Un dialogue anglo-américain sur les différentes conceptions de l’islam, sur les rapports entre religion et violence, et sur les possibilités de réforme du culte.
Les débats sur l’islamisme connaissent des développements qui sont propres à chaque pays en fonction de leur actualité, de la place qu'y occupent les violences religieuses, de leur histoire et de leur situation politique et sociale. Ainsi est-il compliqué de restituer les prises de positions auxquelles ces débats donnent lieu et, plus encore, d’opérer les transpositions ou les rapprochements qui pourraient être pertinents et utiles. Lorsque ces positions sont exprimées dans des ouvrages rédigés en langue étrangère s'ajoute une difficulté supplémentaire, liée à l'inévitable décalage temporel impliqué par le travail de traduction.
Cette difficulté est encore accrue pour l’ouvrage qui nous occupe par le fait qu’il s’agisse d’un dialogue (ou plus précisément, d’une conversation où le premier s’emploie à sonder les positions du second), entre un essayiste américain, Sam Harris, qui est aussi une figure de l’athéisme militant, et un musulman britannique, Maajid Nawaz, ancien membre d’un groupe islamiste qui a fait de la prison en Egypte et le fondateur d’un think tank anti-extrémiste (Quilliam). Le livre est paru en version originale aux Etats-Unis et en Angleterre en 2015. Il vient de paraître en version française aux éditions Markus Haller à Genève. L’attentat contre Charlie Hebdo avait eu lieu pendant que les auteurs avaient cette discussion. Celui contre le Bataclan en revanche n’avait pas encore été perpétré.
D’autres ouvrages, parus en français, ont expliqué que l’un des principaux ressorts du terrorisme islamiste était « théologico-politique ». C’est par exemple le cas du livre de Jean Birnbaum, Un silence religieux , dont les médias avaient largement rendu compte à sa sortie. Comme on pourrait, de la même manière, trouver en France des spécialistes de l’islam, tel Rachid Benzine par exemple, partisans d’un islam libéral et qui combattent l’islamisme.
Finalement, l’originalité et le principal intérêt de cet ouvrage, centré sur la manière d’aider l’islam à se réformer, est sans doute la distinction qu’il opère entre islamisme, fondamentalisme et conservatisme islamique. Plus que la façon dont il interroge l’articulation entre cette orientation réformiste et les valeurs laïques, démocratiques et le respect des droits de l’homme, qui est pourtant à l’origine de sa mise en chantier. Le livre a les avantages et les inconvénients d’un dialogue : facile à lire, il n’a toutefois ni la précision ni la rigueur d’un exposé systématique, et certaines des réponses qu’il donne auraient méritées d’être approfondies.
Quelles adhésions à l’islam ?
Comment évaluer le nombre de musulmans dans le monde acquis au Djihad ou à l’islamisme ? Si les djihadistes ne représentent, bien évidemment, qu’un très faible pourcentage, les islamistes politiques en revanche, que Maajid Nawaz définit comme des musulmans désireux d’imposer à la société leur interprétation de l’islam, et leurs soutiens pourraient représenter de l’ordre de 15 à 20 % des musulmans, dans les pays à majorité musulmane qui organisent des élections. Les musulmans en faveur de l’instauration de la charia et partisans d’une répression brutale contre les contrevenants aux règles de l’islam seraient nettement plus nombreux, si l’on se fie aux sondages réalisés. Ils engloberaient toutefois également des fondamentalistes religieux dont l’opinion en la matière devrait plutôt être rapportée à un désir tribal de punir les individus n’appartenant pas à leur groupe, qu’à leur adhésion au projet idéologique islamiste.
La majorité des musulmans, dans des pays comme le Pakistan, l’Indonésie, la Malaisie, l’Egypte ou encore dans les pays du Golfe, sont extrêmement conservateurs dans leur vie familiale et dans leur mode de vie en général. Ils rejettent la vision contemporaine des droits de l’homme, la démocratie libérale et laïque, tout en se distinguant des islamistes, dans lesquels ils voient le plus souvent une politisation dévoyée de leur religion, et ils ne souhaitent pas, en général, que l’Etat impose une interprétation de l’islam qui viendrait contraindre la leur. Les musulmans réformateurs enfin sont très minoritaires. Lutter contre l’islamisme, partout dans le monde, et faire en sorte que les idées réformatrices puissent progresser chez les musulmans conservateurs, constituent deux objectifs, également utiles, mais à ne pas confondre. Ces analyses ont une portée mondiale et les conséquences qu’il conviendrait d’en tirer pour les pays développés ne sont ici pas spécifiées.
Quel rôle joue la force des convictions religieuses dans l’islamisme et en particulier le désir de martyre ? Tout recrutement associe quatre éléments explique Nawaz. : la mise en récits des griefs, qu’ils soient fondés ou non, une crise identitaire, un recruteur charismatique et un dogme idéologique, qui diffère lui-même selon les groupes (Nonfiction avait consacré en 2016 un dossier au phénomène de la radicalisation). C’est ce dogme qui détermine le passage à l’acte (et la forme qu’il sera susceptible de prendre selon l’idéologie propre au groupe concerné). Tous les ralliés sincères, et il s’agit de la grande majorité d’entre eux, considèrent qu’ils prennent part à un combat cosmique entre le bien et le mal, et le « bien » est pour eux un combat sacré. Cela dit, c’est l’adhésion au dogme, pas le degré de piété, qui est ici décisive dans le passage à l’acte violent.
Religion et violence
Sam Harris en profite pour dénoncer les « bonnes âmes », qui, aux Etats-Unis, minimisent l’importance des convictions religieuses dans le djihadisme ou l’islamisme violent, et pour lesquelles il n’y a aucun rapport entre des sentiments religieux sincères et cette violence. Et Nawaz de dénoncer à son tour l’alliance entre une partie des libéraux (ici au sens philosophique du terme, il parle plus loin de gauche rétrograde) et les formes les plus rétrogrades des croyances religieuses ou culturelles, au nom de l’« authenticité culturelle », dont il montre qu’elle est une négation du pluralisme, qui cause un tort considérable aux minorités au sein de ses communautés, et de l’anticolonialisme. Une telle approche finit immanquablement, explique-t-il, par donner le pouvoir aux fondamentalistes ou aux ultraconservateurs, en compliquant encore un peu plus la tâche des réformateurs.
Harris revient ensuite sur le fait que la religion crée des allégeances internes et une hostilité envers tout ce qui est externe au groupe. Selon lui, ces comportements concernent tout particulièrement les musulmans. Ce qui introduit la question de la nature de l’islam et notamment celle de la façon de lire le Coran, qui, pour une grande majorité de musulmans dans le monde aujourd’hui, serait à prendre à la lettre. Nawaz lui oppose alors, comme défenseur d’un l’islam libéral, mais qui n’est pas un islamologue chevronné (car c’est Oussama Hasan, auquel il fait alors référence à plusieurs reprises dans le livre, qui tient ce rôle chez Quilliam), une méthode de lecture non littérale, globale, ouverte et pluraliste, mais aussi qui remette le texte dans son contexte historique (c’est ce que fait très bien, par exemple, Rachid Benzine). Ce dernier point semble toutefois ici insuffisamment mis en avant, alors que c’est principalement cette historisation, qui permet de se réclamer, se faisant, des valeurs laïques, démocratiques et des droits de l’homme. Même si l’on peut soutenir, comme le fait Nawaz, que le pluralisme interprétatif conduit à la laïcité, à la démocratie et aux droits de l’homme et/ou préconiser l’emploi d’une méthode de lecture qui ne verrait plus le Coran comme un ensemble d’injonctions juridiques mais comme prescrivant plutôt un parcours spirituel, valorisant un progrès de l’individu dans sa foi.
Nawaz est ainsi amené, face aux exemples que lui oppose Harris, où, comme celui-ci le fait remarquer, il paraît difficile d’écarter les formulations qui font du texte un appel à la violence , à proposer des interprétations libérales, qui devront toutefois être compatibles avec ce que l’état des sociétés et les pouvoirs qui les dirigent à un instant T peuvent accepter, si l’on prétend s’inscrire dans une démarche réformatrice.
Marginaliser les islamistes et contraindre à évoluer les conservateurs nécessite à la fois une dénonciation claire de l’idéologie islamiste, qui fasse la distinction entre celle-ci et l’islam, mais aussi une refonte complète de l’identité culturelle et une nouvelle approche des textes sacrés, auxquelles s’emploient, avec de trop faibles moyens, des musulmans réformateurs, qu’il conviendrait ainsi d’aider et de soutenir bien davantage