Au Théâtre de la Bastille, une vibrante déclaration d'amour au roman de Flaubert et à son héroïne.

De nombreuses feuilles jonchent le sol d'une cage de scène vide. Le tapis qu'elles forment s'épaissit au fur et à mesure que d'autres feuilles s'ajoutent, jetées aléatoirement par les comédiens, tandis que les spectateurs prennent place dans la petite salle du Théâtre de la Bastille. Ces feuilles sont celles du roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary, dont il va être question tout au long du spectacle. Si elles peuvent d'abord évoquer d'automnales feuilles mortes, c'est pourtant ce roman qu'on a voulu détruire qui permet au spectacle de prendre vie.

 

Le spectacle d'un procès

Créé par Tiago Rodrigues avec des acteurs portugais, à Lisbonne, en 2014, le spectacle Bovary est remonté avec des acteurs français au Théâtre de la Bastille, à Paris, en 2016. C'est la version française, lauréate du prix de la Meilleure création d'une pièce en langue française du Syndicat de la Critique en 2016, qui est reprise actuellement au Théâtre de la Bastille.

 

Bovary / Tiago Rodrigues @ Théâtre de la Bastille, Paris [du 1 au 28 mars]

 

Bovary n'est pas, ou pas seulement, l'adaptation théâtrale d'un roman. Dans ce spectacle, il est bien question du roman de Flaubert, mais par le biais de son procès. En 1857, Flaubert et son avocat Jules Senard affrontent le procureur impérial Ernest Pinard au cours d'un procès pour outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs. Le réquisitoire et la plaidoirie, que Flaubert avait fait sténographier, ont été conservés et c'est à partir de ces sources que le texte du spectacle a été écrit.

Choisir d'adapter un procès est ingénieux, tant le tribunal est un lieu théâtral. Le dispositif dramaturgique favorise ainsi la prise de parole spectaculaire, mais aussi les conflits et autres tensions. Les adversaires se jaugent, se confrontent, luttent sans répit et se rejoignent parfois malgré eux. Leurs analyses du roman et en particulier du personnage d'Emma Bovary sont très proches, même si les conclusions qu'ils en tirent sont opposées : si le procureur présente Emma Bovary comme une figure de la luxure, l'avocat cherche à montrer qu'elle est dans le roman un contre-exemple dont le lecteur est invité à se détourner.

 

Défense et illustration d'un roman fascinant

Les cinq acteurs mènent la danse à un rythme effréné, incarnant Flaubert (Mathieu Boisliveau), Senard (David Gelselson), Pinard (Ruth Vega Fernandez), mais aussi plusieurs personnages du roman, au premier rang desquels Emma Bovary (Alma Palacios) et son époux Charles (Grégoire Monsaingeon). Au cours de la représentation, des extraits du roman lui-même sont en effet insérés, déclamés ou joués, avec intensité et avec brio. Au détour d'un coup porté par le procureur, paré par l'avocat, Emma apparaît ainsi, avec ses rêves, ses frustrations et son destin tragique.

 

  Madame Bovary version Tiago Rodrigues

 

Le commentaire de texte côtoie des scènes jouées, sans jamais donner l'impression d'assister à une leçon froide et dogmatique : alors même que ses entrailles sont constamment fouillées, exposées et analysées, le roman semble prendre vie. De plus, l'interprétation se dédouble : c'est à la fois celle des hommes de loi, lecteurs de Flaubert, et celle des comédiens qui jouent les personnages du roman. De nombreux autres interprètes se trouvent aussi dans la salle : les spectateurs, invités à assister au procès, à (re)découvrir les extraits du roman choisis par chacune des parties pour défendre sa thèse et, in fine, à réfléchir par eux-mêmes à ce qu'ils voient et entendent.

 

À travers une loupe

Tout ne peut être vu ou tout semble être une question de point de vue. Chacun son tour, l'avocat, l'auteur et le procureur, mais aussi les personnages eux-mêmes invitent à regarder de plus près un détail ou un autre du roman, comme à travers une loupe. Les paravents disposés sur scène rappellent l'ambivalence de cette démarche. Destinés à la dissimulation, ils peuvent découper des espaces dans l'espace. Mais surtout, ils cachent et montrent tout à la fois, comme les loupes dont ils sont constitués, car la loupe, si elle permet de voir en plus grand, ne permet pas toujours pour autant de mieux voir : en isolant un élément qu'elle expose, elle oblige à renoncer aux mille autres maintenus hors de son champ, c'est-à-dire, d'une certaine manière, dissimulés.

 

Madame Bovary version Tiago Rodrigues 3

 

Dans Bovary, le roman de Flaubert est finalement à la fois un prétexte et un sujet. Jouer le procès intenté à Flaubert à cause de ce roman permet de nous inviter à réfléchir à la place et au rôle de la littérature, et plus largement de l'art, dans notre société. Quel rapport au monde l'artiste peut-il ou doit-il permettre ? L'art peut-il être un danger ? Peut-il, au contraire, nous sauver ? Ces questions, parmi d'autres, sont au cœur d'un spectacle qui est dans le même temps une vibrante déclaration d'amour à Flaubert, à son roman et surtout à l'héroïne elle-même, agaçante et exaltée, parfois effrayante, mais si séduisante.

 

Bovary, d'après le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert et le procès Flaubert, spectacle de Tiago Rodrigues.

Du 1er au 28 mars 2018 au Théâtre de la Bastille.

Crédits photographiques : Pierre Grosbois.

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