Les cinémas Pathé ont proposé une retransmission en direct du Misanthrope, de Molière, représenté salle Richelieu le 9 février 2017, par les Comédiens Français. Une expérience à saluer, sans toutefois oublier ce qu'elle gomme d'essentiel à l'art théâtral. L'occasion, aussi, de s'interroger sur la fonction technique au théâtre, qui est née en même temps que lui.

 

C’est un drôle de chemin qui nous mène dans des zones commerciales, où les boutiques sont de grands hangars, où l’on ne se promène qu’en voiture, et où les salles de cinéma jouxtent des parkings immenses. L’architecture d’un « multiplex » tient de l’aéroport, du lycée et de l’hôpital : on y gère des flux de cohortes humaines. Une entrée en quelque sorte monumentale, remplie de signalétique, puis des guichets de contrôle et des escalators (non pas des escaliers), des distributeurs de friandises et enfin une salle très anonyme, où cependant demeure le sentiment qu’il faut y être (puisque les affiches, les moniteurs dans les couloirs et les bande-annonces projetées dans cette salle vous en convainquent). Et puis, après les réjouissances promises ou supposées, la sortie, très prosaïque, peu soignée, un peu triste et isolée, sur un parking balayé par le vent. 

Un simple théâtre fait la même chose, mais à une échelle tellement ridicule… Le public, en comparaison, y est très peu nombreux. Et l’œuvre laisse une trace discrète qui s’effacera d’autant plus vite qu’elle n’est pas susceptible de reproduction technique. On se demande quelquefois pourquoi et comment un tel archaïsme peut encore tenir bon. 

L’une des pistes pour faire survivre le théâtre, tout à fait propre à notre univers globalisé, serait peut-être, aussi inouï que cela puisse paraître, le second marché du luxe, et l’exportation. Il s’agirait de suivre l’exemple de certains crus du Languedoc, ou du Laguiole, du Roquefort et de ce genre de biens susceptibles d’être recherchés au Japon comme en Californie, et de mobiliser des capitaux chinois   .

Sans doute est-ce très caricatural d’affirmer que la Comédie Française fait un pas vers la marchandisation, en essayant, autant qu’il est possible, de suivre l’opéra de New York et le Bolchoï sur cette voie. Sur cette voie, c’est-à-dire dans le projet de s’emparer d’un bien, de reconcevoir sa présentation sur le marché, d’en réécrire l’histoire, et de le relancer comme un produit d’exception à rechercher partout. C’est caricatural de l’affirmer, mais cependant, il y a quelque chose de cela. Ces vieilles institutions sont des merveilles oubliées, des pierres précieuses que nous vous rendons désormais accessibles en tout lieu de la planète. Et après tout, pourquoi pas ?

 

Un public redoublé

 

Oui certes, pourquoi pas, si c’est un gain de notoriété, et si les profits recueillis donnent plus de moyens pour produire des spectacles nouveaux et ambitieux ? Où est le mal ? Le public du multiplex est unanime : on économise l’effort d’aller à Paris, et l’on suit beaucoup mieux la représentation. Les caméras sont parfaitement bien placées, et les plans suffisamment variés pour ne nous faire rien perdre du jeu excellent de ces comédiens d’exception. On peut contempler à notre aise le masque des caractères. 

Par exemple, lorsqu’Eric Génovèse (qui joue Philinte) sourit, il le fait pour la salle entière, celle de Richelieu. Il fait un sourire de théâtre, c’est-à-dire qu’il est tout entier sourire, depuis les souliers jusqu’à l’occiput. C’est un art très particulier, traditionnel, consommé, merveilleux, admirable. Mais lorsque la caméra capte ce sourire en gros plan, et qu’elle projette le visage de Génovèse sur l’écran du multiplex, il semble qu’il y ait deux remarques à proposer, deux remarques qui se contredisent. Si l’on a bon esprit, on dira qu’on retrouve ici l’art du cinéma muet, qui avait conservé et même réinventé la mimique. On dira qu’il nous est donné d’apprécier parfaitement la stylisation du masque de Philinte. Mais si l’on a mauvais esprit, on dira que cela ressemble à ces vidéos promotionnelles qui photographient « l’authentique », quand précisément l’authentique en photographie, c’est ce qui n’existe pas et n’a jamais existé (par exemple, un troupeau de brebis immaculées, des caves médiévales où s’affine un fromage si beau et si propre, etc.). L’authentique jeu du comédien français, comme vous ne l’avez jamais vu, vous le verrez désormais, beau et propre, sur des plans soignés. 

 

 

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L'homme au ruban vert... (Loïc Corbery), et Célimène (Adeline d'Hermy)

 

Ainsi verrez-vous le jeu « authentique » du comédien, mais vous ne verrez pas son jeu véritable. Car le plan vidéographique, quand bien même il serait en 3D, voire en « VR »   , unifie le point de vue des spectateurs. Par la puissance de l’écran, chacun a le même angle de vue sur la représentation, car cet angle de vue est déterminé par la caméra. De ce fait, tout le monde voit le même et unique film. En revanche, dans la salle de théâtre, autant d’individus, autant de points de vue. La scénographie n’est pas réductible à la vidéographie sans la perte sèche de cette pluralité des regards. Le comédien joue pour tous, c’est-à-dire tous azimuths. Il lève les yeux vers le poulailler, il les abaisse vers le parterre. Il sent la présence physique et nombreuse du public. Il entend les respirations, la toux, les rires. Il perçoit les émois. Il est à l’affût des frissons de ce grand corps qui a des centaines d’yeux. On le dit « vivant » ce spectacle, on devrait compléter : spectacle ET public vivants.

Rien n’y fait : cette retransmission en direct d’une représentation du Français, avec les meilleures intentions du monde, ne peut donner, comme la plus belle fille de celui-ci, que ce qu’elle a. Une vue unifiée, une réduction inévitable, du genre de toutes celles que nous valent notre ère de reproductibilité et d’hyperconnexion, une vie par procuration. C’est la différence qu’il y a entre vivre l’expérience astronautique de Thomas Pesquet et regarder ses photographies sur tweeter. Encore serait-il ridicule d’exiger que Pesquet nous emmène avec lui. Mais que nous coûte une soirée au théâtre ? Le soin de désirer en être, et la chance d’avoir pu s’y trouver.

 

 

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Comme à Kourou et au cap Canaveral (cliquer sur l'image)

 

Par ailleurs, nul doute que l’écran est un medium à part entière. Il a son art, et il a ses archaïsmes (le mur des cavernes, la planche de bois, la toile tendue, la feuille de papier). Mais le propre du théâtre est de produire une écriture de scène. Son medium à lui n’est pas l’écran mais le volume du plateau.  Pour écrire dans ce volume, tout est bon. L’architecture monumentale dès le théâtre grec, le stylisme et l’art plastique des costumes, des cothurnes et des masques, la toile peinte, l’architecture navale des salles européennes à partir du XVIème siècle (comme on sait, le vocabulaire des techniciens du plateau et des cintres est un vocabulaire de charpentier de marine – et, après tout, n’était-ce pas l’élément technique à la mode, avec l’astrolabe, auquel on devait les grandes découvertes?), et aujourd’hui : la fée électricité, et son enfant Merlin le numériste, qui permettent l’amplification des sons (l’ingénierie sonore), la diversification des sources lumineuses, et enfin la projection, sur des écrans quelque part disposés sur la scène, et donc intégrés à la scénographie, de prises de vue en direct ou en différé. Castorf, venu de Berlin au festival d’automne, nous a montré récemment comme il est possible de tordre la prise de vue dans tous les sens, pour la plier et replier à l’usage spécifique de l’art théâtral. 

Au fond, ce volume et cette double présence, celle des comédiens et celle du public, créent une situation qui magnétise et aspire tout l’univers, toute la civilisation et ses techniques, toute la culture et sa symbolique, toute l’idéologie et ses bêtises, toute la philosophie et ses interrogations, pour produire un moment élevé de conscience sensible, où une assemblée d’hommes et de femmes vivants se ménage la possibilité extrêmement rare (et vite refoulée) de se regarder, sans tricher.

 

Molière

 

Une fois formulées toutes ces mises au point, force est de reconnaître qu’on a vu Le Misanthrope à travers la vitre d’un aquarium, captifs du regard du réalisateur. À proprement parler, nous n’y étions pas, mais nous avons regardé, par une lucarne, des gens qui avaient la chance d’y être, et des comédiens qui avaient la chance de jouer. Nous avons gagné peut-être une visibilité correcte, mais réduite, et nous avons perdu la présence volumétrique du public et de la scène, c’est-à-dire l’essentiel de l’art. C’est ainsi que l’on peut ne connaître Cézanne que par des reproductions offset dans les livres, sans avoir jamais vu une seule toile de ce maître. C’est ainsi que l’on peut ne connaître l’océan et la plage que par ouï-dire. Ces comparaisons donnent l’idée de ce que l’on perd. Et l'on doit bien à la mémoire de Molière de prendre en charge, à notre tour, le ridicule de l'homme au ruban vert, cet "atrabilaire amoureux", qui gâche la fête, sous prétexte de vérité.

Cela dit, rien n’empêche de courir à Richelieu. Le spectacle paraît promettre une merveille. Mais il faut, encore une fois, en être.

 

Ci-dessous une vidéo promotionnelle avec quelques vues de coulisse :

 

Salle Richelieu, place Colette, Paris 1er, jusqu'au 26 mars.

À signaler : cette retransmission fera l'objet de reprises dès le 27 février dans plus de 400 cinémas en France et à l'étranger.

 

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