A l’heure du bicentenaire de la naissance de Karl Marx, deux biographies anglo-saxonnes nous invitent à relecture distanciée et historique du personnage.
Avant de devenir une icône intemporelle de la théorie politique et économique, Marx a d’abord été un homme : qui plus est, un homme de son temps. Tel est le point de départ qui unit les deux dernières biographies de Karl Marx. Publié aux Etats-Unis en 2013, Karl Marx. Homme du XIXe siècle par l’américain Jonathan Sperber, historien spécialiste de l’Allemagne du XIXe siècle, a été traduit en 2017 par les éditions Piranha. Karl Marx. Greatness and Illusion date de 2016 et est l’œuvre de l’anglais Gareth Stedman Jones, historien des idées .
Inactuel Marx
La « forte polarisation des opinions sur Marx », rappelée par Jonathan Sperber, relève de l’évidence et reflète la lutte entre communisme, capitalisme et fascisme au cours du XXe siècle. A notre siècle, Marx reste considéré comme un contemporain par des observateurs de bords aussi opposés que le magazine The Economist, lors de la crise financière de 2008, ou que feu l’historien britannique marxiste Eric Hobsbawm. Pour son confrère américain, au contraire, « Voir Marx comme un contemporain dont les idées façonnent le monde moderne n’est plus d’actualité et il est temps de le comprendre autrement, comme une figure appartenant à une époque historique révolue qui s’éloigne de plus en plus de la nôtre […]. Il serait peut-être même plus utile de comprendre Marx davantage comme quelqu’un qui regardait en arrière […] et moins comme un interprète, sûr de lui et clairvoyant, des tendances historiques. »
Afin de relire Marx à l’aune de son époque, Sperber s’appuie sur l’édition complète – toujours en cours – de ses écrits et de ceux d’Engels (MEGA) et sur les apports de la nouvelle histoire du XIXe siècle qui relativise les bouleversements de celui-ci et insiste sur les continuités avec les précédents. Comprendre Marx implique de contextualiser ses écrits, de s’interroger sur le sens des termes qu’il employait, et de replacer ses prises de positions dans les débats dont il fut le contemporain. Une approche globale de Marx est aussi nécessaire : il s’agit de prendre en compte ses différentes facettes de celui qui fut à la fois père de famille, journaliste, théoricien du communisme et critique du capitalisme. Le portrait de Marx qu’ambitionne de brosser Sperber est celui d’un historien, soucieux de comprendre le passé et non d’actualiser la pensée de Marx, partant du principe qu’entre son époque et la nôtre, ce sont davantage les différences que les ressemblances qui dominent. Pourquoi alors consacrer une nouvelle biographie à l’auteur du Capital si son époque et l’analyse qu’il en fait ne sont plus valables pour la nôtre ? Pour Sperber, le contraste entre les deux périodes nous aiderait à mieux saisir les temps où nous vivons.
Un jeune homme du XIXe siècle
Karl Marx naît en 1818 à Trèves dans un contexte où s’achèvent trois décennies d’alternance entre révolution et contre-révolution. S’il a souvent été présenté comme issu d’une lignée de rabbins, son milieu ne s’y résume pas. Sa famille est aisée : du côté de sa mère d’origine hollandaise, Marx est lié aux futurs fondateurs de l’entreprise Philips. Son père est juriste et se convertit en 1819 au protestantisme afin de pouvoir continuer à exercer sa profession dans le nouveau contexte prussien. Si la conversion est un phénomène courant pour l’époque, le choix du protestantisme dans une région catholique l’est moins. Il s’explique par l’attachement d’Heinrich Marx aux Lumières, plus facilement compatibles avec cette branche du christianisme. Lors de ses études au prestigieux Gymnasium de Trèves, Marx suit des cours de français et est exposé aux idées subversives de ses professeurs. Pour le père comme pour le fils, la conciliation des idéaux des Lumières avec l’intégration à la Prusse s’avère difficile.
Dans les années 1830, Marx entame de longues études, aux débouchés incertains, à la charge de ses parents, ce qui ne manque pas de susciter des tensions, d’autant plus que Marx gère mal son argent. D’abord à Bonn, où il fréquente les cercles étudiants et s’adonne à la boisson comme au duel. En 1836, il part pour Berlin, la capitale de la Prusse, à la vie intellectuelle plus dense et dont l’université jouit d’une réputation de sérieux qui séduit Marx. Sur place, le contraste est fort entre l’effervescence intellectuelle et l’autoritarisme du régime prussien. Cette même année, il se fiance avec Jenny Von Westphalen, la fille d’un haut-fonctionnaire et ami de son père ; en 1838, ce dernier décède et inaugure le début des difficultés financières pour Marx pendant plus d’un quart de siècle. A Berlin, il rencontre via les « jeunes hégéliens » la philosophie de Hegel (mort en 1831) qui le détourne du droit. En compagnie du groupe des disciples du philosophe, Marx évolue vers l’athéisme et la gauche. Marx est en particulier influencé par Bruno Bauer, penseur au parcours opportuniste, qui passe de la gauche extrême à la droite extrême au cours de sa vie, et sous la direction duquel il passe sa thèse. Devenu docteur en 1841, à l’université d’Iéna, puisqu’il a attendu trop longtemps pour pouvoir la soutenir à Berlin, Marx rentre alors à Bonn dans l’espoir de régler ses affaires de famille et de s’engager dans la carrière universitaire auprès de Bauer.
Mais le raidissement politique du régime prussien et l’éviction consécutive de Bauer de l’université en ferment aussi les portes pour Marx. A sa mort, son père ne lui laisse pas d’héritage, puisqu’il a déjà reçu une avance pour ses études et pour régler ses dettes. « Marx choisit la même solution que les autres jeunes hégéliens à cette époque : ayant renoncé à une carrière au service de l’Etat prussien, il deviendrait auteur indépendant d’opposition contre ce même Etat. » Il collabore aux Annales allemandes et surtout à la Gazette rhénane. Il se transforme en journaliste « militant avec une tendance universitaire » . C’est l’occasion de découvrir les idées communistes – même si sa première confrontation s’avère plutôt négative – et le commencement de sa notoriété subversive, en lien avec son opposition à la Prusse. Marx apprécie le journalisme qui lui permet de gagner sa vie, au moins partiellement. Il devient de facto rédacteur en chef de la Gazette ; très dynamique, il imprime sa ligne éditoriale, modérant le ton du journal, avec plus ou moins de succès, et n’hésite pas à tourner en ridicule son censeur. En 1843, c’est la provocation de trop : le journal disparaît, en dépit du soutien de riches libéraux de Cologne à l’égard de Marx.
Un Allemand à Paris
Marx décide alors de quitter l’Allemagne afin d’échapper à la censure prussienne. Il s’établit à Paris où il fonde et assure la rédaction en chef des Annales franco-allemandes, un regroupement de radicaux des deux pays. Sur le plan personnel, son salaire lui permet enfin de se marier avec Jenny, en 1843, après de très longues fiançailles. L’attractivité intellectuelle et culturelle parisienne dépasse de loin l’offre urbaine allemande, Berlin compris ; à cela s’ajoute une plus grande liberté permise par la Monarchie de Juillet. Paris est le lieu de rencontre des radicaux de toute l’Europe, de l’émergence de nouveaux milieux sociaux et abrite une grande communauté allemande, de plus de 60 000 individus. L’épisode parisien est décisif dans la formation de Marx, dans son imagination d’un avenir idéal communiste et des moyens pour y parvenir, c’est-à-dire via la lutte menée par une classe sociale porteuse d’un intérêt universel : « Marx, pourrait-on dire, inventa le prolétariat pour des raisons politiques : afin de réaliser les aspirations issues des brimades qu’il avait subies dans ses confrontations avec le pouvoir autoritaire prussien. » . Autrement dit, Marx choisit le prolétariat parce que celui-ci, n’ayant rien à perdre, a un intérêt à renverser le capitalisme, synonyme d’émancipation de l’humanité ; initialement, son choix de cette classe n’est pas motivé par sa connaissance de leurs souffrances.
Paris est également le lieu d’une rencontre déterminante : celle de Friedrich Engels à l’été 1844. Si les deux personnages sont très différents sur bien des points, c’est le début d’une amitié et de la collaboration d’une vie. De formation philosophique, Marx se plonge à Paris dans les œuvres des premiers économistes. De cette lecture attentive, dont témoignent en partie les Manuscrits de 1844, restés inédits longtemps après sa mort, et dont Sperber estime qu’ils ne plaident pas pour une séparation entre un jeune et un vieux Marx mais, au contraire, qu’ils représentent une continuité de pensée, il en ressort des pronostics pessimistes sur l’avenir du capitalisme, entre stagnation et misère. Paradoxalement, la vision de Marx est en phase avec celle des économistes orthodoxes, bien éloignés de nos économistes contemporains adeptes d’une croissance illimitée. En 1845, à la suite de pressions prussiennes sur le gouvernement du libéral Guizot, Marx est expulsé de France. En conséquence, l’opposition au régime de Berlin, et le souhait de le renverser, prennent – par nécessité personnelle – une importance encore plus grande pour Marx.
Avec sa famille, Marx gagne Bruxelles, capitale, plus marginale, du jeune Etat belge, et où il réside trois ans. C’est le lieu de son apprentissage révolutionnaire ; pour autant, Marx ne devient pas un révolutionnaire professionnel, aussi bien du fait de ses intérêts académiques que familiaux. Lors de sa période bruxelloise, il rédige La Sainte Famille, L’Idéologie allemande et Misère de la philosophie ; livres qui témoignent de sa transition intellectuelle avant qu’il n’exprime ses nouvelles idées dans le Manifeste du parti communiste. Ces écrits relèvent parfois de la polémique pure et, selon Sperber, jouent un rôle dans l’évolution personnelle de Marx, puisque, souvent, il « prit ses propres idées et les projeta sur d’autres penseurs, et il put ainsi les rejeter sans avoir à faire d’autocritique » . Par exemple, il s’oppose désormais aux jeunes hégéliens : pour lui, ce n’est pas (ou plus) l’esprit qui détermine la vie matérielle, mais le contraire.
Au cœur des révolutions du milieu du siècle
Les deux années précédant 1848 sont marquées par la montée en puissance des forces contestataires en Europe. Pour Marx, la période 1848-1849 est celle de sa première et dernière incursion révolutionnaire, à Cologne en particulier. En parallèle, il expose et vulgarise ses thèses dans le Manifeste du parti communiste, rédigé pour la Ligue éponyme basée à Londres. Sperber qualifie de « chef-d’œuvre littéraire » ce texte qui « bien qu’il prétende parler au nom d’un processus historique objectif conduisant inexorablement à sa conclusion qui est la révolution, est l’expression profondément personnelle de l’expérience et de l’évolution intellectuelle de Marx. » Le communisme version Marx et Engels se préoccupe plus de révolution que d’imaginer un avenir par rapport à d’autres avatars contemporains du premier. Les responsabilités de Marx dans le mouvement communiste conduisent les autorités belges à réagir et lui signifier un avis d’expulsion dès le déclenchement de la révolution en France. Après un bref séjour en prison, Marx retourne à Paris, à l’invitation du gouvernement républicain provisoire ; de là, il se rend à Cologne où il fonde un nouveau journal dont il assure la responsabilité. Accusé d’insurrection, Marx est à nouveau expulsé en 1849, cette fois-ci d’Allemagne.
Après quelques hésitations sur son lieu d’exil, Marx choisit finalement Londres. Si la capitale britannique deviendra sa terre d’accueil définitive, Marx ne s’en doute pas encore et attendra encore longtemps l’occasion de pouvoir retourner sur le continent, dans une perspective révolutionnaire. Au milieu du XIXe siècle, Londres est à la fois la « métropole de la science » et le « centre névralgique du capitalisme ». En conséquence, la ville est un lieu d’intense circulation de l’information. Progressivement, Marx est rejoint sur place par ses anciens collaborateurs, Engels en premier lieu. À Londres, Marx fonde une nouvelle revue axée sur l’économie,mais la diffusion de ses idées par ce biais est rendue très difficile par le climat de contre-révolution qui domine en Europe et par la répression prussienne. Il double ses déclarations publiques de propos clandestins, plus virulents dans leur expression et plus violents dans leurs préconisations.
Sur le plan personnel, les débuts londoniens de la famille Marx, dans le quartier de Soho, sont misérables. De son côté, Engels devient le représentant de son père, un riche industriel allemand, pour son affaire à Manchester, et, partant, arrive progressivement à subvenir aux besoins de Marx et de sa famille. Isolé politiquement à Londres, Marx passe ses journées à étudier les économistes dans la salle de lecture du British Museum. 1852, avec le procès du dernier cercle des fidèles de Marx à Cologne, sonne le glas de ses espoirs d’une action décisive dans son pays natal. En France, le coup d’Etat du Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, est un coup d’arrêt supplémentaire ; il donne néanmoins l’occasion à Marx d’écrire un autre chef-d’œuvre : Le Dix-huit Brumaire, nouvel exemple d’une « autocritique à travers la critique des autres ». En effet, il reproche aux révolutionnaires de 1848, dont il fait partie, d’avoir voulu rejouer 1789. Dès lors, Marx est en attente d’une révolution déclenchée par une crise économique. Il ne réfléchit plus ni à une transition révolutionnaire ni à un avenir communiste.
En attendant la crise
Les années 1850, celles de la réaction du Second Empire, sont pour Marx celles d’un retrait de la vie politique, fidèle à sa nouvelle conception de la révolution. Marx se concentre sur sa vie familiale, endeuillée par la mort d’une partie de ses enfants en bas âge et qui révèle un Marx sensible, et commence son grand livre d’économie politique. Dans cette dernière entreprise, il est distrait par ses activités de journalisme en tant que correspondant étranger du grand quotidien américain le New York Daily Tribune, qui élargissent toutefois son horizon au monde et à l’Asie en particulier. Si une partie des articles qu’il signe sont en fait écrits par Engels, son œuvre de journaliste reste très importante, quantitativement supérieure à l’ensemble de ses autres écrits. Dans ce domaine, Marx est davantage éditorialiste que reporter. L’activité est lucrative et permet, pour la première fois depuis longtemps, d’améliorer les conditions de vie de sa famille, qui déménage dans une maison. Intellectuellement, si sa couverture des événements du globe est bénéfique, l’analyse de Marx reste très euro-centrée. En 1857, l’approche d’une crise économique mondiale fait sortir Marx de sa torpeur post-1848.
La décennie suivante voit en effet le « retour de la possibilité d’action politique et la poursuite des conflits entre grandes puissances ». Marx cherche alors, encore une fois, à diffuser ses idées auprès du public germanophone ; il en résulte la courte expérience du journal Das Volk. Si celle-ci est un échec, elle lui fournit l’occasion de reprendre contact avec les Allemands exilés. En Allemagne même, Ferdinand Lassalle joue le rôle de relais de Marx. La relation entre ces deux hommes n’est pas simple : Lassalle est trop indépendant et fantasque. Il invite néanmoins Marx en Prusse pour étudier la possibilité de lancer un nouveau journal. Marx envisage un temps de revenir en Allemagne ; il y renonce finalement, entre autres pour des raisons familiales, ses filles étant trop attachées à la Grande-Bretagne, sans compter ses propres difficultés à travailler avec Lassalle. Sa vie londonienne n’est pourtant pas aisée : à la suite du début de la Guerre de Sécession, il perd son emploi de journaliste. Si deux héritages le sauvent temporairement, les ennuis de santé affectent durement sa vie et ses projets.
En 1864, il fait un retour accidentel à la vie politique avec la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs [AIT], participant largement à la rédaction de ses statuts. La structure siège à Londres ce qui facilite à Marx les tâches d’organisation du mouvement ouvrier naissant, aujourd’hui plus connu sous le nom de Première Internationale. A l’origine, il s’agit d’un regroupement souple de syndicats et ne visant pas à un gouvernement international ouvrier : l’AIT prône au contraire des réformes sociales telles que l’impôt direct ou la réduction de la durée du temps de travail. Il existe bien sûr des débats au sein de l’AIT à propos de la priorité à donner à la révolution par rapport à la réforme. Lors de ces derniers, Marx n’est pas toujours du côté de la révolution pour des raisons de stratégie conjoncturelle. Ses espoirs révolutionnaires reposent à l’époque sur l’Irlande. Il sous-estime néanmoins le poids des facteurs religieux et nationalistes qui sont autant de freins à une union internationale des ouvriers, puisqu’à cette occasion les travailleurs anglais manifestent peu de solidarité à l’égard de leurs camarades irlandais.
La guerre de 1870 est l’occasion d’errements pour Marx et Engels puisqu’ils témoignent initialement d’une attitude pro-allemande pour ensuite se montrer désireux d’une victoire de la nouvelle république française. Même sur le sujet de la Commune de Paris, Marx est hésitant alors qu’il est désigné par la presse internationale comme l’un de ses instigateurs. De cet événement, il en tire pourtant La Lutte des classes en France. Pour la première fois, en partant de cette expérience, il envisage un avenir communiste fait de décentralisation et de démocratie directe. Son éloge de la Commune, auquel il ne croyait guère initialement, provoque une rupture avec ses principaux alliés au sein de l’AIT : les syndicats anglais modérés qui penchent pour le gouvernement de Versailles.
Du Capital au marxisme
Lassalle a un jour résumé la contribution de Marx à la théorie économique par la formule suivante : « Ricardo devenu socialiste ; Hegel devenu économiste. » Formé à la science hégélienne, Marx est confronté au défi du positivisme qu’il intègre progressivement dans ses écrits jusqu’à les combiner. Ainsi, L’Origine des espèces de Darwin influence Marx, qui reste critique sur certains points . En revanche, Engels est un positiviste convaincu, Marx se situant finalement à mi-chemin entre positivisme et hégélianisme, où l’empirisme est regardé avec méfiance et se doit d’être critiqué par la philosophie.
Marx conçoit le projet du Capital à partir de 1857 et après plus d’une décennie d’assimilation des grands économistes classiques (Smith, Ricardo, Say), avec lesquels il est globalement en accord. Son originalité est de prolonger les tendances mises en lumière par les précédents à l’aune de la critique hégélienne auquel il adjoint l’exactitude empirique. La majeure partie de son grand œuvre est inachevée et inédite à sa mort : c’est Engels qui publie de façon posthume les deux tomes suivants du Capital. Dans cette somme, Marx s’efforce longuement d’expliquer la baisse tendancielle du taux de profit, sans arriver à de réelle solution. Plus largement, Sperber estime que l’analyse du capitalisme de Marx est très dépendante de celle de Smith et de Ricardo, de son propre contexte historique, et donc en décalage avec les époques ultérieures.
Les dix dernières années de la vie de Marx sont celles d’un retrait progressif dans la sphère privée. Il se montre moins engagé publiquement et délègue à Engels, ainsi qu’à ses gendres français (Paul Lafargue et Charles Longuet), la confrontation directe, se cantonnant davantage à un rôle de sage. Paradoxalement, c’est à cette époque que l’attention publique à son égard est à son zénith, à la suite de ses écrits sur la Commune. A l’intérieur de l’AIT, il lutte encore contre l’influence anarchiste du russe Bakounine. Si, avec l’aide d’Engels, il assoit sa domination sur l’AIT, les combats pour y parvenir sont la source de nombreuses dissensions et conduisent à sa mise en sommeil progressive. Le contexte européen, de la Prusse de Bismarck, est celui d’une nouvelle ère de réaction qui rend Marx conscient de la diminution des chances de connaître une nouvelle révolution de son vivant. Il suit néanmoins avec attention la situation russe, où la révolution lui semble plus probable, tout en envisageant une transition pacifique vers le communisme pour des pays comme la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Cette dernière resterait cependant le prélude à une révolution violente. Marx s’éteint en 1883, un peu plus d’un an après la mort de sa femme Jenny.
Quelques années avant son décès, débute le processus de transformation de Marx en icône, en particulier grâce à l’action d’Engels. La pensée de l’auteur du Capital commence alors à se figer, Engels promouvant son ami comme un « scientifique révolutionnaire ». Durant la fin du XIXe siècle, naissent de nombreux partis ouvriers dont plusieurs sont directement conseillés par Engels ou a minima influencés par la vulgarisation de Marx véhiculée par Engels : « L’influence d’Engels dans l’élaboration de ce qui allait s’appeler le marxisme fut par conséquent considérable. » Toutefois, par rapport à l’image de Marx construite par Engels, « la vision d’un Marx intransigeant et sans compromis, opposant révolutionnaire à l’ordre social et politique existant, est plus proche de la réalité. » L’incroyable influence de Marx sur des mouvements et des personnalités très différents trouverait ici l’une de ses principales explications : « La nature de Marx, irréductible, inflexible et intransigeante, est ce qui exerce la fascination la plus profonde et la plus retentissante et qui provoque les rejets et les oppositions les plus rudes, à travers les années et jusqu’à nos jours. »
Avec Karl Marx. Homme du XIXe siècle, Jonathan Sperber recompose avec un luxe de détails les décors où évolua le natif de Trèves. D’une plume alerte, et parfois acerbe, il brosse un portrait vivant de Marx et de la faune révolutionnaire de l’époque. Démonstratif et pédagogue, Sperber entreprend de rectifier les mythes et les imprécisions entourant Marx, qu’il s’agisse de la sphère publique ou privé. Centrée autour de sa personne, sa démonstration s’organise d’ailleurs autour des différentes positions et activités dominantes de Marx à différentes périodes de sa vie (« Le rédacteur en chef », « Le révolutionnaire », « Le théoricien », « L’icône », etc.).
Gareth Stedman Jones : la biographie intellectuelle d’un ancien marxiste
Tout comme Jonathan Sperber, Gareth Stedman Jones partage l’ambition de reconstituer fidèlement l’époque de Marx. Il insiste d’ailleurs sur sa volonté de lier homme et œuvre, contrairement à de précédents biographes s’étant concentrés sur le premier. Stedman étudie ainsi sa vie, ses textes, et leur réception par ses contemporains. Au-delà ce même postulat, comment l’entreprise biographique de Stedman Jones se distingue-t-elle de celle de Sperber ? Un élément biographique concernant l’historien britannique le différencie d’emblée de son confrère américain : le compagnonnage de Stedman Jones avec la revue marxiste New Left Review au début de sa carrière universitaire, avant qu’il ne s’en éloigne, et qui explique sûrement une plus grande familiarité de Stedman Jones avec les textes de Marx.
Cette proximité, aujourd’hui révolue, de Stedman Jones avec son sujet n’est pas visible de prime abord. Au contraire, Marx parait, tout au moins pour les premiers chapitres, presque périphérique dans la biographie de Stedman Jones. A cet égard, les titres des différentes parties sont révélateurs puisqu’ils n’évoquent pas directement Marx, mais soit les lieux où il réside (Berlin, Paris, Bruxelles, Londres), soit ses œuvres, soit les grandes périodes historiques où il navigue. Par exemple, Stedman Jones insiste sur la situation des juifs à Trèves et sur les espoirs légués par la Révolution française et par l’Empire napoléonien dans le milieu familial de Marx. Ainsi, Karl Marx sera presque toujours en attente d’un nouveau 1789, suivi d’un 1793, à l’échelle de l’Europe.
Stedman Jones restitue avec brio une pensée en cours d’élaboration avec ses évolutions et ses revirements. Il met en lumière le combat permanent de Marx pour la définition du communisme face à des conceptions concurrentes, dont l’auteur du Manifeste du parti communiste ne ressort pas clairement vainqueur de son vivant. Ainsi, plusieurs essais de Marx dédiés à des controverses (tels qu’Herr Vogt) ne doivent pas se comprendre (seulement) comme des polémiques fielleuses et personnelles : il s’agit pour Marx, et Engels, d’assurer l’hégémonie de leur position sur le mouvement révolutionnaire. L’historien de Cambridge pointe aussi l’aveuglement de Marx dans son interprétation des événements politiques de son époque, à la fois à cause de ses propres théories économiques et de « the tendancy to discount what workers actually said » . Ainsi, les revendications des ouvriers sont davantage politiques qu’économiques, à l’image des Chartistes anglais se battant pour le droit de vote.
Plus largement, Stedman Jones confirme sa préférence pour l’histoire des idées. Moins vivant que Sperber – même s’il appelle Marx constamment « Karl » afin de le détacher de son mythe – il s’attache surtout à reconstituer le contexte intellectuel de la période. Il livre avant tout une biographie intellectuelle, celle-ci prenant par moments l’allure d’une histoire des idées politiques européennes au XIXe. La force de Karl Marx. Greatness and Illusion repose dans la réelle discussion et critique des thèses de Marx, domaine où Stedman Jones se révèle supérieur à Sperber. Pour l’historien britannique, Le Capital est par exemple moins un traité économique réussi qu’un excellent exercice en histoire socio-économique.
Par ailleurs, Stedman Jones rappelle que dans les années 1860, alors que Marx écrit Le Capital et collabore avec les Trade Unions, il envisage sérieusement la possibilité d’une transition pacifique conduisant du capitalisme à un nouveau mode de production coopératif. De même, il souligne l’importance des syndicats pour Marx à cette même époque, importance qui va à l’encontre de l’idée de la centralité du parti – et de la subordination des syndicats – du marxisme du XXe siècle. Marx parle des syndicats comme des « écoles du socialisme » et apprécie leur rôle dans la formation d’une classe ouvrière.
Stedman Jones avance également que ce n’est pas tant – ou seulement – la maladie qui aurait empêché Marx de finir son grand œuvre ; ce seraient les affres théoriques à surmonter dans les deux volumes suivants qui l’auraient affaibli. A cela s’ajoutent les doutes de Marx sur le récit proposé dans le premier volume du Capital. A la fin de sa vie, Marx s’intéresse en effet à la survie et à la cohabitation de « communs » avec le capitalisme ; il s’interroge sur la généralisation à l’échelle mondiale de son idée d’accumulation primitive, principalement tirée de l’histoire de l’Angleterre et des fameuses enclosures.
La conclusion de cette impressionnante biographie intellectuelle, qui nous fait découvrir certains aspects de l’œuvre de Marx sous un nouveau jour, rejoint celle de Sperber, complémentaire et tout aussi réussie bien que pour des raisons différentes, puisqu’elle affirme que « the Marx constructed in the twentieth century bore only an incidental resemblance to the Marx who lived in the nineteenth. »
Trente ans après la chute du mur de Berlin, ces deux biographies nous invitent à une relation apaisée à Marx et aux différentes étapes de sa pensée, loin des dogmes de l’infaillibilité ou du rejet pur et simple. Elles font apparaître Marx comme un homme de son temps, avec ses contradictions, ses limitations mais aussi ses évolutions ; un Marx n’équivalant pas à la statue érigée par le marxisme ou à la caricature brossée par ses adversaires. Elles nous rappellent aussi, alors que l’on déplore parfois l’absence de l’émergence d’une réelle alternative ou d’unité des mouvements contestataires, qu’il y eut beaucoup de luttes, parfois intestines, autour de conceptions en apparence relativement proches avant que le communisme marxiste ne s’impose comme le principal contre-modèle de société au XXe siècle. Si Marx est bel et bien un homme du passé – et donc susceptible d’une approche historique –, de par son œuvre, sa réception pluriséculaire et ses applications politiques, il continue cependant à nous parler ; ou, plutôt, nous continuerons encore longtemps à le faire parler
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