Les exercices infligés aux corps durant la modernité nous rappellent que l'idée de leur "nature" s’inscrit dans une histoire.

Lors de sa première édition en 1978, Le corps redressé s’imposait comme un ouvrage à lire pour toutes sortes de raisons. La principale était sans doute le rapport qu’il entretenait entre lui – par son analyse des procédures de domination à travers la contrainte des comportements et de la sensibilité – et les textes de Michel Foucault portant sur les disciplines et les dispositifs de dressage des corps dans les institutions d’État (entre autres). On sortait de la lecture de Surveiller et punir (1975), ce n’était pas rien. S’y ajoutait non moins un débat non terminé sur la « décadence des mœurs » à notre époque (après Mai 1968) et sur la disparition du « savoir vivre » (disait-on).

En 2018, Le corps redressé reste un ouvrage à lire, ou à relire. Parce que les procédures de domination, tout en se modifiant, n’ont pas disparu, et parce que les doctrines pédagogiques ne cessent de s’étendre à tous les collectifs, au point de faire prendre les impositions des normes corporelles pour « naturelles », y compris et surtout les plus spécifiques, et parfois aussi les plus « déviantes » (par rapport au modèle dominant, bien sûr). Quant au débat cité ci-dessus, il est loin d’être contenu, comme le laissent voir les imprécateurs du temps et de sa culture crépusculaire qui le ravivent sans cesse dans les magazines. Entre temps, il faut bien le dire, une chose n’a pas non plus beaucoup changé : le rapt de la question du corps dans la métaphysique dualiste. La croyance en la séparation de l’âme et corps, de l’esprit et de la matière, est toujours vivace, même si elle semble parfois atténuée.

Afin d’entrer d’emblée dans cette étude d’histoire du « corps redressé » - entreprise par un philosophe et qui relève de l’histoire culturelle -, le lecteur peut se reporter sans détour à des images : celles des innombrables portraits en pied du XIXe siècle, celles des photographies des années 1950, celles des couvertures d’ouvrages de la littérature enfantine (pourquoi pas ?), l’éditeur ayant choisi d’orner cette republication d’une illustration de Germaine Paul Joumard, datant de 1920. Il constatera que du corset préventif pour imposer des lignes baleinées au corps (on moule le corps) aux pratiques jouant sur le mouvement pour imposer un renforcement musculaire (on le meut pour qu’il se moule), en passant par mille et uns exercices de perfection de la tenue et de défiance vis-à-vis des impulsions du corps, un certain aménagement du pouvoir sur les corps s’opère. L’objectif : sous couvert de l’élégance et du maintien des bonnes manières, c’est une façon de cimenter les organisations, de faciliter la maniabilité des collectifs, de planifier les activités nouvellement définies au cours du processus d’industrialisation.

 

Une pédagogie posturale

Ainsi toute une pédagogie est retranscrite dans cet ouvrage, donnant à comprendre une partie de l’histoire de l’Europe (mais sans doute aussi des traits de la colonisation). La visée de cette pédagogie est l’ordonnance des forces calculées, répartissant dans le même temps les espaces et agençant le grand nombre à l’échelle d’une nation. L’objet de la recherche se précise ainsi : une histoire des tactiques diverses qui, si elles ont aussi des visées esthétiques, veulent gouverner le fonctionnement des corps. Et cette histoire se conjugue avec celle des conceptions du corps, mécaniques ou organiques, voire thermodynamiques (avant la nanométrie et le transhumanisme !).

Le résultat de cette pédagogie se donne ici comme « corps redressé ». À cet égard, l’auteur précise que son étude n’est en rien celle d’une métaphysique de la verticalité corporelle. Elle est celle de sa pédagogie, des entreprises successives qui ont tenté de normer les corps et d’enseigner une doctrine sur le corps qui met en avant des modèles de corporéité : fonctionnement et apparaître.

Encore convient-il de préciser à quelle genèse cette pédagogie tient. Notamment à une différence essentielle avec les époques antérieures. Que le redressement du corps y soit cité, ne signifie pas que l’on parle de la même chose. Ainsi l’auteur montre-t-il la différence entre le Moyen Âge (et l’éducation du jeune chevalier futur) et l’époque moderne. Un changement de sensibilité se déploie que les textes d’Erasme et de Castiglione manifestent, repris comme on le sait par Norbert Elias aux fins de stabiliser l’idée d’une « civilisation des mœurs ».

À quoi il convient d’ajouter une réflexion sur le vocabulaire de l’exercice qui parcourt tous les traités d’éducation et qui se trouve toujours en porte-à-faux avec le vocabulaire du « naturel » dont on entoure souvent les corps. Et ceci justement parce que la pédagogie analysée opère par énonciations répétitives des normes (rectitude vs déviation, élégance vs force) de la rectitude.

 

Les bonnes manières

Se tenir droit est un signe de bonne manière, ce qui est à entendre du point de vue physique et moral. Mais très vite, disons au XVIIe siècle, des insistances nouvelles viennent au jour : on s’attache moins à l’imposition qu’au contrôle de soi. D’un moment à l’autre, il y a la différence qui sépare la technique de la grâce. On reconnaît plus volontiers l’artifice. Si dans les arts règnent la règle et le compas, face aux corps s’exercent la règle et l’ordre.

On ne peut guère oublier qu’en cette matière le terme central est celui de correction. Mais nul besoin d’y insister : le terme a au moins deux significations. On corrige en sanctionnant et on est correct relativement à des règles fixées. Il faut et il suffit d’examiner les préceptes des jésuites concernant l’éducation du corps pour entrevoir ce qu’implique de plis du corps et de postures apprises les exercices imposés, tant aux membres de la Compagnie par Saint Ignace de Loyola, qu’à leurs élèves par leur conscience d’avoir à dresser les corps pour savoir se tenir et marcher de bonne grâce. Ils utilisent à cette fin les formations au théâtre (dans une société de représentation). Comme ils utilisent les premiers recherches quoique mécaniques (attentives plutôt à une anatomie des ressorts et des forces, plutôt qu’à une physique des lignes de gravité) sur le mouvement humain et animal.

De la mécanique à l’invention des appareillages, il n’y a qu’un pas. Les machines viennent reformer les corps. Encore sont-elles englobées dans des démarches médicales (au sens, ici, de l’âge de la raison). La médecine, l’orthopédie, la pédagogie se combinent pour définir les bonnes postures, celles qui soutiennent les « bonnes manières ». Et il faut entendre cette notion dans son extension à tous les corps en représentation : militaire, scolaire, mondaine, artistique, etc. Non sans tenir compte, par ailleurs, des dissensions entre les « pédagogues » (les allusions à Jean-Jacques Rousseau le montrent fort bien), ainsi que les propos plus étayés sur les romantiques et leur non-conformisme).

 

Le travail redresseur

On ne peut lire cet ouvrage sans s’arrêter aussi sur l’abondance des notes proposées pour ancrer le propos. Les ouvrages référés sont ceux des époques concernées. Ils renvoient à la littérature, quand c’est possible, et aux différents « arts de... » (des métiers, de l’enseignement, des Salons, etc.), en passant par tous les traités pédagogiques consultés : livres du maintien, livres d’instruction, livres des techniques diverses et Encyclopédies, Ordonnances, Lettres mais aussi ouvrages de synthèse récents.

Au terme de ses explorations historiques, Vigarello se rapproche de notre époque. Il insiste sur le fait qu’au XIXe siècle se met en place une pratique redresseuse, systématisant les exercices conçus précédemment, saturant désormais les espaces et les temps de la vie des humains européens de nouvelles leçons. Ce qui impressionne alors c’est la jonction opérée entre les doctrines et exercices déjà élaborés et les institutions publiques en cours de déploiement : l’école, l’usine, etc. Les corps doivent être adaptés à ces lieux et aux machines spécifiques qui les définissent. Les activités industrielles, par leur aspect répété et planifié, requièrent des disciplines affermies et organisées, quels que soient les décalages observables entre les justifications, les destinations et les pratiques. Ce qui prime maintenant ce sont les visions d’une énergétique des corps. La perspective est souvent ouverte à partir de l’idée de dégénérescence des corps (dans la classe ouvrière d’abord !) et de pertes démographiques (du fait de corps « détériorés », « malingres » et « sans hygiène »).

Il est vrai que des figures contradictoires se croisent. Tantôt les corps dégénérés sont ceux des aristocrates, que l’on veut dénoncer, tantôt ce sont ceux de la classe ouvrière, que l’on veut éduquer et dont on veut éradiquer les « vices » à l’instar de ceux des enfants : masturbation par exemple. La question du travail des enfants dans les usines unifiera finalement les propos. Le physique et le moral se rejoignent dans les discours pédagogiques, en des associations qui survivront longtemps, et dont le concept central est encore « régénération » des corps, laquelle tient peu compte des dommages physiques entrainés par l’industrialisation subie, mais transpose en pédagogie et en nature le résultat d’une histoire.

 

Hygiénisme et psychologie

On ne s’extrait pas de la lecture de cet ouvrage indispensable sans quelques questions à l’adresse de notre époque, complémentairement à des questions méthodologiques sur lesquelles nous passons : le rapport aux travaux de Foucault, mais aussi la limite des recherches concernant les résistances à ces exercices et aux pratiques de surveillance des attitudes. Du moins avant des époques plus proches de nous.

Les résultats de ces impositions doivent aussi être examinés de près. Encore faut-il convenir des critères à partir desquels ils peuvent être évalués. Vigarello cite évidemment les félicitations que s’adressent les pédagogues devant telle ou telle « réussite » ou devant les résultats des exercices scrupuleusement effectués. Il insiste aussi sur les stéréotypes induits – sur l’uniformisation des conduites et autres standardisations – par ces démarches pédagogiques. Comme il étudie ce que ces mêmes pédagogues appellent les « ratés » de leurs expériences (les « déficients »).

Mais « impositions » est notre terme. Car dans les contextes de référence, la légitimation de ces exercices renvoie plutôt à des convictions de mobilité sociale (les personnages de Honoré de Balzac en exemple). Il est d’abord question d’élévation dans les diverses hiérarchies sociales. Toutefois cette dernière est accolée à la notion de volonté. La posture, la correction, la rectitude ne relève apparemment pas d’un pouvoir social, mais d’un acte de la volonté, ce qui permettra, en cas de troubles ou d’impossibilité, de renvoyer « l’erreur » à l’incapacité de l’impétrant.

L’émergence de la psychologie est à ce prix, et en cette considération Vigarello est bien foucaldien. La psychologie incite à, mais simultanément « naturalise », des attitudes. Cette science humaine dresse des schémas corporels à partir des nouvelles représentations des corps. Elle veut dépasser les considérations seulement bio-physiques. Elle accentue les travaux sur les contrôles et les prises de conscience. La sensibilité passe en avant. Le senti prime désormais sur la construction architecturale du corps, trop impersonnelle. Mais Vigarello le précise : « l’appel à l’intériorisation et à l’explicitation des sensations ne transforme pas fondamentalement les évolutions motrices proposées ».

 

La relativisation des normes ?

Il est bien connu que la question des normes fut centrale, mais aussi qu’elle l’est à nouveau. Mais pas de la même manière. Ce qui hante notre époque – outre des conceptions thermodynamiques du corps – est la question de savoir si l’on peut relativiser les normes, donc aussi celles qui gouvernent les corps, en quel sens et jusqu’à quel point. Vigarello montre d’abord, pour terminer son voyage historique, quand et pourquoi le principe des exemplarités intangibles bascule. Des conceptions moins sévères de la vérité posturale se dessinent. La norme est interpelée et contrée dès qu’on veut penser en termes d’individualisation. Désormais le geste redresseur ne peut plus être habité par la même certitude. Pédagogie, thérapie, discipline modifient leurs modèles, par des biais différents. Les notions de déviation, de perturbation, d’inadaptation, de marginalité ne peuvent plus être aussi policières. Tout un travail autour de la norme s’est accompli.

Il implique évidemment que chacun s’interroge sur les normes incorporées, les apprentissages effectués, les modèles dont il est tributaire, et ceci tant au regard de la culture locale (européenne, dans cet ouvrage) qu’au regard de l’interculturalité. La question des images culturelles des corps est devenue prégnante et à juste titre. Elle a obligé – et sans doute de tels ouvrages en sont-ils aussi le fruit – à reconsidérer en histoire ce qui fut longtemps pris pour une nature.

Il est intéressant à cet égard – ce qui justifie aussi les nouvelles éditions des ouvrages – de lire les postfaces et autres annexes rédigées par les auteurs, associées aux éditions ultérieures à la première. C’est le cas ici, pour une postface de 2004. Cette dernière prend subtilement des distances avec certains traits de la recherche. Ce qui, plus qu’à mettre au compte de l’honnêteté de l’auteur, donne surtout matière à réflexion.