, Nikolaus Wachsmann le montre parfaitement dans KL, une histoire des camps de concentration nazis. Ce livre est donc une très bonne mise au point, précise et pointue, sur le système concentrationnaire nazi. Sa lecture, certes longue et parfois fastidieuse, est nécessaire pour comprendre l'évolution des camps qui suit celle du régime nazi, dans la terreur et l'horreur. Il fait donc à travers KL un devoir d'histoire nécessaire sur ce sujet difficile. Nous parlons ici de devoir d'histoire et non pas de devoir de mémoire car Wachsmann étudie le sujet en historien : la mémoire (des détenus, des bourreaux et même des camps dans la société actuelle) est une des sources : le but de Wachsmann est avant tout de comprendre le phénomène concentrationnaire et de le faire comprendre. Pari réussi