La guerre en Syrie rappelle durement le prix payé par les civils dans les conflits militaires... quand bien même des règles visant à les protéger existent, au Moyen Âge comme aujourd'hui.

Depuis son commencement en 2011, la guerre en Syrie n’a cessé de poser la question du sort des populations civiles prises entre deux feux. Des accusations persistantes et très vraisemblables d’utilisation de gaz sarin contre les rebelles aux centaines de milliers de « migrants » jetés sur les routes du Proche-Orient et de l’Europe, le désastre humanitaire est patent : au point que François Delattre, ambassadeur de France auprès de l’ONU, a pu parler en février dernier de situation « digne du Moyen Âge ». Je corrigerais pour ma part : « non, bien pire », car si aucune époque n’a le monopole de la barbarie, les progrès techniques ne font souvent qu’en décupler les moyens. Et puis, on n’a pas attendu les conventions de Genève pour débattre et légiférer sur la condition des non-combattants !

 

« Guerre sans feu est comme saucisse sans moutarde »

 

Il ne s’agit en aucun cas de nier la violence meurtrière des conflits médiévaux. Si l’authenticité de la célèbre et terrible sentence attribuée à l’abbé de Cîteaux Arnaud Amaury (« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ») est sujette à caution, le massacre qui s’ensuivit à Béziers en 1209 est quant à lui avéré. Il s'agit certes d’un cas extrême, justifié à l’époque par le soutien de la ville aux hérétiques albigeois – les « cathares » – et peut-être aussi par des impératifs stratégiques : obtenir plus facilement la reddition des autres villes occitanes. Pour autant, on ne peut dire qu’il fut isolé. À toute époque, la guerre s’accompagne d’atrocités que l’idéal chevaleresque ne masque qu’à grand peine.

Si le XIIIe siècle se montra, dans l’ensemble, relativement clément pour les populations civiles du royaume de France, la Guerre de Cent Ans (1337-1453) y provoqua une violence endémique et qui n’épargna personne. Le pillage faisait partie intégrante de la stratégie anglaise des « chevauchées » et son éventualité pesait sur toute ville assiégée. « Guerre sans feu a aussi peu de saveur que saucisse sans moutarde », aurait d’ailleurs dit le roi d’Angleterre Henri V (1413-1422) – d’après l’écrivain français Jean Juvénal des Ursins. De même, les mentions de viols ne sont pas rares dans les chroniques : ceux qui accompagnèrent la prise de Soissons en 1414 semblent avoir suscité un émoi tout particulier du fait de leur nombre et de leur caractère systématique.

Ces crimes étaient cependant – comme ils le sont aujourd’hui – susceptibles d’être exagérés, manipulés à fins de propagande, si bien qu’il est parfois difficile de distinguer le vrai du faux. Faut-il par exemple croire la tradition selon laquelle la diffusion de la Peste Noire en Europe aurait été précipitée par une attaque bactériologique mongole sur la colonie génoise de Caffa, en Crimée, assiégée en 1346 et bombardée de carcasses contaminées ? Peut-être, même si les Tatars ont souvent bon dos. En revanche, ce que ces accusations montrent clairement, c’est qu’entre gens « civilisés » il y a des choses qui ne se font pas même en temps de guerre.

 

Un droit de la guerre ?

 

Très tôt, l’Église a tenté d’établir des formes de législation propres à limiter la violence : c’est ainsi que le mouvement de la « paix de Dieu » naît en Auvergne dès la fin du Xe siècle, avant de se diffuser progressivement à l’Europe entière. L’un de ses principes les plus féconds fut la distinction entre combattants et non-combattants. Il s’agissait de désarmer la population, et surtout les hommes d’Église, en leur donnant en retour le bénéfice d’une protection légale renforcée. Femmes, enfants et marchands étaient concernés également. La « trêve de Dieu » visait quant à elle à proscrire toute violence les dimanches, jours fériés et parfois même d’autres jours de la semaine. Et s’il y a un pas entre le texte et la pratique, il est probable que sur le long terme, ces idées aient pesé lourdement dans l’apparition de normes et conventions censées protéger les chrétiens des excès de leurs coreligionnaires.

Un de ceux qui ont le plus clairement théorisé la question des non-combattants est Honoré Bouvet, dont l’Arbre des batailles, écrit à la fin du XIVe siècle et fortement marqué par les affrontements de la première phase de la Guerre de Cent Ans, connut une importante diffusion au siècle suivant. Ravivant les anciens principes de la « paix de Dieu », la catégorisation qu’il propose vise à tenir le plus de monde possible à l’écart des combats : femmes, clercs, marchands, paysans… soit en tout près de 95 % de la population ! Les violences et l’insécurité ne sauraient empêcher, par exemple, un clerc anglais de faire ses études à l’Université de Paris, pourvu qu’il ne soit pas suspecté d’espionnage. Car elle doit rester une affaire de chevaliers professionnels et disciplinés :

« Selon l’honneur du siècle, quelle guerre, quelle vaillance ou quel profit peut-on avoir à tuer ou emprisonner celui qui jamais ne porta de harnois (armure), et qui ne saurait revêtir une cotte de maille, ni fermer une grève (jambière) ou un bassinet (casque) ? »

Honoré Bouvet ne faisait en fait que préciser et adapter à son époque la doctrine de la « guerre juste », élaborée au IVe siècle par saint Augustin, reprise par les théologiens et juristes médiévaux, et qui visait à établir sous quelles conditions la guerre était légitime. Toutefois, ces subtilités théoriques aisément manipulables paraissaient sans doute fort lointaines aux hommes de terrain – les gens de guerre eux-mêmes. Est-ce à dire qu’ils faisaient ce qu’ils voulaient par la force de leurs épées ? Certains, sans doute. Mais les mentions insistantes d’un « droit d’armes » et de « lois de la guerre » laissent entendre qu’il existait, à défaut d’un droit de la guerre codifié et universel, des limites que le belligérant ou ses soldats n’étaient pas censés franchir. D’où l’indignation qu’Henri V – encore lui – suscita au sein des noblesses française mais aussi anglaise en ordonnant l’exécution de la majorité des prisonniers de la bataille d’Azincourt (en 1415), violant en cela toutes les règles de chevalerie. Encore était-ce la fine fleur de l’aristocratie française qu’on passait ainsi au fil de l’épée. Le sort des populations émouvait moins. La question de savoir si des violations des « lois de la guerre » pouvaient avoir de quelconques conséquences pour la carrière des coupables reste ouverte.

Comme notre époque, le Moyen Âge avait ses « lignes rouges » au-delà desquelles l’intensité de la violence devenait inacceptable. Mais tout comme aujourd’hui, ces lignes étaient épaisses, incertaines, et n’avaient de valeur que théorique. En l’absence d’un cadre coercitif efficace, lois et conventions ne sont que coquilles vides, et la violence n’a pour limite que la cruauté des belligérants. Nous ne pouvons donc que partager l’inquiétude de l'ambassadeur de France et sa crainte « que la tragédie syrienne [ne soit] aussi le tombeau de l’ONU ».

 

Pour en savoir plus :

- Dominique Barthélemy, L'an mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féodale 980-1060, Paris, Fayard, 1999.

- Honoré Bouvet, L’arbre des batailles, éd. Ernest Nys, Bruxelles/Leipzig, Muquardt, 1883.

- Philippe Contamine, La guerre au Moyen Âge, Paris, PUF, 1980.

- Christophe Furon, « ‘Et libido precipitare consuevit’ : viols de guerre à Soissons en 1414 », Questes, vol. 38, 2018, p. 88-103.

- Sean McGlynn, By Sword and Fire. Cruelty and Atrocity in Medieval Warfare, Londres, Phoenix, 2008.

- Clifford J. Rogers, War Cruel and Sharp: English Strategy under Edward III, 1327-1360, Woodbridge, Boydell, 2000.

- Rogers, Clifford J., « By Fire and Sword. Bellum Hostile and ‘Civilians’ in the Hundred Years War », dans Civilians in the Path of War, dir. Mark Grimsley et Clifford J. Rogers, Lincoln, University of Nebraska Press, 2002, p. 33-78.

- Michel Roquebert, Histore des Cathares, Paris, Perrin, 2002.

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- Nicolas Charles, "La Seconde Guerre Mondiale par le peuple allemand", compte-rendu de La Guerre allemande. Portrait d'un peuple en guerre 1939-1945 de Nicholas Stargardt

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