Dialogue entre un écrivain et un chercheur autour de l’écriture de soi.

Que peut-on apprendre d’un entretien entre un écrivain qui pratique l’écriture de soi et un universitaire qui en a fait son objet d’étude ? Voilà la question qui s’impose au lecteur au seuil de L’Inconfort du je. Fruit d’un colloque sur « L’enjeu de la chair dans l’autofiction », ce livre marque l’intérêt de l’enseignant-chercheur Arnaud Genon, spécialiste entre autres d’Hervé Guibert, pour l’œuvre de l’écrivain Laurent Herrou. À l’origine de cet intérêt, une certaine vision de l’écriture de soi : « Laurent, il n’y a pas de pose dans ton travail, pas de feinte. Une sincérité nue, une nécessité pure. » Pour Arnaud Genon, un échange avec Laurent Herrou répondrait surtout à un désir de donner forme, par-delà le travail universitaire, à un rêve, celui « d’un dialogue, d’un partage de la chose autobiographique avec un écrivain ». Dans L’Inconfort du je, ce partage est mené suivant trois perspectives : la pratique du journal intime, le concept d’autofiction et les échos de l’altérité. D’emblée, le projet est ambitieux : sonder la complexité de l’écriture de soi à travers le dévoilement du sujet dans l’exercice de l’échange. Le dialogue comme lieu d’une redéfinition permanente de soi, à l’image de cette réflexion initiale de Herrou : « Je n’écris pas des romans, non, j’écris ma vie, ou je réécris ma vie, ou ma vie s’écrit d’elle-même, ou je deviens le personnage de ma vie. » Suite de variantes interchangeables pour dire le rapport éclaté à soi, à l’écriture, à la réinvention de soi dans l’acte d’écriture.

 

La question du jargon

Cette double immersion dans le champ autobiographique est d’abord une confrontation avec les définitions et les formes de l’écriture de soi. Comment transposer les débats critiques dans le domaine immédiat et fragile de l’écriture ? Laurent Herrou dit accepter le terme « autofiction » à la fois « a posteriori » et « faute d’en trouver un meilleur ». Le jargon de l’écriture de soi ne définit jamais le moment de l’écriture : ce dernier est une pure « violence » qui échappe aux désignations, un acte de création qui peut donner lieu à des textes « cryptés, inatteignables ». L’écriture du journal, par exemple, relève d’un geste d’urgence, à la fois naïf et gratuit. Cette urgence sert à réaliser « une expulsion de soi de la chose à dire » : libérer le moi de ses tourments, de ses émotions, de ses contradictions. Au cœur du journal réside une possibilité de se dire, de tout dire, de déployer un vaste champ de possibilités narratives puisque cette forme, comme l’explique Laurent Herrou, « peut explorer mille pistes séparées au même endroit ou répéter mille fois la même chose, de la même façon ou de mille façons différentes ». L’écriture de soi : un espace de transformation, mais aussi de multiplication, de variation, d’effacement des limites dans la rencontre des « vérités fictives » avec des « sincères mensonges », comme le rappelle Genon à propos de l’œuvre de Guibert.

 

Modalités de l’autofiction

Comment comprendre donc l’hybridité constitutive du journal ? Qu’est-ce qui constitue la « différence » du journal comme genre littéraire ? Arnaud Genon insiste sur le fait que l’écriture de soi est aussi une confrontation avec le double fictionnel, une exploration des possibilités et des impossibilités du vécu. Cette ambivalence traverse le dialogue des deux auteurs. Pour Arnaud Genon, l’autofiction, par exemple, est « une autobiographie consciente de son impossibilité, une autofraction », soit une tentative de saisir l’unité d’un moi pourtant illisible, éclaté, irréductible. Cette impossibilité n’est pas étrangère à la violence du champ de l’écriture autobiographique, ce « ring de boxe » où les « je » s’affrontent sur fond de réalités et de fantasmes. Dans sa quête ouverte du vrai (et non du réel), l’autofiction incarne la capacité de « la reconstruction du vécu » à redire ce même vécu : une potentialité ancrée dans l’écriture comme représentation et répétition. Toute tentative de classification n’en devient que plus compliquée. Pour Arnaud Genon, Laurent Herrou incarne plusieurs modalités de l’autofiction : pratique au sens strict, mobilisation de processus autofictionnels, retours de la fiction dans le récit de soi. Sur ce dernier point, Laurent Herrou considère à son tour que la fiction se lit – entre autres – dans la mise en scène de la nudité, à la fois scripturale et sexuelle : une quête de plaisir afin « de se définir, de se recon-naître ».

 

Identité et altérité

Au fil des échanges, l’universitaire invite l’écrivain à révéler les possibilités que lui offre l’écriture de soi. C’est dire si l’inconfort du « je » annoncé par le titre est un inconfort fécond, un dialogue créateur de sens, une négociation permanente avec les personnages créés pour permettre au sujet-créateur d’exister : il s’agit de « passer d’une manifestation à une incarnation ». Pour autant, Laurent Herrou ne voit pas dans l’écriture de soi un quelconque « pouvoir thérapeutique ». Écrire le moi est plutôt une quête, un « pansement » ou un « paravent », bref un exercice fragile, temporaire où l’auteur s’attache à sa fracture intérieure, la sonde, l’apprivoise. Nécessité de vivre avec sa blessure, de la transformer en écrit. Dans ce paysage en apparence solitaire, l’altérité est l’autre élément inévitable de la dynamique scripturale. Arnaud Genon voit dans l’œuvre de Laurent Herrou un exemple d’« autoscopie autofictionnelle », un terme qui désigne le fait de se voir soi-même, de voir les autres en soi, d’accepter la mise en vertige que provoque la multiplication des « je ». L’image de soi est à la fois ancrée dans l’intériorité du sujet et motivée par le regard des autres : « L’écriture de soi est aussi, par nature, une écriture de l’autre. » Mais là encore, précise Laurent Herrou, il ne s’agit pas d’abandonner le champ de l’écriture à l’altérité. L’écrivain reste le centre de son monde, l’œil qui « s’ »observe à travers les regards des autres. Tension irréductible entre l’appel renouvelé de l’ailleurs et la quête inaboutie de soi.

 

Des obsessions fascinantes

À bien des égards, le dialogue d’Arnaud Genon et Laurent Herrou est un dialogue intertextuel. Le partage de la chose autobiographique se prolonge au-delà des deux interlocuteurs pour inclure les théoriciens de l’autobiographie, les expériences des auteurs, les échos et les influences des textes tiers. Pour Laurent Herrou, c’est le journal d’Anaïs Nin, le regard de Virginia Woolf, l’œuvre de Christine Angot. Pour Arnaud Genon, c’est la parole d’Hervé Guibert, la pratique de Serge Doubrovsky, l’obsession de Lionel Duroy. D’autres voix traversent le dialogue, de Patrick Modiano à Chuck Palahniuk, et de Mathieu Simonet à Kirsty Gunn. Après tout, penser l’écriture de soi nécessite d’engager d’autres dialogues dans le vaste champ littéraire, d’inscrire le partage de la chose autobiographique dans l’acte de lecture. Mais, là encore, quelque chose semble rester hors de portée. À propos du Journal de Franz Kafka, Laurent Herrou parle d’« une obsession qui me fascinait, même si je n’en comprenais pas tout le sens ». Il y a dans cette réflexion un écho du rapport nécessairement ambivalent à l’écriture de soi : obsession et suspension du sens, fascination et mise en silence. Face à cette ambivalence qui déconforte, le chercheur et l’écrivain se tiennent dans l’espace fragile et éphémère du dialogue.

 

Partage et permutations

L’Inconfort du je n’est certainement ni un énième livre sur la théorie de l’autobiographie ni une nouvelle tentative de saisir l’ambivalence inhérente à l’exercice autobiographique. Ce dialogue est plutôt la parole combinée de deux « moi » se tenant entre les domaines respectifs de la recherche universitaire et de l’écriture personnelle. Lieu intermédiaire d’un échange où se reflètent non seulement l’inconfort, mais également la fascination, l’obsession et l’énergie de l’écriture de soi. Chaque interlocuteur mobilise le regard de l’autre pour réévaluer sa pratique individuelle et resituer sa propre production dans le vaste champ de l’autobiographie. « Tu es un écrivain également, et je suis un chercheur : nous sommes interchangeables », suggère Laurent Herrou à Arnaud Genon. C’est dire si l’écriture de soi est l’espace par excellence des glissements, des déplacements, des permutations. Ce bref ouvrage peut donc se lire comme un dialogue ouvert à l’interchangeable, au provisoire, au partage nécessaire et fluctuant de la chose autobiographique