Un récit de l’arrivée de Lénine en Russie en 1917 par Stefan Zweig qui témoigne de la conception de l’histoire de l’écrivain autrichien.

Le Wagon plombé de Stefan Zweig est captivant à plusieurs titres. Cette nouvelle, caractéristique du style littéraire de l’écrivain autrichien, nous entraîne par son laconisme et sa dynamique quand l’image mystérieuse du personnage principal, Lénine, nous attire. Son titre reprend le nom établi dans l’historiographie de trois trains ayant traversé la Suisse, puis l’Allemagne, en avril 1917, afin d’acheminer un groupe de révolutionnaires russes exilés. Dans les faits, le wagon plombé n’était que l’un de wagons du premier train, où avait pris place Lénine.

 

Un récit en décalage avec la version soviétique de l’histoire

Aujourd’hui republiée par Payot, cette nouvelle est sûrement d’un intérêt particulier pour une partie du public russe contemporain, celle dont la jeunesse s’est déroulée dans les années 1960-1970. Il y a d’ailleurs de fortes chances pour qu’elle ne la connaisse pas. En effet, Le Wagon plombé était interdit en Union Soviétique et donc absent des œuvres complètes de Zweig. Si, en Europe, la nouvelle a été publiée en 1943 dans le recueil Les Heures étoilées de l'humanité, les soviétiques devront attendre 1982 pour la découvrir. Jusqu’à cette date, il était impossible d’évoquer les collusions entre Lénine et l’Allemagne, et de le représenter de surcroît voyageant avec les officiers du Reich. Par ailleurs, Zweig suppose dans ce récit que la révolution est un coup d’État fabriqué par les diplomates anglais et français, afin d’empêcher le tsar de conclure la paix. Ces deux aspects sont totalement opposés à l’image de la naissance de l’Etat Soviétique propagée par ses dirigeants.

Bien que Zweig soit considéré comme un magnifique nouvelliste par le peuple soviétique, connu pour des œuvres telles que Lettre d’une inconnue et Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, le lectorat russe de l’époque ne s’est pas précipité pour lire le Wagon plombé à sa sortie. Au contraire, ce court livre a été publié au moment où les Russes étaient las de la prose du Pari et des nombreux récits sur les dirigeants du peuple. Le Wagon plombé reste donc une nouvelle méconnue.

 

L’histoire selon Zweig

Le Wagon plombé reflète le vif intérêt de Zweig pour l’histoire, son talent pour la prose courte et son amour de la littérature russe. Zweig s’intéressait aux grands personnages historiques, comme en témoignent ses nombreuses biographies, mais également à la littérature russe. Au cours des années 1925-1934, Zweig correspond avec la maison d'édition « Vremya »   . Cette correspondance, de plus d’une centaine de lettres, compose l’image de la Russie de Zweig. Il est d’abord enthousiaste à la suite de la Révolution d’Octobre. Toutefois, et bien qu’il considère l’événement comme majeur à l’échelle de l’histoire mondiale, il estime qu'il reste un phénomène proprement russe, national, et qu’il ne peut donc pas influencer le monde occidental.

L’auteur d’Amok a écrit un nombre considérable d’œuvres sur des sujets historiques et avait sa propre vision du processus historique. Il le considérait à travers une personnalité forte et brillante se trouvant au sommet d’un événement historique. Zweig croyait que les masses ne pouvaient pas influencer le cours des choses sans l’action déterminante d’un créateur solitaire des valeurs culturelles. A ce titre, la lecture des œuvres de Zweig est absolument captivante. Ses textes ne sont pas une simple exposition des faits, mais la reconstruction d’une personnalité exceptionnelle vivant dans un certain contexte historico-culturel et la découverte de son monde interne.

L’histoire du Wagon plombé doit être lue à travers une telle conception. L’événement historique se transforme en l’histoire d’un homme modeste physiquement, mais extraordinairement fort à l’intérieur, et, en conséquence, capable de surmonter toutes les embûches pour sauver son peuple. Chez Zweig, Lénine est un personnage romantique, pour qui les buts ultimes sont le sacrifice de soi pour les autres, l'abandon total des valeurs matérielles et la recherche de l’idéal. Lénine est aussi un personnage mythique qui réalise de grands exploits et qui, comme Ulysse, en surmontant des obstacles, revient dans son pays pour diriger la révolution. Cette vision de Lénine n’est pas habituelle puisqu’a dominé en URSS l’image du « bon père Lénine », humain et simple, au sourire malicieux et affectueux, éloignée de la réalité historique.

 

De la modestie de la vie d’exilée à l’exaltation de la révolution

Au début de la nouvelle, Zweig crée un contraste entre l’ambiance luxueuse du milieu diplomatique et la vie modeste de Lénine. Il le représente comme un homme peu communicatif, un immigrant russe ordinaire, habitant avec sa femme dans un petit appartement chez un cordonnier. Zweig contraste aussi la tranquillité de son quotidien, loin du bruit politique de Zurich, et son inquiétude et sa compassion par rapport aux événements se déroulant en Russie. A travers l’état émotionnel de Lénine, il décrit les événements historiques. D’abord, l’enthousiasme du personnage principal quand il apprend d’un ami que la révolution vient de commencer. Puis, la déception et le désespoir, quand il comprend que ce n’est pas la révolution que lui et ses confrères voulaient pour son pays.

Zweig justifie le révolutionnaire quand il cherche le moyen de revenir en Russie et choisit de dialoguer avec l’Allemagne du Kaiser. Selon lui, Lénine va à l’encontre de ses principes afin de faire triompher son grand objectif. Zweig décrit brièvement les conditions sous lesquelles Lénine et d’autres immigrants peuvent se déplacer dans le train partant de Zurich le 9 avril 1917. Puis, il revient à l’image de Lénine et renforce le contraste qu’il a donné au début de sa nouvelle. Cet homme, toujours silencieux, mal habillé, ne se diffère pas d’autres voyageurs – Yougoslaves, Roumains – assis dans la gare. Lénine est concentré sur la situation en Russie ; pour lui, le reste n’est qu’un bruit insignifiant. En arrivant en Russie, il cherche la « Pravda »   pour s’assurer que le journal de son Parti retient toujours son orientation internationale. Et quand Lénine quitte le wagon, lui, l’ancien habitant d’un petit appartement de cordonnier, se met à  la tête de son peuple pour changer le cours de l’histoire russe.

 

Ainsi, le regard idéaliste sur l’interaction entre la personnalité historique et la société contemporaine est au fondement des œuvres biographiques que Zweig a commencé à écrire intensément au cours des années 1920. Il introduit dans sa conception de l’histoire des notions comme le destin, la raison d’être ou la prédestination, qui n’ont pas de sens en histoire en tant que discipline scientifique, mais qui se trouvent toute leur place en littérature.

Le Wagon plombé donne toute la mesure du talent de nouvelliste de Zweig. Cet événement historique inséparable de l’histoire d’une vie humaine, est raconté succinctement, de façon épurée et distanciée. Sous sa plume, Lénine devient attachant ; il le suit comme un cameraman attentif au moindre détail. Même si le dénouement nous est connu, Zweig réussit à recréer un suspens et à faire d’une nouvelle, grâce à sa simplicité et à la richesse des images, un quasi-roman

 

* Dossier : 1917-2017 : cent ans après la Révolution d'Octobre.