L’anthropologue peut-il vraiment donner la parole à celui qu’il observe et en entendre les mots ? L’anthropologie peut-elle en somme se décoloniser ?

Si dans Tristes Tropiques, Claude Lévi Strauss soulignait la difficulté pour l’ethnologue de se détacher de sa propre culture ou encore de sa subjectivité lorsqu’il doit présenter une autre culture, pour Eric Chauvier la question est plutôt d’examiner la place à attribuer à chaque interlocuteur lors d’un entretien anthropologique. La difficulté ne vient pas tant d’un excès de subjectivité du chercheur que du poids de l’académisme et de sa posture autoritaire. Retraçant dans un premier temps l’histoire académique de l’anthropologie, l’auteur cherche à mettre à jour les conditions qui ont conduit au mutisme de ceux qu’il nomme les « observés »

Le travail de l’ethnologue d’Evans-Pritchard   lui sert de point de départ. Les travaux de ce dernier sur les Nuer (une population du Haut Nil) élaborent des catégories de pensée qui redoublent la domination coloniale alors exercée avec force par l’Empire britannique sur ces derniers, animés de fait d’un « vif ressentiment »   qu’Evans-Pritchard traduira lors de son enquête sur le terrain par le terme de « mauvais esprit nuer »   , justifiant ainsi surtout son incompréhension de la parole nuer . S’il fait grief à Cuol, le Nuer qu’il interroge, de ne pas répondre à ses questions, notamment à propos du « lignage », il ne s’interroge pas davantage sur les obstacles propres à la langue, sur la distorsion entre une tradition orale et une tradition écrite ou encore sur sa conception de la temporalité qui le conduit à naturaliser le temps des Nuer. Il n’y a aucun espace commun mis en place entre la parole du chercheur et celle de Cuol. Or faisant appel aux travaux de Wittgenstein et ceux de Michel de Certeau, Eric Chauvier insiste sur le caractère irrecevable d’un discours scientifique qui ne sait que s’extraire brutalement du langage ordinaire   et ne tient pas compte de la diversité des points de vue et contextes. Ignorer cela c’est construire un discours manipulatoire, prolongement ici du discours colonial. Eric Chauvier voit une des raisons essentielles à cette (re)production de la domination dans la pratique académique de l’anthropologie, qui renvoie dans une zone d’ombre ce qui échappe à ses théories.

 

Instruire le dossier : les aboiements du concept

Le travail d’Eric Chauvier inscrit sa réflexion dans le prolongement des analyses sur le langage ordinaire de Wittgenstein Pour ce dernier, le langage ordinaire nous surplombe, signifiant par là qu’aucun discours scientifique ne peut s’en « extraire, autrement que par la force, […] pour l’observer et dire son sens »   . Il y a difficulté pour le discours anthropologique à rencontrer le discours ordinaire, ce qui le conduit à éradiquer – terme employé par l’auteur, traduisant ainsi la violence du phénomène – l’interlocuteur afin de garantir une autorité épistémologique à ses propos.

Eric Chauvier examine cette « désinterlocution » du témoin au travers de quatre discours académiques d’ anthropologues-ethnologues, sans pour autant se négliger lui-même dans sa pratique, montrant ainsi la force de l’héritage inconscient de ces discours. Il commence ainsi par analyser les procédés d’écriture de Claude Lévi Strauss et y relève une procédure frontale et guerrière d’éviction du témoin qu’il transforme en « témoin structurant ». Cette première figure consiste, si on en réfère aux analyses de Wittgenstein, à transformer les mots prononcés en des catégories classificatoires dans un appauvrissement de la variété des contextes de paroles, mais permettant d’établir une théorie structurante, productrice de sens. C’est ainsi que l’on peut se demander ce qui conduit Claude Lévi Strauss à qualifier de « prestige personnel » le comportement du chef des Nambikwara dans Tristes Tropiques. Il opère un glissement d’une pratique discursive à un concept qui manque sa justification, engendrant de fait un rapport d’autorité. On pourrait croire à l’inverse, qu’une restitution fidèle comme celle de H.C Conklin   citée par Claude Lévi Strauss, est propre à nous faire accéder à la parole Hanunoo (dans les Philippines). Mais il n’en est rien. Le problème vient de la réduction de l’oralité au texte. Cette parole n’est pas citée et elle est recouverte par la voix de Conklin.

Si en outre le mythe ou le rite ont toujours figuré comme une entrée pour saisir les structures de pensée, faut-il pour autant accepter cette théorie ? Ne porterait-elle pas en elle le stade ultime de la « désinterlocution » ? Si le passage de l’oralité à l’écrit est une première réduction du mythe, la mise à jour de sa signification en est une autre comme le soulignait Quine cité par Eric Chauvier à propos de la deuxième figure de désinterlocution, qu’il nomme « témoin signifiant ». La vraie question à se poser dès lors est celle de l’usage et non du sens des mots. A trop chercher le sens, on manque la véritable rencontre avec ce qui peut aussi échapper au sens. Du côté de Malinowski   , cette fois, il s’agit de chercher la quintessence des mots, les ramener à la pure forme rationnelle, ce qui implique de mettre de côté les variétés de contextes, incluant les témoignages eux-mêmes. Le résultat en est la transposition dans les mots de la science du discours des Trobriandais… et par voie de conséquence leur disparition en tant que locuteurs. L’ethnologue Marcel Griaule connu pour ses travaux sur les dogons   laisse quant à lui la parole à un locuteur privilégié, mais dès lors le lecteur ressaisit les Dogons par cette seule parole, et toute sage qu’elle soit, il manque la diversité de leurs points de vue sur le monde. En valorisant la culture dogon Marcel Griaule leur retire la possibilité de l’exprimer en commun. Il transforme le langage ordinaire en un ersatz de la culture, ce qui finalement détruit tout son discours sur la culture des Dogons.

 

Le trouble au fondement de la démarche anthropologique

Après avoir montré les conséquences d’un académisme privilégiant la connaissance scientifique, au détriment de ce qu’il nomme « les savoirs », Eric Chauvier insiste sur la nécessité d’une méthode fondée sur le scepticisme, un trouble comme il l’écrit, afin d’être vigilant dans les situations d’élocution. Dès ses débuts l’anthropologie postule une « intégrité virginale du primitif   et voit dans sa propre démarche une science anhistorique. Si Malinowski présente une autre acception du temps en parlant de « temps neutre », dans tous les cas, il n’y a aucune conjonction du temps de l’observant et de celui de l’observé. Cette séparation des temps apparaît comme condition d’impossibilité d’un réel partage. A cette aporie du temps se greffe celle du langage.

Alors que se développait une nouvelle conception du langage en rupture avec le modèle analytique de Saussure, les anthropologues cités plus haut, du fait de leur parti-pris de la suffisance de la discipline en elle-même, n’ont nullement pris en compte les divers travaux qui leur étaient contemporains sur la linguistique ou encore la phénoménologie husserlienne. C’est en effet en interrogeant le langage qu’une nouvelle voie peut s’ouvrir à l’anthropologue. Mesurer l’approximation, les risques de confusion, les rapports de pouvoir, voilà ce qui doit fonder une nouvelle approche communicationnelle. Cela induit un ajustement qui introduit au scepticisme comme correctif de la tendance à asséner des discours scientifiques. Il s’agit de revenir à « l’ordinaire étrangeté du monde observé »   . Seule cette réserve sceptique, ce trouble inquiet, au sens où il questionne peut requalifier la voix des observés, faire entendre la dissonance. Nulle méthode ne saurait être mise en place : seule importe la conversion du regard. Au clair-obscur du lien interactionnel de deux consciences qui ne peuvent « se sonder au-delà d’une surface visible des mots prononcés »   , il faut opposer le scepticisme et le retour au choses elles-mêmes. Et ainsi laisser parler la prose du monde... « Le monde n’est pas ce que je pense mais ce que je vis ». Cette phrase de Merleau Ponty, Eric Chauvier l’a placée en tête de son ouvrage

 

Une communication vacillante

Il semble très difficile d’échapper à la tentation de classer, de ramener la pluralité à des catégories. Pour Eric Chauvier, il revient à l’anthropologue d’en faire le matériau de ce qu’il appelle une « anthropologie de l’ordinaire ». Partager avec les observés ces pratiques de classement, observer comment ils ordonnent ainsi le monde, tel est le pari de cette nouvelle anthropologie. Citant les travaux de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie, Les mots, la mort, les sorts   , l’auteur montre comment certaines catégories fixées par l’académisme, sont étrangères au vécu des observés. Jeanne Favret-Saada l’expérimente sur la question de la sorcellerie. En discutant avec les paysans elle découvre que ceux-ci ont d’autres catégories d’appréhension du monde et ne se reconnaissent pas dans celle de « sorcellerie », « réalité culturelle » purement académique.

L’anthropologie de l’ordinaire n’a rien à voir avec le quotidien. L’ordinaire nous renvoie à une communication toujours vacillante, ce que la littérature ne cesse d’évoquer.

En plus du souci de méthode, il apparaît essentiel de réfléchir le mode littéraire d’exposition de l’enquête. Tout texte anthropologique doit porter en lui une dimension inventive explique Eric Chauvier. De même en effet que l’observé et l’observateur ne doivent pas être séparés, de même l’écriture doit ouvrir un espace de rencontre au lecteur. Rien ne saurait être fixé a priori. C’est pourquoi il s’agit de permettre au lecteur de trouver « un vivre dans le flux de l’expérience vivante »