Des compositions textiles déposent la couleur brute dans l’espace et la remettent à l’œuvre du temps, ouvrant un horizon infini d’interprétations.

Le Centre Pompidou consacre une exposition à l’œuvre de Sheila Hicks, artiste américaine installée à Paris depuis le milieu des années 1960. Rassemblant 145 œuvres, de 1957 à aujourd’hui, l’exposition présentée dans l’espace ouvert sur la ville de la Galerie invite le public à découvrir les diverses expressions d’un art qui, au moyen de coton, de laine, de lin ou de soie, exalte notre perception de la couleur, de la matière et de l’espace. Une vingtaine des pièces présentées appartiennent à la collection du Centre Pompidou, à la suite d’une récente donation au Musée national d’art moderne.

 

Sheila Hicks, ou la plastique du textile

Sheila Hicks entre les fils. Durant ses études à l’université de Yale dans la seconde moitié des années 1950, Sheila Hicks découvre les textiles précolombiens. Elle recueille aussi, à travers l’enseignement de Josef Albers, l’héritage du Bauhaus pour entreprendre un travail ébranlant la hiérarchie des pratiques, qui circule librement entre Bel Art, design et décoration. Au contact d’Albers, théoricien et praticien des couleurs, puis de l’architecte mexicain Luis Barragán, elle développe une œuvre où la couleur se maintient sans se confondre avec la forme, du fait du matériau.

Dans la seconde moitié des années 1960, dépassant le modèle de la tapisserie qui avait constitué

jusqu’alors la modalité dominante de l’œuvre textile, elle réalise des « soft sculptures », empilements de laine ou lin, ré-interprétables à chaque présentation. Dans la décennie suivante, elle inaugure une série de grandes sculptures souples, faites de lianes colorées tombant du plafond, qui déploient la couleur dans l’espace.

 

(Trapèze de Cristobal – Stedelijk Museum, Amsterdam.)

 

Certains ont pu écrire que la tapisserie était de l’ordre du féminin et de l’intime… et classer ainsi illico Sheila Hicks du côté des théories du genre ou encore de l’émancipation féminine, recouvrant ainsi son œuvre d’un a priori pour le moins problématique alors que son auteure entendait précisément la soustraire à tout enfermement au sein de catégories   . A rebours de ces injonctions tenaces, Sheila Hicks place au contraire son œuvre au seuil d’un travail d’interprétation. En conduisant le spectateur à regarder ces couleurs portées par la matière textile, elle l’invite à se rapprocher de l’œuvre dans la tentation du touché. Comme elle le montrera dans ce tissage nommé La clé (ci-dessous), là est l’énigme qui ouvre sur un horizon incertain.

 

Formes et couleurs

La forme des œuvres de Sheila Hicks n’est pas immuable. Sa matière rend possible la transformation – on l’étire, la déforme, la noue, la dénoue – pour se vivre au gré des circonstances, des lieux et des installations successives. Sheila Hicks est l’héritière tout à la fois d’un esprit qui est le résultat de son cheminement dans l’histoire de l’art et de pratiques textiles inspirées de l’Amérique précolombienne. Elle mêle ainsi les traditions, et une signification de l’art irréductible à la décoration, pour n’en privilégier aucune, créatrice de nouvelles règles où la couleur est fondamentale, le souffle religieux non négligeable – elle tisse des tapis de prières – et où l’espace est une contrainte pour l’artiste qui cherche d’abord à le conserver puis à en extraire un sens nouveau et enrichir ainsi le sens de son propre travail. Elle est à l’œuvre derrière les machines et sa main dispose, compose. Si la répétition mécanique est susceptible de produire de l’identique, elle est corrigée par la « prise en main » de l’artiste qui décide et fait.

 

Une cathédrale éphémère de couleurs où les temps se croisent

L’espace où se tient l’exposition est vitré et ouvert sur la rue. La lumière habite la salle. Démesurés, les écheveaux colorés de fils suspendus à un haut plafond évoquent une lumière inondant le lieu. Cette force de la verticalité et des couleurs transfigure le lieu en cathédrale où les tapis deviennent parfois des vitraux. Le temps du travail est ici suspendu. La composition Pêcher dans la rivière, située à l’entrée de l’exposition – organisée dans un espace circulaire – introduit la rupture qu’est la ligne horizontale, où le temps défile au rythme de l’eau de la rivière. L’exposition permet de croiser le temps en suspens de l’œuvre – littéralement suspendue – et le temps du passant-spectateur se créant son fil d’Ariane, au milieu des œuvres.

 

(Sheila Hicks, Pêcher dans la Rivière (detail))

 

Sheila Hicks refuse les distinctions classiques entre artiste et artisan, beaux-arts et arts appliqués, dessin et couleur. Empilant ici et là les tapis, elle fait émerger une tête, sorte de statuaire mêlant l’héritage colombien ou mexicain, l’Antiquité et l’art des cathédrales le temps d’une exposition, tissant ce que l’histoire de l’art sépare. Le musée est une machine à tisser les fils épars, à les nouer ou dénouer. À ce titre le travail de Sheila Hicks est exemplaire : elle fluidifie les relations – même et surtout dans leur opposition – et met en scène l’inachevé qu’est l’art par son refus du formalisme rigide.

 

Une peinture de la réconciliation et de l’entrelacs

Dans l’œuvre de Sheila Hicks, les deux sens du touché et de la vue, traditionnellement distingués au mépris du touché, retrouvent une complémentarité. L’art n’est ni pure contemplation, ni simple savoir-faire. Le spectateur se promène au milieu des œuvres, invité à expérimenter l’impuissance de la vision à rendre compte totalement de l’œuvre.

Descartes, dans La dioptrique, qualifiait l’organe de la vue à l’origine de « merveilleuses inventions » : « Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels celui de la vue étant le plus universel et le plus noble, il n'y a point de doute que les inventions qui servent à augmenter sa puissance ne soient des plus utiles qui puissent être. Et il est malaisé d'en trouver aucune qui l'augmente davantage que celle de ces merveilleuses lunettes qui, n'étant en usage que depuis peu, nous ont déjà découvert de nouveaux astres dans le ciel, et d'autres nouveaux objets dessus la terre, en plus grand nombre que ne sont ceux que nous y avions vus auparavant ». Le XVIIe siècle est effectivement marqué par la perspective, le dessin et le « point de vue ». La vision privilégie le dessin par la construction géométrique de l’œuvre et finit, comme le fait Descartes, par absorber le sens du touché dans celui de la vision.

On retrouve chez Sheila Hicks ce que Léonard de Vinci écrivait, plus tôt encore, à propos du peintre : il « rend palpable l’impalpable ». Sheila Hicks ne rejette pas la perspective dans le monumental de son œuvre : elle y associe le touché, en mettant en valeur la matière colorée qui ne disparaît pas derrière la forme. L’art est invitation au tissage, c’est-à-dire aux entrelacs de la matière et de la forme. Il est invitation, aussi, au touché, par cette association du textile et des couleurs.

La cathédrale s’illumine du jeu des couleurs et des fibres. La sensibilité s’exacerbe et l’émotion surgit dans ce libre espace où le spectateur s’entrelace de fait à ce travail. Nullement pris au piège de la toile d’araignée comme dans les installations de Louise Bourgeois, il va et vient où bon lui semble.

Marche de la vie, ces créations offrent au spectateur le choix de formes changeantes dans cet espace où ne vit nul Minotaure. L’histoire ici n’est pas écrite mais sans cesse recommencée.

 

 

Sheila Hicks, « Lignes de vie »

Centre Georges Pompidou

Du 7 février au 30 avril 2018