Un essai politique reliant questions sociale et écologique et invitant à la description de nos « terrains de vie » en prélude à de nouvelles luttes.

Le changement climatique est terriblement préoccupant, il pourrait compromettre la vie sur terre à un horizon relativement court, et il a commencé de produire ses effets, qui affectent déjà une partie des habitants les plus démunis de la planète. Les actions à mettre en œuvre pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, pour ne parler que de cela, impliquent une remise en cause fondamentale de nos modes de vie et de nos économies. Ces mesures nécessaires peinent à trouver un soutien politique suffisant, notamment en raison de la difficulté de relier la question sociale et la question écologique, et désormais la question migratoire. Sans compter que leur mise en œuvre se heurte à des intérêts très puissants.

Dénoncer une manipulation de la part des lobbies fait partie des méthodes habituelles qu’utilisent les activistes politiques – à l’image de Naomi Klein – pour gagner un tel soutien. Si l’on a aujourd’hui des preuves que des entreprises parmi, à la fois, les plus riches et les plus exposées (comme ExxonMobil) se sont employées depuis des années à nier le changement climatique en toute connaissance de cause pour préserver leurs intérêts, il est toutefois difficile de généraliser à partir de ces cas.

L’hypothèse que fait Bruno Latour   dans ce livre est encore plus hardie ou plus hasardeuse (selon l’appréciation que l’on choisira de porter), puisqu’elle consiste à avancer : premièrement, que le changement climatique aurait convaincu les plus riches au cours des années 1980 de faire sécession d’avec le reste du monde. Ce qui expliquerait l’avidité que l’on a vue à l’œuvre chez eux depuis les années 1990 et donc la montée des inégalités. Et, deuxièmement, que cela aurait alors induit, chez les moins riches, ou tout au moins une partie d’entre eux, des comportements de repli sur soi et de défense identitaire qui ont marqué la dernière période.

Il faudra, un jour, faire l’étude systématique, comme Nathalie Heinich nous y invite, des hypothèses qui sont avancées concernant la société de plus en plus fréquemment sur le mode du « tout se passe comme si », et qui dispense leurs auteurs de se donner la peine de les démontrer, sous couvert, le plus souvent, de ce que « à défaut de preuve flagrante, les effets eux sont bien visibles »   .

 

D’une globalisation désormais intenable aux territoires de vie

Pour l’heure, notons simplement que Bruno Latour s’autorise de cette hypothèse pour replacer la question sociale comme la question migratoire sous la question écologique, sans avoir à s’embarrasser d’en examiner plus en détail les relations (comme s’y emploie par exemple Eloi Laurent). Il découle en effet d’une telle sécession des très riches – sur laquelle la sortie, actée par Donald Trump, de l’accord de Paris sur le climat ne laisse plus guère de doutes, au moins pour les Etats-Unis, explique-t-il – que le sol ne tardera pas à nous être retiré de sous les pieds si nous ne faisons rien ; comme ont pu l’expérimenter par le passé les colonisés et comme peuvent le connaître aujourd’hui les réfugiés   .

L’hypothèse lui permet ainsi également de suggérer une bascule de l’opposition « Global-Local », qui, si celle-ci ne recoupait pas sans ambiguïté, selon que l’on considérait l’économie ou les mœurs, la distinction Droite/Gauche, n’en définissait pas moins, écrit-il, l’axe du progrès pour les générations précédentes. Une bascule vers un axe qui opposerait désormais le « Hors-sol », soit la visée intenable adoptée par les Etats-Unis, qui prétend associer la poursuite de la mondialisation financière et la fermeture des frontières, au « Terrestre », pour figurer une direction ou un « attracteur », pour utiliser le vocabulaire de l’auteur, plus soutenable celui-ci, qui prête attention aux « territoires de vie ».

 

Le besoin d’une nouvelle conception de la science et de la nature

Penser ces territoires requiert alors une autre conception de la matérialité (et donc du matérialisme), de la nature et de la science que celles qui ont longtemps prévalu   . Le « Global saisit toutes les choses depuis le lointain, comme si elles étaient extérieures au monde social et tout à fait indifférentes aux soucis des humains. Le Terrestre saisit les mêmes agencements comme vus de près, intérieurs aux collectifs et sensibles à l’action des humains à laquelle ils réagissent vivement. »   . Il n’est plus possible d’adopter le point de vue de l’univers infini et de se focaliser sur quelques mouvements seulement, en ignorant toute une gamme d’autres transformations. Il faut considérer « les vivants comme autant d’agents participant pleinement aux processus de genèse des conditions chimiques et même, en partie, géologiques de la planète. »   . C’est l’argument de Lovelock. En même temps, il convient « de sélectionner dans les sciences celles qui portent sur ce que certains chercheurs appellent la ou les Zones Critiques »   , qui vont concerner quelques couches entre l’atmosphère et les roches mères, où se joue tout (ou presque tout) ce qui concerne les terrestres   .

Enfin, il faut à ces sciences de la nature-processus (pour les distinguer des sciences de la nature-univers qui « portent [elles] sur des phénomènes éloignés, connus par le seul truchement des instruments, des modèles et des calculs »   ) une nouvelle épistémologie. En effet, dans la Zone Critique « les chercheurs se trouvent affrontés à des savoirs concurrents qu’ils n’ont jamais le pouvoir de disqualifier a priori. Ils doivent affronter les conflits pour chacun des agents qui la peuplent et qui n’ont ni le droit ni la possibilité de ne pas s’y intéresser […] La moindre étude se trouvera aussitôt plongée en pleine bataille d’interprétations. »   .

 

La description de nos terrains de vie comme préalable à toute nouvelle mobilisation politique

Les positions de classes étaient autrefois définies en fonction d’un système de production. Elles devraient l’être désormais en fonction d’un système d’engendrement. Ce qui intéresse ce dernier n’est pas de « produire pour les humains des biens à partir de ressources [comme le faisait le premier], mais [d’] engendrer des terrestres – tous les terrestres et pas seulement des humains   . Il est fondé sur l’idée de cultiver des attachements, opérations d’autant plus difficiles que les animés ne sont pas limités par des frontières et ne cessent de se superposer, de s’intriquer les uns dans les autres. »   . L’abus de métaphores nuit sans doute ici quelque peu à la clarté du propos ; c’est aussi la raison pour laquelle il est si difficile d’en rendre compte autrement qu’en adoptant le vocabulaire de Latour.

Finalement, la conclusion la plus importante que tire Bruno Latour de tout cela serait que l’action ou la mobilisation politique devrait avoir aujourd’hui pour préalable d’inventorier ces territoires de vie, en mobilisant pour cela les sciences positives adéquates. « Les terrestres, en effet, ont le très délicat problème de découvrir de combien d’autres êtres ils ont besoin pour subsister. C’est en dressant cette liste qu’ils dessinent leur terrain de vie. »   . « […] la liste des agissants s’allonge ; leurs intérêts se superposent ; il faut toutes les puissances de l’enquête pour commencer à s’y repérer. »   . Ce dont il s’agit, explique-t-il, c’est de passer par « une période initiale de dé-agrégation pour affiner d’abord la représentation des paysages où se situent les luttes géo-sociales – avant de les recomposer […] toujours, par la base, par l’enquête. »   . « Définir un terrain de vie, pour un terrestre, c’est lister ce dont il a besoin pour sa subsistance, et par conséquent, ce qu’il est prêt à défendre, au besoin par sa propre vie. »   . Il ne faut pas masquer la difficulté d’établir une telle liste, y compris parce que les dispositions d’esprit correspondantes ne sont sans doute pas très répandues (comme on peut s’en rendre compte à travers les tentatives de l’auteur de l’obtenir de ses publics).

Dans une ultime métaphore, Bruno Latour évoque l’écriture des cahiers de doléances au début de la Révolution française, de janvier à mai 1789, pour figurer ce que pourrait représenter l’exercice. L’auteur ne dit pas ce que serait l’équivalent du changement de régime qui avait succédé à cette consultation, mais pas non plus quelles formes pourraient prendre des états généraux. C’est certes cohérent avec l’idée qu’il défend de procéder par la base pour recharger la politique de ses enjeux matériels à ce niveau de détail   , mais du coup la perspective dans laquelle tout cela s’inscrirait est difficile à entrevoir, et il est compliqué de s’orienter sans perspective. Peut-être pourrait-on rapprocher cette idée de la tentative qu’avait faite Pierre Rosanvallon avec Le Parlement des invisibles   et le site Raconterlavie, mais qui semble avoir fait long feu ou tout au moins avoir dû en rabattre sur ses intentions, même si le second continue sous un autre nom Raconterletravail.

On notera que Bruno Latour ne cache pas la difficulté de déterminer ce que pourrait être aujourd’hui le périmètre pertinent ou le contour des territoires de vie pour procéder à cet inventaire, mais il sous-estime peut-être encore la complexité de cette entreprise. On peut, au fond de la Creuse, travailler pour une multinationale dont les décisions seront prises dans une ville des Etats-Unis et, en même temps, avoir un voisin dont le travail dépendra d’un centre de décision situé au Japon. Ce qui pourrait poser quelques problèmes au moment de composer nos intérêts.

Il est relativement plus facile d’indiquer dans quel ensemble il conviendrait ensuite de situer ces revendications, et sans doute est-ce ainsi qu’il faut comprendre que Bruno Latour écrive à la fin du livre, même si c’est dans une police plus petite, son attachement à l’Union européenne. « C’est en partie sur son territoire que peuvent converger les trois grandes questions du temps : comment s’extraire de la mondialisation-moins ? Comment encaisser la réaction du système terre aux actions humaines ? Comment s’organiser pour accueillir les réfugiés. »   . Il ne reste plus qu’à combler le fossé entre nos (petits) territoires de vie et celui-ci, et nous serons sortis d’affaire. Mais trêve d’ironie, peut-être après tout est-ce cela s’orienter en politique