Les ordonnances Macron marqueront peut-être la fin d'un cycle : celui qui a vu le droit du travail remis en cause dans sa fonction de protection des salariés, que décrit très bien Laurent Willemez   . En sociologue, il élargit l'analyse aux différents espaces de production du droit et aux acteurs qui interviennent dans chacun d'entre eux. La méthode employée produit des résultats intéressants, qui invitent à élargir et approfondir les recherches sur le sujet. Le travail dans son droit, à propos duquel l'auteur a bien voulu répondre aux questions de Nonfiction, ouvre également des perspectives dans l'analyse des évolutions à venir, au regard des nouveaux chantiers qui attendent maintenant ces différents acteurs.

 

Nonfiction : Conçu à l’origine pour protéger les salariés, le droit du travail est devenu, montrez-vous, un outil au service de la compétitivité des entreprises. Comment rendre compte de cette transformation ? Comment a-t-elle affecté les différents lieux de production du droit du travail ?

Laurent Willemez : Le projet de mon livre était en effet de montrer, dans une perspective historique, les différents «  paradigmes  » du droit du travail qui se sont succédé depuis son émergence à la fin du 19e siècle. Pour ce faire, il fallait, dans une perspective de sociologie historique, analyser les différents espaces de production de ce droit, qu’il s’agisse du ministère du Travail et du Parlement, de l’université ou des services juridiques des organisations syndicales. C’est tout l’intérêt d’une analyse sociologique de ne pas seulement se centrer sur les textes publiés, mais aussi sur les institutions et les publications (manuels, revues, livres d’hommages, etc.), et enfin sur les différents acteurs, issus d’espaces sociaux très différents, qui participent à ces transformations du droit du travail. J’ai donc repris l’ensemble des travaux d’histoire sociale et d’histoire du droit publiés sur ces questions, et j’ai dépouillé de nombreuses revues, analysé de nombreux manuels, reconstitué les biographies de nombreux acteurs. Au final, il s’agissait aussi de montrer les contextes intellectuels, politiques et sociaux dans lesquels le droit du travail a émergé et s’est transformé.

L’ensemble de ces recherches m’a donc permis de montrer comment le droit du travail a d’abord été créé, au tournant du 20e siècle, comme une législation chargée de «  protéger  » les travailleurs (selon l’intitulé d’une association motrice sur ces questions) par des «  réformateurs  » et des universitaires souvent catholiques sociaux et sous la pression du mouvement ouvrier. Une deuxième étape, entre 1936 et les années 1960, est un moment central d’institutionnalisation du droit du travail : c’est le moment où le vocable «  droit du travail  » se fixe, c’est le moment où les manuels deviennent plus nombreux, et c’est aussi le moment où les organisations syndicales commencent à structurer un service juridique. Ce qui est diffusé et enseigné, c’est d’abord un droit qui se veut favorable aux salariés et qui a pour objectif de rétablir une sorte d’équilibre entre les classes sociales (il faut rappeler qu’à cette période l’existence des classes n’est pas remise en cause). Les années 1970 sont le moment de la généralisation de ce paradigme du droit du travail et en constituent une sorte d’acmé. Je montre que c’est à partir du milieu des années 1980 que les choses changent fortement et rapidement, sous la pression du discours néo-libéral construit comme une «  évidence  », pour reprendre les termes du linguiste Thierry Guilbert. Le droit du travail devient un droit des ressources humaines, et il est désormais extrêmement critiqué car il est perçu comme un frein à la compétitivité des entreprises.

 

Vous faites remonter ce changement de paradigme au début des années 1980, alors que l’on pourrait le dater de beaucoup plus tard, plutôt du milieu des années 2000 avec les allégements des contraintes légales concernant la réduction du temps de travail, au fort impact symbolique, ou encore l’instauration des ruptures conventionnelles. Que répondriez-vous à cela ?

Votre question appelle plusieurs réponses. En premier lieu, il s’agit donc de mettre l’accent sur des changements dans la manière même de considérer le droit du travail, et non pas seulement dans les mesures prises d’une manière plus ou moins isolée. Découper des périodes est toujours une entreprise compliquée. Il me semble néanmoins, à lire par exemple l’ensemble des rapports rédigés depuis la fin des années 1980 qui ont une parenté évidente, qu’il est pertinent d’étudier la dernière période comme un tout, par-delà les changements de conjonctures politiques. Il me semble d’ailleurs que c’est tout l’intérêt de s’appuyer sur une perspective historique pour atteindre un regard plus distancié sur les transformations de l’objet que l’on étudie.

Ce qui me permet d’ajouter un élément : Le travail dans son droit n’est pas un livre fait par un juriste. Si j’ai été extrêmement pointilleux sur l’analyse des textes juridiques et des catégories du droit du travail, je n’ai pas rédigé un manuel. On ne trouvera donc pas une analyse exhaustive de l’ensemble des réformes du droit du travail, et en particulier des plus récentes. Mon objectif était réellement de dresser le tableau d’une évolution générale. Il était aussi de faire une expérience de sociologie historique du droit. Il était enfin de montrer qu’il existe une diversité de producteurs de droit, depuis le-la ministre du travail jusqu’au-à la conseiller-e prud’homme. Il s’agit donc aussi d’enjeux méthodologiques et de prise de position sur la manière d’étudier le droit en sociologue.

 

Vous analysez la période la plus récente, de la loi Rebsamen aux ordonnances Macron dans la continuité des remises en cause du contrat de travail et de l’encadrement par la loi des relations de travail. Ce faisant, on pourrait se demander si vous ne passez pas à côté de ce que le «  dialogue social administré  », qui enjoignait les entreprises à négocier sur des sujets toujours plus nombreux et toujours davantage cadrés par les dispositions légales (et dont l’échec est devenu patent avec, pour ne prendre que cet exemple, la désaffection de la BDES), s’accompagnait encore, au moins sur le papier, d’un renforcement des pouvoirs des représentants des salariés, et ce jusqu’à l’instauration, par la loi Rebsamen, des délais préfixes en matière d’information-consultation des comités d’entreprise. A partir de laquelle les gouvernements n’ont plus jugé utile d’accompagner les mesures en faveur de la négociation d’entreprise de dispositions visant à favoriser une parité d’information entre les négociateurs…

Pour répondre à cette question de manière un peu décalée, je pourrais dire que le livre a aussi pour objectif d’ouvrir l’espace des recherches et d’inviter des chercheurs à aller plus loin dans l’analyse. Par exemple, je suis tout à fait d’accord avec l’idée que mon travail passe à côté d’une des formes de production du droit du travail, celle que la sociologue états-unienne Lauren Edelman appelle «  endogène  », et qui renvoie au droit produit au sein des branches ou, de plus en plus, au sein de l’entreprise. C’est notamment sur ce droit-là que Jérôme Pélisse a beaucoup travaillé, à travers par exemple la saisie du temps de travail. Pour aller au bout du modèle que je propose, il faudrait donc aller voir qui sont les rédacteurs des accords et comment ceux-ci sont produits. Et pour aller tout au bout de l’analyse, il faudrait là encore étudier la réception de ces catégories par les salariés. Ce qui nous permettrait de saisir l’étendue et les limites du processus de juridicisation du monde du travail.

 

Vous montrez que les défenseurs d’un droit du travail visant la protection des salariés se sont retrouvés progressivement marginalisés et ce dans tous les champs d’exercice de celui-ci (politique, académique, syndical, professionnel). Au delà des facteurs externes, dont au premier lieu la montée du chômage, pensez-vous que l’on puisse identifier, disons, des erreurs que ceux-ci auraient pu commettre et qui seraient alors en partie responsable de cette situation ? Finalement, leur marginalisation ne vient-elle pas, au moins pour partie, de ce qu’ils n’ont plus su, à partir d’un certain moment, nouer suffisamment de liens avec les acteurs évoluant dans les autres champs de production du droit du travail que celui où ils évoluaient eux-mêmes ?

Je ne suis pas sûr qu’il soit très opportun de chercher des responsabilités, et en particulier à l’encontre de ceux qui sont les plus attaqués par les réformes menées depuis plus de 30 ans. D’autant que – et là je suis en désaccord avec vous – les organisations syndicales ont tenté de produire des passerelles, ont organisé des colloques, invité des universitaires dans leurs revues, etc. Elles ont beaucoup contribué à mettre en forme ce que j’appelle après Luc Boltanski et Pierre Bourdieu des «  lieux neutres  », c’est-à-dire des lieux de production d’un «  sens commun  », d’une définition commune de ce que pourrait être le droit du travail. Cela a eu des effets particulièrement forts dans les années 1970.

Ensuite, il faut rappeler que la parole syndicale – en particulier la parole syndicale critique – est devenue, comme vous le dites, inaudible du fait du renversement profond du discours sur le monde économique et entrepreneurial. Aujourd’hui, on peut avoir le sentiment que dans l’opposition à la loi Travail et aux ordonnances Macron, une nouvelle coalition réunissant certains syndicalistes et certains universitaires autour de la nouvelle rédaction du droit du travail    a émergé et est susceptible de trouver d’autres débouchés dans les années à venir. Enfin, c’est maintenant aussi par des accords d’entreprises que les syndicats doivent construire des alliances, ainsi que dans le travail de production jurisprudentielle qui ne va pas manquer d’advenir

 

A lire sur Nonfiction :

- Défendre le droit du travail et la négociation collective, par Jean Bastien

- Mauvaise passe pour le droit du travail, par Jean Bastien 

 

Et sur d'autres sites :

- Genèse et transformation du droit du travail, par Laurent Willemez