Après un XXe siècle marqué par la critique et l'expérimentation, la littérature française du siècle qui commence se caractérise par un effort de réparation, à l'image de la société qui la lit.

Si la littérature française du XXe siècle fut celle des destinées singulières et de la critique, le roman du XXIe siècle sera-t-il celui des vies ordinaires et de la réparation ? Telle est en tout cas la tendance émergente que diagnostique Alexandre Gefen, directeur de recherches au CNRS, à la lecture des œuvres qui ont marqué les quinze dernières années. Dans son dernier essai, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle (José Corti, 2017), il pose un constat qui sans doute fera date : celui du retour des écrivains dans la rugosité du monde social.

 

Nonfiction : Contrairement à ce qu’on pourrait penser en parcourant trop rapidement la couverture de votre livre, il ne propose pas une histoire de la littérature au XXIe siècle, mais plutôt une histoire de la société française au prisme de sa littérature. Est-ce bien dans ces termes qu’il faut comprendre votre projet ?

Alexandre Gefen : Il est trop tôt pour prétendre historiciser quinze ans de littérature : pour dégager des tendances proprement littéraires, on est encore myope, il faut laisser passer plus de temps pour avoir le recul suffisant. En revanche on peut déjà dégager des préoccupations esthétiques, des thématiques, des objets d’écriture qui reviennent avec une certaine régularité. Il suffit par exemple de regarder le catalogue de la Bibliothèque nationale pour constater que les écritures de soi, l’expression de la mémoire personnelle et collective ou l’autofiction ont été investies massivement, dans un temps assez resserré, par les plus grands écrivains de l’époque tels qu’Annie Ernaux comme par des écrivains plus modestes ou amateurs. J’ai fait des statistiques qui confirment qu’à ce sujet, on peut observer une propension très significative. De même, le nombre de récits de deuil, de maladies et de transmission mémorielle de ce qui a disparu est tellement manifeste qu’on a des raisons de vouloir comprendre ce phénomène caractéristique de l’époque. Pourquoi produit-elle autant de récits de soi, de la maladie, du deuil, du souvenir sous toutes ses formes ? Pourquoi aussi autant de récits sur les provinces abandonnées, les banlieues laissées à elles-mêmes et sur tous ces espaces désertés par l’ordre symbolique ? Dans l’ensemble, on constate qu’un grand nombre de récits contemporains essaient de penser la communauté, de s’intéresser à l’altérité. J’ai donc voulu cartographier ces récits et ces thématiques que la littérature contemporaine veut désormais adresser, dans une rupture assez nette avec la littérature française qui l’avait précédée, très abstraite, très conceptuelle, très formaliste

 

Si la rupture est nette, le XXe siècle a lui-aussi produit de nombreux auteurs qui travaillent l’écriture depuis leurs propres failles. Deleuze, que Foucault annonçait comme celui qui pourrait être le philosophe du XXe siècle, encourageait d’ailleurs la littérature à plonger au fond de soi, mais pour en explorer la part de folie, la béance. Où se situe précisément la rupture entre cette « expérience-limite » à la manière du XXe siècle et l'écriture de soi à la manière du XXIe siècle ?

Effectivement, la littérature française est restée marquée par une vision très romantique de la littérature comme exploration des possibles par un poète inspiré, qui va trouver dans sa subjectivité quelque chose de rare et de précieux, mais aussi quelque chose qui ne va apporter qu’à lui seul. Le modèle romantique est déterminé par l’idée que chacun est dépositaire du sublime, de l’absolu, et cela engage d’ailleurs la responsabilité de chacun par rapport à son destin. Dans ce sens les personnages d’inspiration romantique sont des mages, ils se sentent investis d’une mission. Ce modèle-là est aussi celui d’une expressivité centrée sur l’expérience de l’extraordinaire. Or ce sont déjà deux grandes différences avec l’écriture de soi du XXIe siècle, davantage tournée vers l’autre et vers l’ordinaire.

Deleuze, que vous mentionnez, fait déjà un énorme pas par rapport à cette tendance. Il réfléchit à des communautés à construire, à ce qu’une forme de santé profonde peut gagner par l’expression personnelle. Mais en explorant cette voie, il se situe déjà très loin des poètes de la folie, qui mènent une expérience limite du monde. Quant aux écrivains d’aujourd’hui, ils ne cherchent plus du tout à aller vers ces limites du monde. Au contraire, ils entendent bien être dans le monde. Ils ne s’intéressent plus aux formes extrêmes de la subjectivité, mais à ses formes ordinaires, qu’ils essaient de décoder. Bref, on n’est plus dans un geste de construction d’objets esthétiques extraordinaires, mais dans l’élaboration esthétique de l’ordinaire. Les « formes de vie » et les modèles d’expressivité qui viennent du romantisme, c’est-à-dire les différentes figures de la singularité, sont généralisés à tous et à toutes, au lieu d’être réservés à quelques élus qui entretiendraient un rapport privilégié avec le génie de leur inspiration. En d’autres termes, en se rapprochant des préoccupations communes et quotidiennes, la littérature contemporaine s’attache à déceler la singularité dans les existences quelconques.

 

Dans ces conditions, comment se reconfigure la situation sociale de l’écrivain ? Son autonomie est-elle redéfinie par cette proximité renouvelée avec le monde social ?

Les auteurs du XXIe siècle ont assurément un rapport plus direct aux lecteurs, aux communautés dont ils parlent, à celles auxquelles ils parlent. Cela les conduit à proposer une littérature qui se saisit beaucoup plus concrètement des sujets de société ou des grandes questions éthiques : par exemple Maylis de Kerangal s’empare directement de la question des greffes d’organes ou de celle des migrants, Pierre Bergounioux reprend de livre en livre la question des provinces, d’une manière générale les questions de la maladie et des hôpitaux sont abordées de manière beaucoup plus régulière et surtout beaucoup plus directe.

 

Ce nouveau rapport de l’écrivain et de son public n’est-il pas aussi à mettre en relation avec la question du financement de l’écriture ? Dans quelle mesure peut-on mettre en relation cette nouvelle condition sociale de l’écrivain avec sa condition économique ?

Le fait que très peu d’écrivains vivent de leur plume n’est pas nouveau, en revanche une dimension économique plus nouvelle réside dans le fait que beaucoup d’auteurs vivent désormais d’ateliers d’écriture ou de résidences d’écrivains dans lesquels ils sont conduits à enseigner, à accompagner des personnes qui s’essayent à l’écriture ou à faire des lectures publiques. Ces nouveaux écrivains ne peuvent plus se contenter de l’autonomie de la littérature, qui est un concept simultanément esthétique et sociologique. Je crois que la fin de l’autonomie de l’esthétique va avec la fin d’une autonomie sociologique de l’écrivain, c’est-à-dire qu’une forme de contrainte esthétique découle d’une nouvelle position sociale des écrivains. Ils sont aussi de plus en plus présents sur les réseaux sociaux, dans les festivals… Ce qui les rattache de façon plus directe aux questions philosophiques, morales, éthiques, existentielles ou sociétales qui sont devant eux. Dans ce sens, leur écriture se comprend aussi comme une réponse à une demande sociale.

 

Comment qualifieriez-vous cette esthétique de la littérature française du XXIe siècle tel qu’il commence ?

J’ai le sentiment que la préoccupation formelle des auteurs de la fin du XXe siècle, très liée à un appétit d’innovation pour l’innovation, et que le positionnement des choix esthétiques individuels par rapport à ceux de ses prédécesseurs intéressent moins les écrivains d’aujourd’hui. On se demande moins « Comment écrire un roman après x ou y ? ». La question est plutôt de savoir comment mettre les moyens de l’œuvre au service d’une question éthique, sociale ou métaphysique. On n’en revient pas pour autant à un régime purement instrumental et rhétorique de l’esthétique, mais l’autonomie de l’esthétique a pris un grand coup, et si le moyen à déployer est celui d’un langage ordinaire et non châtié, d’une littérature « blanche », on n’hésite plus à l’emprunter. Le registre du rêve avec son discours désarticulé, la sophistication de la langue ou le souci du grand style ne sont plus toujours premiers : le grand style peut revenir si, comme le dit Marie-Hélène Lafon, il permet de suppléer la triste condition des personnes en situation de relégation que les auteurs entendent valoriser, ou si, comme chez Bergounioux et Michon, la grande langue est mise au service du minuscule. C’est à peu près la même chose qu’on observe chez les Incultes (Maylis de Kerangal, Mathias Enard, Mathieu Larnaudie, etc.).

 

Cet usage de la langue correspond finalement à ce que vous désignez, dans votre livre, comme la fonction sacerdotale de l’écrivain contemporain : dans ces conditions, la fonction de l’écrivain et celle du prêtre se ressemblent dans la mesure où être auteur, c’est servir.

Ecrire, à notre époque, cela revient effectivement à concevoir le travail d’écriture comme celui d’un porte-parole, d’une personne missionnée : un rôle qu’assume pleinement par exemple Emmanuel Carrère. Pierre Michon exprime aussi très clairement qu’il se met au service d’une opération de sauvetage métaphysique de ses cousins disparus dans l’anonymat. L’écrivain du XXIe siècle devient une sorte d’écrivain public, selon une préoccupation dont la dimension religieuse est en effet très forte.

 

En l’occurrence dans votre livre, vous parlez de « mystique », d’« eschatologie », de « rituel », vous expliquez comment la littérature réconcilie le monde, comment elle réconcilie aussi le sujet. Jusqu’à quel point la littérature contemporaine investit-elle les multiples fonctions d’une religion sans dieu ?

Autant le régime de vocation, la vision monacale de l’écrivain et sa sainteté, qui étaient pensés sur le mode religieux au XIXe siècle, sont sans doute moins actifs aujourd’hui où la figure de l’écrivain s’est normalisée, autant la littérature vient prendre en charge toute une série de questions qui étaient auparavant laissées à l’ordre du religieux, en particulier le rapport au temps et à la mort. Pour les enterrements, de nos jours, beaucoup de gens qui ne se rattachent pas à une religion lisent des poèmes. Les pompes funèbres ont des livres dans lesquels on peut trouver toute une série de poèmes de deuil qui seront prononcés à la place des requiems catholiques ou des kaddishs judaïques. La laïcisation du monde a comme contrepartie de laisser vide toute une série de fonctions, et notamment l’accompagnement dans les temps forts de la vie ou dans la mort des individus : c’est aussi là que l’art et la littérature interviennent désormais. Bien sûr, l’art a toujours été lié au religieux et aux moments de la vie pris en charge par la religion – les mariages, les enterrements, etc. Mais pour beaucoup d’entre nous, désormais, le rite et les prêtres ont cédé l’essentiel de la place à la poésie et à la musique. A un niveau plus général, les grandes questions métaphysiques ne peuvent plus, elles non plus, être prises en charge par le seul discours social laïc : le recul de la « religion républicaine » dans ce domaine a pour conséquence qu’on se réfugie dans ses propres croyances où les modèles artistiques et littéraires ont beaucoup de place.

 

Votre livre souligne de manière saisissante à quel point la littérature contemporaine est aussi « religieuse » dans le sens où elle s’empare de « ce qui relie », par son investissement de l’histoire et de la mémoire et particulier. L’écrivain du XXIe siècle se démarque-t-il de ses prédécesseurs par un effort plus marqué pour « faire communauté » ?

Prenez l’exemple d’Annie Ernaux. Dans Les années, qui est sans doute l’un des chefs d’œuvre du début du XXIe siècle, elle récapitule l’après-guerre pour toute une génération, tout un milieu sociologique. Elle essaye de sauver quelque chose d’une mémoire qui est d’abord quelque chose de personnel (une épiphanie de la mémoire qu’elle va essayer de préserver), mais elle le fait dans un geste dont la portée est collective. Ce qui l’intéresse, c’est de savoir en quoi elle a incarné une couche sociale, un déterminisme inscrit de femme issue d’un milieu modeste dans un bourg de Normandie, etc. Au fond, elle ramène à la vie toute sa génération. C’est aussi ce qui explique qu’elle ait rencontré au succès extraordinaire : parce qu’à travers son souvenir, elle a compris la mémoire historique, la mémoire commune de tas de gens qui se sont reconnus et qui ont été portés par son discours sur son temps. C’est là qu’on voit comment un écrivain peut se retrouver à assumer des fonctions collectives : en livrant une histoire dans laquelle les contemporains peuvent se reconnaître.

 

Au niveau de cette fonction collective, le souci de « réparation » et de « réconciliation » de la littérature contemporaine laisse-t-il encore une place à une dimension politique de l’écriture ? Ou plutôt, quelle place fait-elle à la pluralité ?

Beaucoup d’écrivains du XXIe siècle ont encore une ambition politique, mais ce n’est plus celle d’un Jean-Paul Sartre, par exemple : il ne s’agit plus de changer le monde, de faire advenir une révolution, mais de mettre des mots sur des objets non vus, des situations non connues, de donner la parole à des groupes sociaux qui n’ont pas de voix dans l’espace public… Il peut s’agir très concrètement d’accompagner des SDF, par exemple, comme le fait François Bon : dans ce cas-là, il ne s’agit plus de parler pour eux, de se substituer aux acteurs, mais de parler avec eux et de les faire parler eux-mêmes. C’est un travail qu’on pourrait plutôt qualifier de « micro-politique », mais qui est important et nouveau, et qui se fait sur le terrain : le terrain social, les territoires à l’écart, etc. Dans ce sens il s’agit toujours d’un travail d’accompagnement et de ce que j’appelle effectivement un travail de « réparation ». Mais au contraire des littératures politiques du siècle dernier, il ne s’agit plus d’imposer une idéologie, d’installer ses solutions, de construire un horizon messianique : cette micro-politique, ou cette politique qui renoue avec le niveau local, consiste plus simplement à aller voir des gens, sur les lieux où ils vivent et où ils travaillent, pour comprendre leur vécu et mettre des maux sur leurs souffrances. Je crois que cet effort pour aller au plus près de la société est quelque-chose de nouveau. Hugo avait bien fait des reportages sur les prisons, mais en-dehors de cette vocation sociale qu’on rencontre parfois au XIXe siècle, nous avons peu d’exemples, dans la littérature du XXe siècle, de démarches qui soient aussi concrètes, aussi serrées, aussi inscrites dans les mots et le vécu des acteurs.

 

Michel Houellebecq et Virginie Despentes sont très peu présents dans votre livre, malgré leur succès considérable auprès des lecteurs. Or dans ce registre politique, on peut considérer qu’ils ont en commun de mettre le doigt sur les désastres les plus banals du capitalisme, en soulignant le caractère plus ou moins irréconciliable des conflits qu’il engendre. De ce point de vue, comment les situez-vous par rapport à votre modèle de la littérature de réconciliation ?

Houellebecq est quelqu’un d’extrêmement marginal, dans le sens où c’est un grand auteur de la discorde sémantique qui, idéologiquement, ne se situe pas très loin de l’extrême droite, et qui n’apporte certainement aucune contribution directe à la réconciliation de la France avec elle-même. Quand il réintègre la minorité des beaufs et quand il donne la parole à l’hétéro de classe moyenne de base, on peut se demander en quoi il accroît notre pouvoir de compréhension mutuelle et de vivre ensemble.

Pour ce qui concerne Virginie Despentes, la situation est différente : je ne l’ai pas suffisamment lue, mais c’est aussi quelqu’un qui a une pensée du commun, malgré le caractère très incisif de son propos, et de ce point de vue son absence est effectivement une lacune. Je ne me suis aperçu qu’à la fin de mon travail que j’avais sous-estimé son importance. Peut-être parce qu’elle se situe aux marges des genres. En tout cas il est certain qu’il y aurait matière à insister sur la façon dont elle met en œuvre ses propres processus de réconciliation, par la place qu’elle a accordée, par exemple dans King Kong théorie, aux femmes dominées à cause de nos « fragilités intersectionnelles », comme on dit…

 

Dans ces conditions, le paradigme de la littérature de la « réparation » ne serait-il pas plutôt une face d’une pièce dont l’autre face serait celle de la « discorde » ?

Effectivement je me suis plus intéressé aux acteurs de la réconciliation, de la réparation, de la reconstruction, qu’aux auteurs de la discorde. C’est particulièrement vrai dans l’omission de Houellebecq ou d’un autre auteur de la cruauté et du mal-être qu’est Régis Jauffret. A ces écrivains de la « discorde », on pourrait en ajouter d’autres : Nathalie Quintane, Emmanuel Carrère… Dans l’histoire de l’après-guerre littéraire et même du début du XXe siècle, le paradigme de la discorde est très présent : la dissonance et la critique sociale sont même le discours dominant. Pensons à Genet, à Sartre, à Duras, etc. La fonction critique est la fonction fondamentale de la littérature de cette époque et le XXIe siècle a encore son lot de grands moroses qui regardent avec mélancolie l’état de la société. Au XXe siècle, c’est un humanisme en crise, qui passe son temps à se critiquer, qui impose à la société de penser ce qu’ont été la guerre, la Shoah, donc la défaite de l’humanisme européen, et les écrivains n’ont cessé de tirer contre l’ordre social, contre tous les phénomènes de domination. D’après moi, pour cette raison précisément, les écrivains de la réconciliation représentent quelque-chose de beaucoup plus nouveau, dans leur effort de donner des outils pour penser les choses de manière un peu moins violente, pour envisager la manière dont on peut concevoir de vivre ensemble. C’est ce qui me conduit à insister dessus, même s’il est vrai que cet effort ne résume pas toute la littérature française du XXIe siècle.

Cependant il faut aussi nuancer la différence qui oppose ces deux paradigmes, puisque pointer ce qui fait mal est aussi un premier geste dans la recherche d’une solution. C’est comme cela que je comprends Despentes en tout cas : elle réinscrit les faits de domination dans le réel, au moyen d’une écriture post-esthétique, d’une manière qui n’a plus rien à voir, par exemple, avec ce que pouvait faire une Marguerite Duras qui se livrait à des pronostics très éthérés et très formels sur ce qu’est la condition amoureuse. De même Régis Jauffret a ce point commun avec Virginie Despentes d’être à la fois un écrivain de la « discorde » et un écrivain de l’« omnipersonnel » : c’est-à-dire que dans ses Microfictions, comme Despentes dans Vernon Subutex, il se déplace dans tous les espaces sociaux et dans tous les modes d’être, y compris les moins sympathiques ou les moins valorisés, d’une manière qui embrasse au moins du regard la fragmentation du monde, à défaut de pouvoir le tenir ensemble.

 

En évoquant le retour des écrivains au réel, au vécu, au terrain ou aux archives, vous suggérez finalement que la littérature se réapproprie une matière que la littérature formaliste du XXe siècle avait abandonnée aux sciences sociales – et dont un Michel Foucault, par exemple, s’était emparé pleinement. Comment se réorganisent, selon vous, les rapports entre la recherche en sciences humaines et cette nouvelle littérature française ?

L’écriture de mon livre est elle-même à l’image d’un contexte académique qui prend au sérieux la fécondité de la littérature pour observer le monde contemporain. Alors qu’au XXème siècle, création et université vivaient dans deux espaces totalement autonomes, depuis une vingtaine d’années, la littérature du présent est rentrée dans l’université. Ce qui fait qu’on a toute une génération de chercheurs qui travaillent sur le présent non pas comme le faisaient les critiques, mais selon des méthodes scientifiques ou selon une démarche qui croise celle du journaliste et celle de la science. Ce qu’on faisait déjà au XIXème siècle, d’ailleurs, comme le montre l’exemple de Sainte-Beuve. Mais par la suite, les évolutions de l’histoire littéraire et de la théorie littéraire n’ont plus permis de le faire : les objets des études littéraires étaient des objets lointains.

Maintenant, l’académie s’intéresse à nouveau aux objets proches : cette tendance est notamment marquée par les travaux de Dominique Viart. Les écrivains sont invités à l’université, on réfléchit sur eux et avec eux. Mais c’est un mouvement réciproque, puisque finalement, la resocialisation du métier littéraire qu’on observe dans les diverses manières dont les écrivains se rapprochent du monde social les porte aussi à travailler avec des universitaires. L’heure est à l’écrivain, précisément parce que celui-ci n’est plus dans sa tour d’ivoire : il n’est plus seul avec sa bibliothèque, mais de plain-pied dans le monde, notamment avec ses lecteurs et avec ses commentateurs.