L'utilisation de la bande dessinée continue de se développer en sciences humaines et particulièrement en sociologie.

Pierre Nocerino s’est beaucoup investi ces dernières années pour promouvoir l’emploi de la bande dessinée en sociologie. Fin 2017, il a publié sous cette forme, dans la revue Ethnographiques, les résultats d'une étude sur l'accueil des personnes âgées en institution. Cette expérience avancée d'écriture dessinée de la sociologie est l'occasion de revenir sur la question de l’utilisation de la bande dessinée en sciences humaines, que Nonfiction suit de près depuis plusieurs années.

 

Nonfiction : Vous venez de publier un article de sociologie en bande dessinée (BD). On connaissait les reportages dessinés, mais cette fois il s’agit d’exposer les résultats d’une recherche en respectant les critères de la littérature académique. Pourquoi se lancer dans un tel exercice ? Qu’en retenez-vous ?

Pierre Nocerino : Faire cet article scientifique en bande dessinée était le prolongement logique d’un projet relativement ancien. Cela fait cinq ans que, seul ou en collaboration avec l’autrice Léa Mazé, j’expérimente l’écriture de la sociologie en BD. Ces expérimentations, qui font l’objet d’une publication sur un blog depuis 2013, m’ont permis de tester plusieurs formes de coopération entre ces deux disciplines. Le but était alors de chercher à atteindre des publics variés : j’ai commencé par faire de la vulgarisation en présentant, par des formats courts, des théories en sciences sociales relativement classiques (de Durkheim à Becker, en passant par Bourdieu, Bachelard et autres joyeux drilles). Puis, j’ai rapidement voulu m’adresser plus directement à des pairs chercheurs, notamment en retranscrivant des observations ethnographiques en BD. L’ambition était alors de montrer que la BD permettait de bouleverser les habitudes de recherche et donc de faire un meilleur travail scientifique. 

Mais avec le recul, il semble que je me sois un peu planté par rapport à mes objectifs ! En effet, plusieurs collègues m’ont dit qu’ils avaient beaucoup apprécié les planches de vulgarisation, parce qu’elles leur permettaient de redécouvrir des classiques sous un nouveau jour. À l’inverse, les planches d’ethnographie dessinée sont celles sur lesquelles j’ai eu le plus de retours de la part de personnes non initiées à la sociologie. Bref, ces expérimentations m’ont conduit à un double constat : 1/ la BD est un outil génial de narration, qui se prête bien à l’écriture de la sociologie ; et 2/ la distinction entre publics profanes et experts n’est peut-être pas si pertinente.

Publier un article en BD dans une revue académique me permettait d’appuyer ce double constat : d’une part en montrant la pertinence de l’utilisation de la BD pour écrire la sociologie et, d’autre part, en cherchant à produire un texte académique qui soit accessible par des publics aussi variés que possible.

Ces exercices d’écriture en BD m’ont apporté de nombreuses leçons. Dans notre collaboration, Léa Mazé et moi-même apprenons beaucoup sur le métier de l’un et de l’autre. Mais plus encore, nous en apprenons énormément sur nos propres métiers ! En effet, pour travailler ensemble, nous sommes obligés d’expliquer et d’expliciter les règles, les manières de faire propres à nos univers professionnels respectifs. Cela nous pousse souvent à questionner nos habitudes, nos routines de travail. Par exemple, j’adopte volontiers un ton léger en introduisant des traits d’humour dans ces expérimentations en BD. Or, cela me paraissait impensable de faire la même chose dans un texte académique. Et pourtant, à force de produire ces BD d’inspiration sociologique, j’ai été amené à me poser la question : Est-ce qu’un ton humoristique remet en cause la qualité de l’enquête, la rigueur de la démonstration ou la pertinence de l’analyse ? Non. Ce n’est pas tant que j’étais plus sérieux quand je produisais des textes : c’est juste que j’essayais de faire plus sérieux. Si j’aimais faire des blagues, autant l’assumer et essayer de les mettre au service de mon propos (même si je ne suis pas convaincu que lesdites blagues mettent vraiment en valeur mon propos… mais ça c’est un autre problème !).

 

Il s’agit dans ce cas d’un exercice de traduction d’un mémoire de maîtrise. Peut-on encore, à condition de maîtriser les techniques nécessaires, aller plus loin et adopter la BD comme mode d’écriture premier de recherches sociologiques ? Et, dans ce cas, avec quels bénéfices ?

Non seulement c’est possible, mais cela a déjà été le cas. Par exemple, l’ouvrage Turbulences est la première restitution d’une enquête réalisée par Anne Lambert, la scénariste-chercheuse. Quand bien même l’objectif n’était pas de réaliser une publication scientifique, cela montre que la BD n’est pas forcément une adaptation ex-post. Et j’irais plus loin : cela ne change pas grand-chose que la bande dessinée soit ou non le premier format d’écriture de la recherche. En effet, dans un cas comme dans l’autre, l’écriture scientifique est toujours le résultat d'un processus de traduction : les données récoltées sur le terrain font l’objet d’inscriptions (notées sur un carnet, enregistrées sur un dictaphone, etc.) lesquelles seront ensuite retravaillées et réagencées dans un document (un document de travail, un plan de thèse, un storyboard, etc.)… document qui devient une nouvelle inscription, laquelle pourra elle-même être mobilisée, re-retravaillée et ré-réagencée… et ainsi de suite   .

La question n’est pas tant de savoir à quelle étape intervient la BD dans ces traductions successives, mais plutôt de savoir quels sont les critères qui permettront de dire si cette BD sociologique est scientifique ou non. 

L’enjeu actuel est donc de réussir à définir des critères pour évaluer les BD sociologiques qui ont une prétention scientifique. Mais pour comprendre comment évaluer de la BD sociologique, il faut commencer par comprendre comment sont évalués les textes académiques en général. C’est sans doute l’un des plus grands bénéfices de l’écriture de la sociologie en BD (et plus généralement de toutes formes d’écriture alternatives de la sociologie) : ça bouleverse les habitudes et routines des chercheurs et chercheuses, que ce soit à propos de l’écriture, de la lecture ou de l’évaluation. Autrement dit, la BD sociologique incite les sociologues à développer une réflexivité sur leurs pratiques et, peut-être, d’améliorer ainsi leur travail d’objectivation. Il faut donc se réjouir que des revues académiques, à l’image d’ethnographiques.org, se risquent à évaluer et publier des formes atypiques d’écriture de la sociologie, quand bien même elles ne disposent pas encore de critères d’évaluation explicitement formulés. C’est, je pense, une preuve du dynamisme et de la vivacité de la discipline. 

 

Au-delà de l’intérêt que l’on peut trouver à cette forme d’expression en sociologie, identifiez-vous des limitations à ce mode d’écriture ? Comment la BD se prêterait-t-elle, par exemple, à la confrontation avec d’autres résultats ou d'autres méthodes, exprimés sous forme littéraire ?

La BD a cette qualité, souvent mise en avant par les auteurs et autrices : il n’y a pas de limite dans la mise en scène. Si l’on veut représenter une bataille entre deux cents vaisseaux spatiaux et un troupeau de poneys cosmonautes chevauchés par des aliens-ninjas, on peut le faire. Cet argument est transposable à la pratique de la sociologie dessinée : la BD permet au chercheur d’agencer divers éléments (empiriques ou théoriques) dans une narration. Mais, contrairement à la vidéo ou le son, le format BD n’est pas dépendant d’une technique spécifique de recueil de données. Prenons un exemple concret : mettons que j’assiste, au cours de mon enquête, à un rassemblement spontané que je veux par la suite mettre en scène de manière dynamique dans un document sociologique. Si j’ai correctement réalisé ma prise de notes, cela sera assez facile à retranscrire en BD. En revanche, si j’avais voulu restituer l’événement en vidéo, il aurait fallu que je sois particulièrement réactif en direct pour filmer l’événement et multiplier les prises de vues. En cela, l’écriture en BD est finalement très proche de l’écriture textuelle.

Reste que dessiner une foule de manière dynamique sur plusieurs pages… c’est un exercice pénible, surtout quand on pratique le dessin en amateur ! On peut donc dire qu’il y a une limitation technique à ce mode d’écriture. Mais attention : cette limitation technique ne se limite pas au dessin : même avec de faibles compétences de dessin, il est tout à fait possible de représenter de nombreuses choses. L’enjeu technique ici n’est pas la qualité du trait, mais de réussir à faire passer un message spécifique par une succession d’images. Cela implique donc essentiellement des compétences de narration en images, plus que des techniques de dessin.

On pourrait croire qu’une manière de contourner cette difficulté serait de collaborer avec un auteur ou une autrice de BD. Ce n’est pas tout à fait vrai. Pour que chacune des parties soit satisfaite dans une telle collaboration, il faut effectivement que le résultat respecte à la fois les manières de faire de la sociologie et de la BD. Pour cela, une initiation croisée, même minimale, est nécessaire. Donc, quand bien même la limitation technique est accentuée dans le cas où le chercheur prend en charge le dessin, elle ne disparaît pas lorsqu’il bénéficie de l’aide d’un auteur.

Toutefois, quelle que soit la configuration d’écriture, il est possible que cette limitation technique soit plus ou moins problématique selon le type de méthodes employées au cours de la recherche. Pour ma part, je bénéficie d’une méthode spécifique, l’ethnographie, où la question de la narration comme technique d’écriture est régulièrement interrogée et discutée. Que ce soit en BD, en texte, en vidéo ou autres, l’ethnographe peut par exemple utiliser le déroulement de son enquête comme fil rouge de sa narration, tout en présentant les interactions auxquelles il ou elle a assisté. Mais cela n’est pas forcément aussi évident avec d’autres démarches. Imaginons une enquête statistique : Est-il pertinent de mettre en scène l’enquête ? Comment restituer en BD des tableaux statistiques ? Ce sont de sacrés défis ! Même des méthodes a priori plus adaptées à la BD peuvent s’avérer problématiques. La méthode par entretien par exemple : il est possible de mettre en scène ce que les personnes interviewées racontent, comme l’ont récemment fait des sociologues britanniques. Cependant, ce choix revient à éclipser totalement le travail de recueil de données, ce qui est problématique dans une démarche de recherche (il est difficile de juger de la méthode). Une autre possibilité est alors de mettre en scène les entretiens. Mais cela veut dire dessiner, sur plusieurs pages, une discussion entre deux personnes, dans un lieu souvent neutre… Difficile de rendre ça palpitant ! Mais pas impossible. C’est notamment ce qu’a montré E. Davodeau dans plusieurs de ses ouvrages d’enquête. Quand on voit ces difficultés, on comprend pourquoi l’ethnographie est surreprésentée dans les publications liant sciences sociales et BD   .

Pour autant, je suis convaincu que les sociologues peuvent toujours trouver un moyen de restituer leurs résultats, quelle que soit leur méthode de prédilection. Cela nécessitera sans doute de passer du temps à décortiquer les différentes manières de faire de la BD pour trouver des inspirations. Eh oui, lire des BD peut faire partie intégrante du travail de recherche… Qu’on se le dise !

 

Plus généralement, les publications se sont multipliées ces derniers temps, croisant BD et sociologie. Quelle appréciation portez-vous sur celles-ci, et quels éclairages pourriez-vous apporter pour nos lecteurs concernant les relations entre chercheurs et dessinateurs et autres acteurs de BD, qui sont au cœur de ces productions ?

C’est difficile de donner des éclairages précis sur ces collaborations sans faire une enquête poussée sur la manière dont elles se sont déroulées (ce que j’aimerais beaucoup faire si je n’avais pas déjà une thèse à finir !). En ce qui concerne les publications en elles-mêmes, il faudrait s’attarder sur chacune d’elles, tant elles sont différentes dans leur manière de traiter des sciences sociales en BD. D’une manière générale, je ne peux que me réjouir de la multiplication du nombre de collaboration entre ces deux milieux professionnels.

Malgré tout, je regrette parfois que ce soit majoritairement le milieu de la BD qui se saisisse de la recherche académique, plutôt que l’inverse. Cela n’a en réalité rien d’étonnant : la BD a, depuis ses origines, régulièrement été utilisée pour restituer des enquêtes et des savoirs (ce que montre bien Sylvain Lesage à propos de la BD-Reportage). Le milieu universitaire semble beaucoup plus timide lorsqu’il s’agit de mobiliser la BD au sein de ses pratiques professionnelles. Mais les choses bougent ! Des espaces académiques accordent aujourd’hui une place importante à la BD académique, comme des revues spécifiques (Graphic Medicine ou Comics Grid), des collections (« ethnoGraphic » aux Toronto University Press) ou des groupes de travail (le Graphic Social Science Network au Royaume-Uni, La Brèche en France). Plus encore, de plus en plus d’espaces scientifiques non spécialisés BD accueillent de telles publications : outre ethnographiques.org, on pourrait aussi citer le Journal of Medical Humanities qui a accueilli un article de M. B. Weaver-Hightower ou les Harvard University Press qui ont édité la thèse de N. Sousanis, parmi d’autres exemples.

En présentant les choses de la sorte, je me rends compte que moi-même je tends à séparer les initiatives « côté académique » et « côté BD ». Pourtant, une vraie collaboration est possible d’un point de vue éditorial. La collection « sociorama » a posé un précédent grâce à une co-direction assurée par une chercheuse (Y. Bouagga) et une autrice (L. Mandel). La collection « L’Histoire dessinée de la France » prolonge encore la démarche en faisant collaborer deux éditeurs, respectivement spécialisés en sciences sociales (La Découverte) et en BD (La Revue Dessinée). Le développement de tels espaces permettrait de faciliter l’initiation réciproque entre chercheurs et auteurs que j’évoquais précédemment … et donc d’augmenter les chances de produire des documents qui respectent à la fois les critères d’évaluation de la BD et des sciences sociales.

Je suis convaincu que de telles publications permettraient la diffusion d’une sociologie qui soit à la fois rigoureuse, compréhensible et distrayante. Un cocktail idéal pour faire découvrir largement les méthodes, les résultats et les outils de cette discipline ! Dans le contexte actuel, ça serait dommage de s’en priver

 

A lire sur d'autres sites :

Bande dessinée et sociologie : autour de la collection sociorama, sur le site de l'ens-lyon