Une admirable réflexion qui réconcilie foi et recherche de "l'être de l'homme", par delà les apparentes contradictions.

Que la philosophie se soit trouvée intimement liée à la théologie jusqu’à la fin du Moyen Age et qu’elle entretienne encore des rapports étroits avec la théologie est ce dont témoigne l’ensemble de l’œuvre de Paul Tillich, lequel entend interroger la vérité existentielle de l’être à la lumière des réalités dévoilées par la Bible. Or, c’est précisément dans un petit opuscule intitulé Religion biblique et recherche de la réalité ultime - correspondant à une ensemble de conférences données en 1951 par le philosophe à l'université de Virginie - que celui-ci se propose de confronter la religion biblique à la quête philosophique de la réalité ultime. Interrogeant les concepts de base que sont la religion biblique et la philosophie, l’auteur pointe d’emblée la contradiction apparente entre la notion de révélation induite par l’expression « religion biblique » et la question ontologique  - relative à ce que signifie être -  posée par toute recherche philosophique. Si les raisons de l’activité philosophique sont liées à la conscience que nous avons de "notre finitude en interdépendance avec la finitude de notre monde qui nous conduit à rechercher la réalité ultime"   , il revient dès lors de savoir si cette quête philosophique qui pose "la question de l’être lui-même"   est compatible avec la religion biblique considérée à la fois comme "révélation divine" et "réception humaine"   , ou si les deux sont irréconciliables. Telle est la problématique sous-tendue par l’ouvrage.

 

Les contradictions entre "religion biblique" et "ontologie"

L’auteur, analysant ainsi les "caractéristiques de la religion biblique"   , pointe le caractère personnel de la rencontre avec Dieu, d’ordre exclusif et la relation de "libre réciprocité entre Dieu et l’homme"   . De fait, c’est précisément cette réciprocité qui semble dans un premier temps contredire "le concept ontologique d’"être""   puisque supposément, un être peut "influencer le fondement de l’être dans lequel et hors duquel il vit"   . Que la doctrine de la création, en excluant l’homme de toute participation "substantielle"   , affirme une distance radicale entre Dieu et l’homme et nous sommes en présence d’une seconde contradiction par rapport à l’ontologie. Le personnalisme biblique va même plus loin  lorsqu’il affirme que la Parole divine s’est incarnée en un homme - Jésus - creusant la contradiction entre ontologie et religion biblique. En effet, comment réconcilier à présent la question ontologique qui réfère à la question de l’être "au-delà de toute chose qui est"   et la religion biblique qui fait d’un individu Jésus le principe de toutes choses ?

A cette seconde contradiction s’en ajoute une troisième : celle qui concerne la compréhension de l’homme et de sa situation dans le monde. En effet, l’histoire du salut et le mouvement eschatologique proposés par la Bible entrent a priori en contradiction avec "l’impersonnalisme de l’ontologie"   qui tend à inscrire le concept de l’être et les structures de la réalité dans un cadre non-historique. Or, c’est précisément à la lumière de ces apparentes contradictions que l’auteur va amorcer une nouvelle réflexion visant à "pénétrer profondément à la fois dans la nature de la religion biblique et dans la nature de l’ontologie pour découvrir leur profonde interdépendance"   . Délaissant l’étude du "côté objectif de la religion"  (contenus doctrinaux) et de l’ontologie (formes conceptuelles), Tillich  entend interroger à présent "la situation de l’homme dans la foi" (autrement dit "la situation de l’homme posant la question de la réalité ultime"   ), c’est-à-dire les côtés subjectifs de la religion biblique et de la recherche ontologique.

 

Le côte subjectif de la religion biblique et de l'ontologie comme possible voie de synthèse

Que le coté subjectif de de la religion biblique soit mis en lumière et c’est d’abord la foi entendue comme décision éthique et "état dans lequel on est saisi par une préoccupation ultime"   qui s’impose, mais qui encore une fois semble s’opposer à l’ontologie marquée par "une attitude critique de détachement"   . Il semblerait donc que "le conflit soit insoluble"   , pour reprendre les mots de Tillich, à moins qu’"une troisième voie"   ne dégage une possible synthèse entre les deux à partir de la thématique de la recherche ultime. C’est ainsi que l’auteur entend à présent considérer ces deux préoccupations ultimes (la foi et le doute rationnel et ontologique) comme deux pôles non seulement interdépendants, mais hiérarchiquement ordonnés. Comprenons en effet que le croyant, en posant Dieu comme horizon indépassable, fait de  lui la réalité ultime de toute chose, rejoignant par là même la question ontologique de la réalité ultime. Le croyant, en trouvant dans Dieu le fondement de son être et l’expression de la réalité ultime, partage une même préoccupation inconditionnelle avec l’homme, qui, faisant l’expérience de sa finitude, pose la question de l’être à la lumière de l’infini qui le saisit dans son existence. 

 

Foi et ontologie : un élan commun vers le fondement de l'être

Si l’on mesure ici la façon dont  "la foi inclut la question ontologique"   , Tillich prend soin de montrer que la foi et le doute (de nature ontologique) ne se contredisent pas, mais qu’ils sont plutôt à envisager dans une tension féconde qui relève de l’"avoir" et de l’absence telles que résumées par le philosophe dans la formule suivante : "Le philosophe n’a pas et a ; le croyant  a et n’a pas"   . Autrement dit, le premier, à partir de l’expérience de l’être et du non-être (avec la mort), se met en quête de la réalité ultime sur la base de ce qu’il sait et dans le même temps, le second adhère intimement à l’idée de Dieu comme fondement de son être au risque d’éprouver son absence. Cette analogie substantielle, rapportée à l’analyse de la foi et du doute dans la religion biblique et dans l’ontologie, dessine un chemin commun entre l’expérience biblique et l’expérience ontologique : celle de l’expérience de l’être et du non-être, de la présence et de l’absence.

Tout se passe en fait comme si la religion biblique, en affirmant que Jésus est le Christ, ouvrait à un dépassement du personnalisme biblique en suggérant que la personne de Jésus est transcendée par un être qui la dépasse et qu’on appelle le Christ : "Le Dieu qui est un être est transcendé par le Dieu qui est l’Etre-lui-même, le fondement et l’abîme de tout être. Et le Dieu qui est une personne est transcendé par le Dieu qui est la Personne elle-même, le fondement et l’abîme de toute personne"   . On mesure alors la façon dont religion biblique et ontologie, au delà de l’écueil du personnalisme, partagent un même élan vers le fondement de l’être puisque " le fondement de l’être est le fondement de l’être personnel"   . Le coup de force de Tillich est ici de lire l’histoire du Dieu biblique incarné en Jésus comme la possible rencontre avec un Dieu personnel qui l’ouvre à la rencontre ontologique de Dieu comme fondement de l’être. Vivre de ces tensions traversées par  l’assentiment et le doute, par l’expérience de l’être et du non-être est ce que Tillich a appelé "le courage d’être", comme si l’existence humaine, pour reprendre une expression de Pierre, consistait à être "participants de la divine nature"   .

 

L'homme comme unique destinataire du religieux

Ouvrage bref mais dense, traduit de l'anglais par Alain Durand dans une langue très accessible, Religion biblique et recherche de la réalité ultime propose une relecture de l’histoire biblique à la lumière de la question ontologique. Depuis Yahvé posant ouvertement la question de l’être ("Je suis celui qui est.")   à Jésus permettant, au cœur de sa personne, une rencontre entre l’homme et Dieu comme fondement de l’être, c’est bien la question ontologique - référée à la question de la foi considérée comme "courage d’être" - qui semble lier de manière intime l’Ancien et le Nouveau Testament. De fait, l’unique destinataire du religieux est l’homme et de ce point de vue, l’un des grands mérites de cet opuscule est d’envisager la religion biblique à la lumière d’une herméneutique sachant réconcilier éthique, philosophie et eschatologie.

Paul Ricoeur, quelques années plus tard, ne manquera pas d’inscrire ses travaux à la suite de ceux de Tillich en s’intéressant notamment à l’homme comme destinataire du religieux   ainsi qu’à la portée éthique et universelle des formes religieuses