Historien spécialiste de l'URSS, Jean-Jacques Marie évoque la place méconnue des femmes dans la Révolution russe.

À quoi attribuez-vous la sous-évaluation du rôle des femmes dans la Révolution russe ?

Cette sous-évaluation est sans doute due à deux facteurs : d’abord le problème que soulèvent les bolcheviks Nicolas Boukharine et Evgueni Preobrajensky qui dénoncent le mépris des ouvriers masculins pour les ouvrières : « Encore à l’heure actuelle les ouvriers considèrent les femmes comme des êtres inférieurs : dans les villages on rit encore des femmes qui veulent participer aux affaires publiques. » Ces dernières ont, il est vrai, un lourd passif légué par l’histoire, à surmonter (« les femmes ouvrières chez nous sont bien plus arriérées que les hommes. On les regarde d’ailleurs de très haut »), ce qui les paralyse dans l’exercice de leurs droits.  Les deux auteurs définissent donc une double tâche : « Un travail énergique s’impose, d’abord pour apprendre aux hommes à considérer les femmes ouvrières comme égales aux travailleurs. » Alexandra Kollontaï dresse le même constat : « Le préjugé sur l’infériorité de la femme est resté si solidement ancré dans les esprits que même en Union soviétique où l’égalité juridique de l’homme et de la femme a été réalisée, où les femmes participent activement à tous les secteurs sociaux, où elles combattent aux côtés de l’Armée rouge, il continue toujours à entamer la confiance en soi de la femme. » « Apprendre »  ou « rééduquer », c’est une tâche de longue haleine et une perspective lointaine.

Deuxième facteur : l'histoire de la Révolution russe est souvent présentée à partir des conflits qui divisent la direction. Or, rares sont les militantes qui y prennent une part, sauf Alexandra Kollontaï, l’une des dirigeantes de l’Opposition ouvrière, puis Evguenia Bosch et Klavdia Nikolaieva qui vont se ranger du côté de l’opposition  de gauche et, à un moment, Inessa Armand, l’une des figures de proue des communistes de gauche opposés à la paix de Brest-Litovsk.

 

Pouvez-vous évoquer la situation des femmes en Russie avant la révolution ?

Dans leur ABC du communisme, les deux dirigeants bolcheviks Boukharine et Preobrajenski, plus tard fusillés par Staline, résumeront en quelques lignes la situation de la femme dans la Russie tsariste: « La femme est restée un être sans droit et un animal domestique (….). Ses droits de succession sont limités, dans la famille elle est toujours subordonnée à son mari. » À la campagne, la femme est régulièrement battue par son mari. Dans les villes, à partir des années 1880, les femmes forment la moitié du corps des domestiques aux journées de travail de 15 heures en moyenne, sans repos dominical, et traitées comme des esclaves. Les ouvrières, nombreuses, notamment dans le textile ont, elles aussi, une journée de travail interminable, qui atteint souvent quatorze heures. L’ouvrière enceinte doit travailler jusqu’à l’apparition des premières douleurs et reprendre son poste de travail dès le lendemain de l’accouchement sous peine de licenciement alors même qu’il n’y a aucune structure pour s’occuper de son enfant. Un enfant d’ouvrière sur trois meurt avant d’atteindre un an.

 

Pouvez-vous résumer les principaux acquis des femmes grâce aux révolutions de 1917 ?

Dès juin 1917 elles obtiennent le droit de vote qu’il ne leur sera pas toujours facile de faire appliquer dans les campagnes dominées par les traditions patriarcales.

Dès les premiers mois de la révolution, les Bolcheviks au pouvoir promulguent en particulier une batterie de mesures pour favoriser l’émancipation des femmes. Dès le  31 octobre 1917 les Izvestia publient un décret réglementant la durée du travail . L’article 7 précise : « Les femmes et les jeunes gens âgés de moins de 16 ans ne doivent pas être employés au travail de nuit. » L’article 16 « interdit d’employer dans les travaux souterrains, les femmes et les adolescents des deux sexes âgés de moins de 16 ans. »  Huit mois plus tard, un décret du 20 juin 1918 instaurera deux semaines de congés payés. Alexandra Kollontaï, nommée commissaire à la protection sociale dans le Conseil des commissaires du peuple formé le 26 octobre présente à ce dernier, dès le 3 novembre, deux projets de décrets adoptés sans délai, l’un instaurant le mariage civil, l’autre instaurant le divorce interdit sous le tsarisme, mais accordé aux riches contre paiement par l’Eglise orthodoxe. Dans la foulée, un décret du 16 (29 décembre) 1917 définit les modalités de la dissolution du mariage. Il affirme que « le mariage est dissout à la suite de la demande formulée par les deux époux ou à  défaut à la demande de l’un des deux. »

Le code de la famille, promulgué le 16 septembre 1918,  liquidera le pouvoir marital et paternel, supprimera la distinction antérieure entre enfants dits « légitimes » et « illégitimes », qui jouissent désormais des mêmes droits, et permettra ainsi à une femme, même non mariée ,de demander une pension alimentaire au père de son enfant.

Le gouvernement bolchevik affirme sa volonté de créer un réseau de crèches ,de jardins d’enfants, de laveries et de cantines pour libérer la femme des tâches domestiques, puis décide la non-ingérence de l‘Etat et de la société dans les relations sexuelles entre individus (sauf en cas de violence) et donc supprime les peines de prison pour homosexualité. La guerre civile achevée il engagera une vaste campagne pour liquider l’analphabétisme, alors qu’à la veille de la Première Guerre mondiale plus de 80% des femmes étaient analphabètes. Ces dispositions sont confirmées par un décret publié deux jours plus tard sur l’instauration du mariage civil.

Le 28 décembre 1917,  le commissariat à l’assistance sociale crée une section de  la protection de la maternité et de la petite enfance, transférée un peu plus tard au commissariat à la santé publique. Cette création est suivie de la constitution de filiales, de points de protection de la maternité et de la petite enfance destinés à organiser des consultations médicales pour les femmes et les enfants.

Peu après est décrétée l’attribution aux mères d’une pause d’une demi-heure rémunérée une fois toutes les trois heures pour allaiter son enfant au travail. Le 4 janvier 1919, est constitué un Conseil de la protection des enfants réunissant des représentants des commissariats à la protection de la santé publique, de l’assurance sociale, du ravitaillement et du travail. Le conseil se verra alors attribuer les pleins pouvoirs pour la protection des enfants, l’organisation de leur alimentation et de leur ravitaillement dans l’ensemble de la république.

Le 18 novembre 1920 l’avortement est dépénalisé et le droit à l’avortement libre et gratuit, « la plus triste des libertés » selon Trotsky, est proclamé en 1920.

Certes les conditions réelles d’existence dans la Russie soviétique, totalement ruinée à la fin de la guerre civile, donnent à une bonne partie de ces droits – en avance sur le reste du monde – un aspect longtemps largement formel : ainsi, en ce qui concerne le droit à l’avortement, il n’y a pas d’hôpitaux à la campagne et les paysannes ne peuvent se faire avorter que par des faiseuses d’ange : en ville, les hôpitaux, misérables, manquent de moyens et en particulier d’analgésiques (de plus, la majorité des médecins étaient du côté des Blancs et beaucoup ont émigré) ; le curetage se fait donc à vif.

En ce qui concerne les autres droits, les salaires étant très bas, les pensions alimentaires le sont encore plus ; le réseau de crèches et de jardins d’enfant existe uniquement dans les villes. Ainsi  en décembre 1920, on recense dans tout le pays seulement 567 crèches, 108 maisons de la mère et de l’enfant, 197 centres de consultation, 108 centres de fourniture de lait et 267 asiles pour enfants en bas âge et maisons de l’enfance. C’est bien peu certes, mais c’est un début et un exemple. Son développement prendra des décennies ; dans les républiques musulmanes – et dans une partie des campagnes russes – la pression des traditions et des coutumes ancestrales est très difficile à combattre et les nouveaux droits des femmes y restent encore largement virtuels.

L’affirmation de ces  nouveaux droits suscitera en Occident de multiples légendes, dont la dénonciation d’une socialisation (imaginaire) des femmes permettant à chaque homme de se servir en passant à son gré.

Ajoutons à ces mesures sociales Le changement de statut et de place de la femme sur le plan politique (en 1917 Alexandra Kollontaï et Maria Spiridonova sont deux des orateurs les plus populaires de Petrograd) et dans la guerre civile : elle est commissaire aux armées (Evguenia Bosch, Rosa Zalkind-Zemliatchka), théoricienne (Inessa Armand et Kollontaï), agitatrice (Kollontai, Spiridonova), chef de guerre (la commissaire montrée dans le film d’Askoldov), journaliste engagée (Larissa Reisner), terroriste (Dora Kaplan, Irina Kakhovskaia), chef de bandes insurgées (Maroussia), chef de parti (Maria Spiridonova, chef des socialistes-révolutionnaires de gauche).

 

Comment expliquer que les bolcheviks aient enfermé les prostituées dans des camps de travail ? Cet enfermement rappelle la morale victorienne criminalisant les pauvres pour leur paresse supposée.

Je ne pense pas que le placement des prostituées dans des camps de travail où on leur fait coudre des vêtements, surtout pour les soldats de l’Armée Rouge, soit lié à « une morale victorienne criminalisant les pauvres pour leur paresse supposée »

Elle est liée à  mon sens à deux idées : la prostitution qui transforme la femme en une marchandise dégradée et dégradante est à la fois d’un héritage du capitalisme et le produit de la misère sociale .Remplacer la vente individuelle par la femme de son propre corps par une activité sociale collective semble aux bolcheviks – d’ailleurs divisés sur cette question – une solution provisoire dans un univers marqué par la pénurie chronique.

 

Jusqu’à quel point les bolcheviks ont-ils pu mettre en œuvre les projets de collectivisation de la famille et de l’amour maternel ?

Ces projets ne sont pas allés bien loin d’abord faute de moyens pour  créer des institutions collectives permettant de libérer les femmes d’un très grand nombre de tâches qui leur retombent sur les épaules et ensuite à cause du poids des traditions faisant de la famille la pierre angulaire de l’organisation sociale. Le nombre de divorces explose mais ce n’est pas toujours, loin de là, le signe d’une liberté conquise : vu les conditions dramatiques de logement il arrive assez souvent que les époux divorcés soient contraints de continuer à vivre ensemble des années durant dans la pièce unique qu’ils peuvent occuper. La famille ici se disloque, non par choix d’existence socialisée, mais à cause de conditions de vie insupportables.

 

Pouvez-vous résumer et expliquer la condition des femmes sous Staline ?

Sous Staline la femme doit être à la fois bonne épouse, bonne mère et travailleuse ou productrice, car l’industrialisation massive qui commence en 1929 exige une main d’œuvre nouvelle. Comme le réseau des crèches et des jardins d’enfants se développe lentement cette triple fonction est difficile à réaliser et l’interdiction de l’avortement promulguée en juin 1936 par Staline va rendre cette situation plus dure encore. L’émancipation sociale de la femme se mue en une image d’Epinal (la toujours joyeuse kolkhozienne modèle) qui dissimule mal une existence dominée pour la grande masse des femmes par les banals et très lourds soucis de la vie quotidienne.

Les femmes des bureaucrates, souvent désœuvrées, sont, quant à elles, invitées à exercer une activité sociale qui rappelle et copie les œuvres humanitaires des bourgeoises du siècle passé.

 

Quel héritage a laissé l’URSS sur la condition actuelle de la femme en Russie ?

Pas grand-chose en dehors de l’égalité juridique et politique, cette dernière il est vrai peu significative dans un pays où n’existe aucun parti politique digne de ce nom) ; sur le plan social les crèches sont devenues privées et les crèches publiques payantes (pas très chères, certes, mais quand même...)

 

* Dossier : 1917-2017 : cent ans après la Révolution d'Octobre.