Entretien avec Clément Hervieu-Léger, sociétaire de la Comédie-Française, sur la mise en scène des oeuvres du XVIIe siècle.

Sociétaire de la Comédie-Française, où il est entré en 2005, Clément Hervieu-Léger est un acteur et metteur en scène présent aussi bien dans les salles de théâtre et d'opéra que de cinéma   . Il participe à de nombreux projets dans la maison de Molière, tout en explorant d'autres territoires, notamment avec la Compagnie des Petits-Champs.

S'il se caractérise par son éclectisme, le parcours de Clément Hervieu-Léger témoigne aussi d'un intérêt constant pour les œuvres de l'époque moderne, en particulier du XVIIe siècle. Ce répertoire est au cœur de l'entretien qu'il nous a accordé, avec trois spectacles différents : Le Misanthrope (1666), comédie de Molière, à la Comédie-Française   , ainsi que La Didone (1641), opéra vénitien de Busenello et Cavalli, et Monsieur de Pourceaugnac (1669), comédie-ballet de Molière et Lully, avec Les Arts Florissants   .

L'ensemble de l'échange est articulé autour d'une question principale, déclinée sous différentes formes : comment mettre en scène aujourd'hui des œuvres du XVIIe siècle ?

 

METTRE EN SCÈNE LE RÉPERTOIRE DU XVIIe SIÈCLE

 

Transmettre et revitaliser un répertoire

 

Nonfiction : Quel est votre rapport au répertoire du XVIIe siècle, à la fois en tant que comédien et comme metteur en scène ?

Clément Hervieu-Léger : Je consacre ma vie à défendre le répertoire dans une maison de répertoire, la Comédie-Française. Pour moi, le répertoire est un corpus vivant. Le considérer autrement serait mortifère. Il serait effrayant de penser qu'il ne doit pas bouger, dans sa représentation : dans ce cas, je ne sais pas où serait ma place, en particulier au sein de l'institution à laquelle j'appartiens. À la Comédie-Française, nous avons un grand respect et une connaissance approfondie du répertoire. Cela n'empêche pas de l'interroger continuellement, sans pour autant tomber dans certains excès qui consistent à penser qu'il faudrait le massacrer ou du moins n'avoir aucun scrupule à son égard, comme si l'idée était de s'en débarrasser. C'est d'autant plus important que nous avons une réelle mission patrimoniale.

 

Quand vous avez monté Le Misanthrope à la Comédie-Française, par exemple, comment avez-vous travaillé pour préserver cet équilibre entre respect et dialogue avec le répertoire ?

J'ai décidé de monter Le Misanthrope de Molière dans une esthétique assez contemporaine, ou plutôt atemporelle. Cependant, je me suis servi de connaissances extrêmement précises liées au contexte historique et socio-économique du XVIIe siècle pour nourrir ma mise en scène.

 

Le Misanthrope - (c) Brigitte Enguerand

 

À l'époque du Misanthrope, Louis XIV lance les soirées d'Appartement à Versailles, pour contrôler l'aristocratie. Il reprend alors le modèle de la vie aristocratique parisienne, qui se caractérise par trois éléments : la musique, le jeu et les arts de la table. Il me semblait important que ces trois éléments apparaissent dans la mise en scène du Misanthrope. De fait, ils structurent le spectacle, même s'il est probable que personne ne regarde ce dernier en identifiant la référence aux soirées d'Appartement. Comme je connais bien le théâtre du XVIIe siècle et que j'ai une lecture plutôt sociologique des œuvres, il m'importe de prendre en compte le contexte historique et social dans mon travail de mise en scène.

 

Pourtant, vous avez situé l'intrigue de Monsieur de Pourceaugnac dans les années 1950. Faire le choix d'une telle transposition temporelle ne contraint-il pas à s'éloigner du contexte historique et social de l'œuvre ?

Dans Monsieur de Pourceaugnac, si j'ai décidé de situer l'intrigue dans les années 1950, ce n'est pas parce que cela m'amuse. Je ne suis pas du tout pour les transpositions à toute force. Cela se fait souvent à l'opéra, assez facilement d'ailleurs avec les années 1950 parce que c'est une esthétique qui fonctionne bien dès que vous montez du Donizetti, par exemple. Mais ce n'est pas ce qui m'intéressait. Monsieur de Pourceaugnac se passe à Paris. Aujourd'hui, comment donner à voir Paris ? On pense immédiatement aux cartes postales de Robert Doisneau. Mais comment faire entrer l'œuvre dans cette esthétique sans la tordre ? Le rapport entre Paris et la province est très important, au XVIIe comme au XXe siècle. Dans les années 1950, il est encore possible de trouver quelqu'un qui vient de Limoges et qui n'est jamais allé à Paris. On peut aussi penser à l'immigration italienne, qui est tout à fait présente dans l'après-guerre, même si ce n'est pas exactement la même qu'à l'époque de Molière. De plus, au début des années 1950, il est aussi possible de trouver une jeune fille qu'on a promise et qui doit se marier. Mais dans ces mêmes années, on repère un début de libération chez les jeunes filles, dont témoigne Et Dieu... créa la femme   , en 1956, avec la figure de Brigitte Bardot dansant, les cheveux lâchés. Je me suis rendu compte que tout rentrait : il y a des correspondances entre le XVIIe siècle et les années 1950 aussi bien du point de vue du rapport entre Paris et la province, que du rapport à l'immigration, à l'autre et à ce que les uns et les autres représentent économiquement.

 

Monsieur de Pourceaugnac - (c) Brigitte Enguerand

 

C'est ce qui m'intéresse, davantage que les codes de représentation propres à une époque donnée. Pour le théâtre du XVIIe siècle, j'ai bien sûr étudié les codes de représentation, la présence du public sur le plateau, etc., mais cela m'intéresse peu dans mon travail de metteur en scène, au moment d'élaborer un geste artistique. En revanche, il est possible de prendre en compte les caractéristiques historiques et sociales d'une œuvre et de les faire entendre aujourd'hui, de manière très contemporaine, si on est absolument au fait de ce qui se passait au XVIIe siècle. Cette démarche, qui est la mienne, me semble à la fois respectueuse des œuvres et féconde.

 

Dans Le Misanthrope et Monsieur de Pourceaugnac, Molière donne à voir la société de son temps. Votre approche est-elle différente quand l'intrigue est située à une autre époque que l'œuvre elle-même, comme c'est le cas pour La Didone ?

Pour La Didone, je me suis plutôt intéressé à la manière dont les contemporains de Cavalli, notamment Busenello, le librettiste, ont pu lire Virgile. Le rapport du XVIIe siècle à l'Antique est passionnant. Quand on travaille sur une œuvre comme La Didone, des tiroirs peuvent être tirés les uns après les autres : l'Antiquité vue par le XVIIe siècle, lui-même vu par l'époque contemporaine... Tout se déplace. Cela invite à se poser d'autres questions du point de vue de la représentation. À quelle époque se situe-t-on ? Choisit-on de monter l'œuvre avec une vraie référence à l'Antiquité ? Choisit-on plutôt de situer l'intrigue au XVIIe siècle ? Ou encore à l'époque contemporaine ? Ma réponse a été de croiser les trois, parce que je me suis intéressé à la question des ruines. Quand vous regardez des ruines, en règle générale, vous savez que c'est le résultat d'une destruction. Mais il est parfois très difficile de savoir si c'est en destruction ou en construction. C'est la question qui m'intéressait par rapport à La Didone en tant que pièce du répertoire. Cet opéra vénitien est-il une fin ou un début ? Est-ce la fin du théâtre ? Est-ce le début de l'opéra ?

 

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Valerio Contaldo (Éole) et Tehila Nini Goldstein (Junon) - (c) Pascal Gely

 

Dans le mythe de Didon, le début et la fin concernent aussi les personnages eux-mêmes et les villes qui leur sont associées : Troie en ruines, Carthage florissante mais promise à la destruction et, à l'horizon, la future Rome. À la fin de La Didone, dans votre mise en scène, nous restons à Carthage avec Didon : vous choisissez de ne pas donner à voir l'avenir d'Énée, donc de ne pas faire de place à Rome. Est-ce une manière de laisser en suspens l'image des ruines, entre construction et destruction ?

C'est vrai que dans les représentations du mythe de Didon, le futur d'Énée est souvent donné à voir, ce qui rejoint la question des ruines. Que va devenir Carthage ? Future Troie ou future Rome ? Dans La Didone, comme toujours dans les adaptations des mythes par les librettistes, il manque de temps en temps des rouages ou des tournants. Ces derniers étaient évidents pour le public de l'époque, qui connaissait très bien ces mythes, mais c'est moins le cas aujourd'hui. La lecture de l'Énéide est alors nécessaire parce qu'elle est formidable de matière : de matière à jouer, mais aussi de matière pour comprendre les caractères. J'ai nourri les personnages de l'opéra du texte de Virgile, même si certains personnages, propres au XVIIe siècle, en sont absents, notamment l'amant éconduit. Cependant, l'opéra de Cavalli s'intitule La Didone, pas Didon et Énée. De plus, j'ai énormément de tendresse pour les personnages féminins. Dans Le Misanthrope, par exemple, il est très important pour moi que Célimène existe très fortement. Dans La Didone, la tragédie est celle de Didon. Il m'importait donc de terminer sur Didon. Or, pour elle, l'avenir d'Énée est un mystère : elle ne sait pas ce qu'il va devenir. Ce qui m'intéresse chez Énée, c'est le départ, ce moment où on laisse l'être aimé.

 

C'est peut-être aussi le moment où il embrasse son destin héroïque.

Cela pose aussi la question du héros. On ne peut jamais atteindre ce qu'est un héros, tandis que les dieux sont extrêmement humains, y compris dans leur jalousie, leur veulerie, leur fourberie. Ce sont les héros qui sont inaccessibles, mais les dieux ne sont jamais qu'une représentation de nous-mêmes.

 

Anna Bonitatibus (Didon) et Krešimir Špicer (Énée) - (c) Vincent Pontet

 

Imaginaire baroque et métaphore cynégétique

 

Pour mettre en scène les œuvres du XVIIe siècle, vous inspirez-vous d'autres références propres à cette époque ?

Je prends aussi en compte certaines caractéristiques de l'imagerie et de l'esthétique baroques. C'est le cas en particulier de la chasse, qu'on retrouve souvent. Pour Monsieur de Pourceaugnac, pendant le travail en amont des répétitions, j'ai beaucoup pensé au carnaval, qui est très présent dans cette œuvre. Mais comme toujours chez Molière, des choses se révèlent au plateau. En mettant en scène la pièce, je me suis rendu compte que la métaphore la plus parlante au plateau est la métaphore cynégétique. Monsieur de Pourceaugnac, c'est une chasse à l'homme, comme une chasse à courre : d'abord les limiers cherchent le gibier, puis les chasseurs le voient et on sonne la vue, avant la mise en place des différents moments de la chasse jusqu'à l'hallali et la curée. Pourceaugnac est comme un gibier face à la meute que sont devenus ses opposants.

 

Gilles Privat (Monsieur de Pourceaugnac) - (c) Brigitte Enguerand

 

La chasse est importante aussi dans La Didone. L'épisode de la chasse est magnifique puisque c'est à ce moment que l'amour entre Didon et Énée est consommé. Ce sont d'ailleurs les chasseurs qui le disent. Sur scène, j'ai choisi de placer un grand cerf blanc, d'abord sous une bâche, puis à découvert. Il est présent avant l'épisode de la chasse et demeure sur scène après. C'est une image sacrificielle importante pour moi. Quand le sang coule, à la fin du spectacle, Didon ne sait plus si c'est celui du cerf ou le sien.

 

Alors que La Didone respecte la convention vénitienne du lieto fine [fin heureuse], Didon serait donc elle aussi, à vos yeux, une victime sacrifiée.

Le sang est le signe de la mort émotionnelle de Didon. Pour moi, même si Didon reste en vie et épouse Iarbe à la fin de l'opéra, elle est morte émotionnellement : le grand amour est passé, il est parti. Tirer le fil de la chasse jusqu'au bout, jusqu'à l'animal mort, permet de raconter cette mort. En même temps, je voulais une référence mythologique, ce pourquoi j'ai beaucoup tenu à ce que l'animal soit un cerf blanc.

 

Anna Bonitatibus (Didon) - (c) Pascal Gely

 

Pourquoi un cerf blanc ?

Le cerf blanc évoque le taureau blanc sous l'apparence duquel Zeus approche Europe, mais ce n'est pas une référence formelle. Je ne voulais pas qu'on reconnaisse exactement le cygne de Léda ou le taureau blanc d'Europe. Un cerf blanc, c'est plutôt une figure mythique, extraordinaire, qui rejoint presque la licorne.

 

On pourrait aussi identifier une référence christique, avec à la fois l'idée du sacrifice et celle de la résurrection : les bois du cerf, qui repoussent une fois tombés, peuvent être associés à la renaissance.

L'idée était d'abord de donner sa place à la chasse, qui est très liée à l'esthétique baroque. Je voulais que la chasse apparaisse comme l'occasion de l'amour consommé. J'ai donc choisi de faire exister l'animal avant et après, comme symbole. C'est bien sûr l'animal vigoureux, dont les bois symbolisent la renaissance, mais aussi l'animal du rut, avec une symbolique sexuelle forte. S'il y a une référence christique, c'est plutôt dans l'idée d'une référence sacrificielle, au sens de l'agneau pascal. C'est aussi un symbole tragique. Le propre de la tragédie est d'être inéluctable. Le cerf blanc est donc présent d'emblée : il indique que de toute façon l'histoire se terminera mal, même s'il y a une pirouette à la fin avec un mariage inattendu.

 

Xavier Sabata (Iarbe) et Anna Bonitatibus (Didon) - (c) Pascal Gely

 

Au moment d'accepter le mariage avec Iarbe, Didon pose ses mains sur sa robe et se couvre de sang. Puis, à la toute fin du spectacle, elle met sa main en sang sur son visage. Ce geste évoque la mort d'Isolde dans la mise en scène du Tristan und Isolde de Wagner par Patrice Chéreau   . Est-ce une forme d'hommage ?

C'est une citation qui est aussi un hommage. Pour Tristan und Isolde, avec Patrice Chéreau, nous avions beaucoup travaillé sur la question des stigmates, qui est fascinante. Comme je travaillais sur la dramaturgie, je m'étais intéressé à la lecture psychiatrique des vies de saintes. Par exemple, Catherine de Sienne   était en fait anorexique : elle avait des visions, mais qui s'expliquent sans doute par le fait qu'elle avait arrêté de manger. Or, on ne sait pas de quoi meurt Isolde. Mais dans le premier acte, quand elle est sur le bateau, on se rend compte qu'elle ne mange pas. Dans la mise en scène de Patrice Chéreau, le sang coulait comme s'il surgissait de stigmates. Le sang qui coule sur le visage de Didon est une citation consciente des stigmates d'Isolde, un hommage évident à celui qui est mon maître. La citation est aussi une manière de rappeler que Didon et Énée sont un couple du même ordre que Tristan et Isolde : ce sont des couples absolus et mythiques, comme le sont aussi Roméo et Juliette. Même si Didon épouse Iarbe, son grand amour est Énée. Lors de son mariage, elle porte une robe blanche, mais elle est en sang. Iarbe et elle se tiennent par la main, mais regardent dans des directions contraires. C'est avec Énée que Didon forme un couple mythique, pas avec Iarbe.

 

Waltraud Meier, Isolde à la Scala de Milan, C) Ros Ribas

Waltraud Meier (Isolde), Milan, Teatro alla Scala, 2007 - (c) Ros Ribas

 

LE THÉÂTRE À L'OPÉRA : L'EXEMPLE DE LA DIDONE

 

Mettre en scène un opéra vénitien du XVIIe siècle

 

Connaissiez-vous déjà l'opéra vénitien du XVIIe siècle avant de mettre en scène La Didone ?

Je connaissais très peu Cavalli : des extraits de La Calisto   ou le grand air d'Hécube dans La Didone, par exemple, parce qu'il fait parfois partie du récital de certaines contraltos. En revanche, je connaissais Monteverdi. Je crois même que j'aurais préféré monter un Monteverdi qu'un Cavalli parce que c'est un compositeur qui me touche beaucoup, y compris dans le rapport entre texte et musique.

 

Tenez-vous compte de ce rapport entre texte et musique quand vous préparez la mise en scène d'un opéra ? Travaillez-vous sur la partition ou en écoutant un enregistrement, par exemple ?

Je ne suis pas musicien et je ne travaille pas sur les partitions, mais le rapport à la musique a toujours été présent dans ma vie et dans mon parcours artistique. J'ai fait de la musique, du solfège et du violon, étant enfant. J'ai beaucoup pratiqué la danse classique et la danse, c'est aussi la musicalité. Je travaille donc avec la musique, mais d'abord à partir d'enregistrements, quand c'est possible. Pour monter un opéra de Mozart, par exemple, on choisit trois bons enregistrements et on peut rêver à sa mise en scène en écoutant la musique. La Didone est un cas particulier parce qu'il existe très peu de documents, ce qui rend le travail difficile. Quand j'ai commencé à travailler sur cet opéra, il existait un enregistrement dirigé par Thomas Hengelbrock   , qui a pris beaucoup de liberté avec l'organisation de l'œuvre, et le DVD d'un spectacle créé à Venise   , qui est invraisemblable de kitsch. Je devais donc travailler sur un opéra que je ne pouvais pas écouter, ce qui était très compliqué. Cela a eu une incidence très forte sur mon travail, mais une incidence plutôt positive parce que cela m'a conduit à me raccrocher à une chose que je savais faire : du théâtre. J'ai abordé l'œuvre exactement comme j'aborderais une œuvre théâtrale, en considérant le livret comme une pièce de théâtre.

 

Pour vous, était-ce seulement un moyen de vous approprier l'œuvre ou s'agissait-il de redonner une place centrale au théâtre dans le spectacle d'opéra ?

Je suis de l'école de Patrice Chéreau, qui a toujours eu à cœur de traquer le théâtre à l'opéra, y compris en montant Mozart et Da Ponte. J'ai par exemple passé un an à travailler avec lui sur Così fan tutte, à la table, en lisant le livret. Tout en étant conscients que ce n'était pas du Marivaux, nous nous demandions comment trouver l'essence théâtrale de l'œuvre, parce que le théâtre est central aussi dans l'opéra de Mozart.

 

Patrice Chéreau répète Cosi fan tutte de Mozart

Répétitions de Così fan tutte au Palais Garnier, en 2005 : Erin Wall (Fiordiligi), Patrice Chéreau et Stéphane Degout (Guglielmo) - (c) Éric Mahoudeau/Opéra national de Paris

 

De même que mon école est celle de Patrice Chéreau, ma formation, ma famille et mon cœur sont au théâtre. Cela explique que, pour La Didone, ne pouvant pas avoir accès à la musique, je me suis replié sur ce que je connaissais vraiment, c'est-à-dire le théâtre. Or, l'opéra vénitien est très intéressant de ce point de vue : la frontière entre le théâtre et la musique est extrêmement ténue, ce qui permet de se placer d'un côté ou de l'autre. Je me suis donc placé du côté du théâtre, mais William Christie   est à la fois un musicien et un homme de théâtre. Il me parlait lui-même de Cavalli, notamment de La Didone, en me disant que c'était du théâtre. Après la première, il m'a d'ailleurs dit que nous avions fait du théâtre, ce qui était pour moi un compliment magnifique.

 

Quand un opéra vénitien du XVIIe siècle est monté sur la scène contemporaine, il est d'usage de pratiquer des coupes dans le livret et la partition. C'était aussi le cas pour La Didone. Avez-vous travaillé ensemble avec William Christie pour déterminer quelles coupes opérer dans l'œuvre ?

Nous avons échangé à ce sujet avec William Christie, puis nous avons travaillé avec Rita de Letteriis   , une des collaboratrices des Arts Florissants, et Pierre Judet de La Combe   , mon dramaturge. Nous avons procédé un peu comme au théâtre, par exemple quand on décide de monter une pièce de Shakespeare, mais qu'il faut respecter des contraintes horaires : on privilégie l'action, tout en préservant la place de l'émotion. Il faut trouver un équilibre entre les deux : permettre au spectateur de suivre l'histoire, tout en laissant place à de grands moments de mise en scène des affects. C'est une question importante pour le théâtre du XVIIe siècle. Évidemment, dans La Didone, il faut conserver les airs. Mais, dans ce répertoire, il y a parfois des redites dont on peut se passer ou des scènes moins importantes. En règle générale, au théâtre comme à l'opéra, il y a deux solutions pour les coupes : soit on procède à de grandes coupes drastiques, avec suppression de personnages ou de scènes, soit on privilégie les coupes qui permettent de réduire les scènes un peu longues, tout en conservant leur structure. C'est plutôt cette deuxième option qui était la nôtre.

 

Un autre choix important est celui de la distribution. Avez-vous pu y être associé ?

Oui, j'ai eu cette très grande chance, qui est aussi une preuve de confiance assez étonnante de la part d'un chef. Le trio central était déjà choisi : Anna Bonitatibus pour Didon, Krešimir Špicer pour Énée et Xavier Sabata pour Iarbe. Pour tous les autres rôles, j'ai assisté aux auditions et participé aux discussions. Je représentais plutôt le regard du théâtre, c'est-à-dire que je m'intéressais surtout au caractère, au personnage.

 

Des désaccords sont-ils survenus, en raison notamment de tensions entre les enjeux du théâtre et ceux de la musique ?

Nous avons beaucoup discuté du rôle d'Hécube. C'est un rôle qui peut être joué par un homme travesti et William Christie est assez sensible à cette tradition. On en trouve d'ailleurs des exemples dans Il Sant'Alessio   . Cependant, cela ne me semblait pas compatible avec ma volonté de raconter l'histoire. C'était éventuellement possible, mais cela m'emmenait vraiment ailleurs. J'ai donc beaucoup tenu à ce que ce soit une femme qui joue ce rôle – je dis qui joue, alors qu'il faudrait dire qui chante, mais Maria Streijffert   en l'occurrence jouait vraiment. William Christie a entendu mes raisons et a accepté. Alors que je sais pertinemment que son goût l'aurait plutôt porté vers l'autre solution, il a entendu la raison théâtrale.

 

Maria Streijffert (Hécube), Katherine Watson (Cassandre) et Valerio Contaldo (Corèbe) - (c) Pascal Gely

 

Explorer les frontières

 

Quelle est la place de la mise en scène dans des répétitions d'opéra ?

Les répétitions d'opéra sont très codifiées, avec des plannings prévus longtemps à l'avance. Les répétitions scène-piano appartiennent au metteur en scène et les scène-orchestre au chef d'orchestre. Le jour où les répétitions avec orchestre commencent, c'est-à-dire à partir du moment où le chef est là, mon travail doit être terminé. Je suis encore présent pour continuer à avancer, donner des notes, creuser le jeu, etc., mais la mise en scène doit être finie. Il n'y a plus de temps à y consacrer et les chanteurs eux-mêmes se concentrent sur le chant et la musique. C'est très différent dans les comédies-ballets, comme Monsieur de Pourceaugnac, parce que le théâtre prime. Dans un ordre hiérarchique, le metteur en scène est donc devant le chef, tandis qu'à l'opéra, c'est le chef qui est devant. Pour La Didone, j'ai mis en scène pendant les répétitions scène-piano. Je travaillais avec Paolo Zanzu   , l'assistant de William Christie. Quand le chef est arrivé, la mise en scène était faite. J'avais pu dire aux chanteurs tout ce qui était nécessaire sur les caractères, le rapport entre les personnages et la mise en place. J'ai consacré le temps des scènes-orchestre pour approfondir, affiner, travailler à la marge sur des détails.

 

Quand vous faites travailler les chanteurs, la direction musicale peut-elle malgré tout influencer votre direction de jeu et inversement ?

Les répétitions permettent à la scène et à la musique de se rencontrer. Dans un opéra vénitien, contrairement à un opéra de Mozart par exemple, tout est orchestré par le chef. Or, lors des premières répétitions avec l'orchestre et les chanteurs, à Caen, William Christie demandait aux chanteurs ce qu'ils choisiraient pour les accompagner, dans certains moments. Demander aux chanteurs ce qu'ils ressentent pour réfléchir à l'orchestration est très intelligent, d'autant qu'ils répondaient forts du travail de mise en scène qui était terminé. Tout a donc convergé pour que nous, le chef d'orchestre et le metteur en scène, nous rencontrions : les interprètes étaient le vecteur entre la musique et le théâtre. Je les avais nourris de ma conception des personnages et leurs discussions avec le chef sur la musique et le chant tenaient compte du travail théâtral accompli.

 

En ce qui concerne le jeu, dirigez-vous les chanteurs et les acteurs de la même façon ?

Les chanteurs et les acteurs ne se dirigent pas de la même façon. Il est faux de penser que les chanteurs sont exactement comme des acteurs. Ils n'ont pas la même formation, ni les mêmes obsessions. Avec les chanteurs, le travail le plus important est de leur apprendre à écouter ce que chante l'autre. Très souvent, ils chantent parce que c'est à eux de chanter, pas pour répondre à quelqu'un qui vient de s'adresser à eux. C'est d'autant plus compliqué pour eux qu'ils chantent dans une langue qui n'est pas la leur. Il est donc très important de créer du dialogue, de faire en sorte que les chanteurs se répondent. L'autre aspect important du travail est de mettre les corps en jeu, parce que les corps racontent beaucoup. De ce point de vue, c'est une chance pour moi d'être aussi comédien, qui plus est à la Comédie-Française : cela inspire confiance aux chanteurs et me permet de travailler avec eux en leur montrant, ce qui les rassure beaucoup. Je ne le fais pas avec des acteurs ou en tout cas je le fais différemment : je suggère plus que je ne montre. Mais avec des chanteurs, il faut parfois montrer comment jouer parce que c'est plus clair pour eux. Ils ont aussi d'autres préoccupations : être bien placé pour chanter, trouver une position dans laquelle ils peuvent chanter et voir le chef, etc. Toutes questions que ne se pose pas un acteur.

 

photo « la didone » est créée à caen où chanteurs et musiciens sont en répétition depuis quatre semaines © loïc bourgeois

Répétitions de La Didone au Théâtre de Caen, en 2011 : au centre, Clément Hervieu-Léger avec Krešimir Špicer (Énée) tenant une épée - (c) Loïc Bourgeois

 

Même si le travail est différent, tendez-vous vers une même direction au théâtre et à l'opéra ?

La question qui m'importe au théâtre est celle de l'incarnation. À l'opéra, je souhaite donc aider les chanteurs à incarner leurs personnages, quel que soit ensuite le moyen pour cela. Être comédien moi-même m'aide à les pousser dans ce sens, parce que je peux montrer, mais aussi être avec eux, les accompagner physiquement. Je suis très sensible aux places, par exemple, à un épaulement, à une direction de regard... Il n'y a pas de flou dans mes mises en scène de ce point de vue-là. Je suis assez précis et parfois un peu pénible peut-être pour mes interprètes, mais je tiens à cette précision et, pour l'obtenir, il peut être intéressant de pouvoir montrer aux chanteurs ce qu'on attend d'eux. Ensuite, plus on avance, moins on a à montrer. Travailler avec les chanteurs consiste aussi à se donner un vocabulaire.

 

Dans quelle mesure le chant a-t-il sa place au sein de ce travail ?

Pendant des répétitions d'opéra, les chanteurs marquent, mais de temps en temps ils ont aussi besoin de chanter à pleine voix pour savoir où ils en sont et éprouver l'endurance du spectacle. L'opéra baroque est aussi différent de l'opéra wagnérien : les interprètes chantent plus volontiers. De plus, un opéra comme La Didone est un immense récitatif. Pour dire ce qui est écrit, les interprètes sont obligés de chanter. Le rapport entre la parole et le chant est très troublant : les deux sont tellements imbriqués qu'on ne peut pas faire l'un sans l'autre. Il est d'autant plus important de prendre en compte le théâtre que la musique de La Didone est âpre. Elle n'offre pas le même plaisir d'écoute que Purcell, par exemple. On est obligé d'être droit. Ce n'est pas facile, c'est un chemin à parcourir pour le spectateur ou pour l'auditeur : on peut s'accrocher à l'histoire, mais la musique n'est pas là pour nous apaiser et nous aider. La musique telle qu'on la reçoit aujourd'hui nous demande un certain effort, alors que ce n'était pas le cas au XVIIe siècle. En version de concert, ce serait éprouvant, car c'est le théâtre qui rend l'œuvre extrêmement belle et la musique passionnante. Le rapport entre la parole et le chant dans La Didone m'a passionné et a eu une véritable incidence sur mon approche de l'opéra. Ce qui m'intéresse, aujourd'hui, à l'opéra, c'est le rapport avec le théâtre. Dans Mithridate de Mozart   , par exemple, il n'y a pas de choeur et la distribution est quasiment celle d'une tragédie classique. Dans Monsieur de Pourceaugnac, la musique et le théâtre sont aussi étroitement associés. C'est ce qui m'intéresse : les frontières.

 

 

À retrouver en tournée :

Monsieur de Pourceaugnac de Molière et Lully, mise en scène Clément Hervieu-Léger, conception musicale William Christie, direction musicale Paolo Zanzu, avec Les Arts Florissants, en tournée jusqu'au 3 mars 2018.

 

Crédits photographiques : Loïc Bourgeois, Brigitte Enguérand, Pascal Gely, Éric Mahoudeau, Vincent Pontet et Ros Ribas.

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