Un recueil posthume d’articles de Daniel Bensaïd restitue l’appropriation de la révolution d’octobre 1917 par un homme de mai 1968.

Tous les passés n’ont pas le même avenir. C’est ce qui a conduit les éditions Lignes à éditer un recueil posthume de textes de Daniel Bensaïd à l’occasion du 100e anniversaire de la révolution russe. Décédé en 2010, Daniel Bensaïd n’était pas un historien, mais un philosophe d’une espèce particulière. Son parcours et sa réflexion ont été étroitement liés à son implication politique au sein d’organisations révolutionnaires trotskystes : trésorier, responsable du service d’ordre, membre du bureau politique, orateur. Les textes réunis dans ce livre ont été rédigés dans une permanente préoccupation de l’action. Ils sont introduits par une préface de Sophie Wahnich, historienne de la révolution française. Celle-ci met en garde contre le temps répétitif des commémorations et la mythification qu’elles induisent. Elle s’oppose à l’idée d’une extinction des passions révolutionnaires, le seul avenir envisageable restant étant celui d’une adaptation raisonnable au marché. Elle relève trois questions d’importance dans les textes ici réunis : 1) l’historiographie de la révolution : que s’est-il passé ? ; 2) la question des rythmes de l’histoire et de la politique du « temps brisé » ; 3) la tension entre les sujets de l’histoire et les institutions qu’ils combattent et/ou qu’ils se donnent.

Les cinq textes composant le recueil s’agencent comme suit : « Questions d’octobre » (1997), « Lénine ou la politique du temps brisé » (1997), « Etat, démocratie, révolution : retour sur Lénine et 1917 » (2007), « Le petit doigt de Staline » (1976), « L’héritage inachevé de la IIIe Internationale » (1976).

 

Que s’est-il passé le 7 novembre ?

Dans un contexte éditorial marqué par la sortie du Livre Noir du Communisme, Daniel Bensaïd revient sur la révolution d’octobre 1917   . Il veut réfuter trois accusations à l’encontre de celle-ci : celles du coup d’Etat, celle du péché originel et celle de la prématurité.

Tout d’abord, il s’agirait d’un coup d’Etat mû par des conceptions autoritaires et ouvrant la voie à une nouvelle élite. Bensaïd fait appel aux écrits de Marc Ferro et de Moshé Lewin. Il montre qu’il s’agit au contraire du dénouement provisoire d’une année de contradictions croissantes entre février et octobre : un régime archaïque et autocratique d’une part et une radicalisation évidente des masses ouvrières et paysannes d’autre part. La dynamique sociale explique notamment que le régime de Lénine ait pu tenir en dépit d’épouvantables difficultés, de la guerre civile, de la déstructuration de l’économie et de la contestation interne. La seule répression n’y aurait jamais suffi. Dans ce contexte de développement social régressif mais d’expérience sociale novatrice, il s’est dégagé une énergie révolutionnaire que le stalinisme canalisera dans la transformation industrielle accélérée et dans la fusion-recomposition des classes. Bensaïd en réfère à Chateaubriand pour comparer cette canalisation avec l’énergie napoléonienne, issue de la révolution et déployée contre elle.

Ensuite, l’évènement serait porteur d’un péché originel qui mène logiquement aux atrocités du stalinisme à partir des années 1930. Bensaïd rappelle le contexte de la guerre civile et ses conséquences : l’habitude de la violence bureaucratique dans la répression et les réquisitions, l’épuisement social des couches révolutionnaires et le substitutisme du parti qui s’ensuit. Il rappelle aussi la confusion entre le parti et l’Etat, l’absence d’une tradition démocratique dans la société russe et les difficultés de fonder un pluralisme politique dans le prolétariat. Mais il réfute l’idée d’une continuité avec le tournant des années 1930, qui fait litière de la décennie de luttes, de tâtonnements, d’expérimentations et de polémiques qui a suivi la fin de la guerre civile et précédé la collectivisation. Il convient pour lui de différencier les mesures répressives de la guerre civile et la grande terreur des années 1930, et de s’intéresser de plus près aux enjeux et controverses des années 1920.

Enfin, il s’agirait d’un évènement monstrueux car prématurément forcé alors que les conditions n’étaient pas réunies. Cette idée développée par Kautsky et les menchéviks traduit la conception d’un développement cumulatif et linéaire de l’histoire des sociétés. Il aurait d’abord fallu passer par le stade bourgeois (alors même que la bourgeoisie se montrait incapable de prendre à l’aristocratie la direction de la société), et donc limiter l’action des masses. Or, une telle politique aurait donné laissé la place à un remaniement encore plus sanglant avec le putsch du général Kornilov. Il n’y avait donc pas vraiment de choix possible pour les militants ouvriers s’ils voulaient survivre. Les choix sont survenus après, à l’intérieur de cette voie. Daniel Bensaïd renvoie à Kant pour célébrer la force de la révolution (française ou russe) comme évènement, signe de la capacité de l’humanité à progresser, impossible à effacer malgré l’échec thermidorien.

 

Quelle conception de l’action politique a abouti à la prise du pouvoir ?

Lénine n’est pas à l’honneur : son œuvre, obscure, est pénible à lire et il endosse le rôle du technicien du coup d’Etat. Publié à la même époque que le précédent, cet article   réhabilite Lénine comme penseur de la politique en acte. En rupture avec la conception en vogue dans la IIe Internationale d’une temps politique linéaire et phasé, d’une accumulation passive des forces en vue de la victoire finale, Lénine défend l’idée d’un temps fracturé, kairotique. Il lui importe de se saisir de la contradiction au moment où elle se manifeste, souvent de manière déformée, détournée et inattendue. Afin de se saisir de chaque symptôme de la contradiction sociale, le parti doit se faire tribun populaire. Afin d’adapter son action aux rythme changeants du temps politique dans une situation mouvante, le parti doit être une boîte de vitesse. Organisateur politique au futur antérieur, le parti est générateur d’initiatives. Lénine affirme le primat du politique, d’une lutte large et complexe où intervient un parti qui ne se confond pas avec la classe, mais peut y cohabiter avec une pluralité de courants.

Daniel Bensaïd remet à l’honneur les qualités de stratège politique de Lénine, sa capacité de rupture avec les canons de la IIe Internationale et sa vision clairvoyante de l’action politique, qui ne s’en remet pas aux seuls facteurs objectifs sur la pente étroite de la crise révolutionnaire. Il se montre en revanche plus critique quant à son approche du pouvoir d’Etat, où se mêlent penchants autoritaires et penchants libertaires. Si l’Etat et la révolution envisage une dissolution de l’Etat dans la société, ce texte a aussi pu être détourné pour justifier la dissolution de la société dans l’Etat. Cependant, la situation politique engendrée par l’enlisement de la Russie dans la guerre vérifie les trois conditions définies par Lénine d’une « crise nationale ». Ceux d’en haut ne peuvent plus diriger comme avant, ceux d’en bas ne veulent plus être dirigés comme avant, ceux du milieu hésitent à basculer d’un côté ou de l’autre. A ces trois conditions, Lénine en ajoute une quatrième : une volonté politique organisée et dotée d’un projet.

 

Pour la démocratie, contre l’Etat

« Etat, démocratie et révolution » est l’article est le plus récent (2007) et le plus actuel. Axé sur les conceptions développées dans l’Etat et la Révolution, il revient sur l’approche que Lénine a eue de l’Etat. Bensaïd y rappelle les continuités initiales de Lénine avec les conceptions de la IIe Internationale, puis les ruptures faites au test de l’expérience. Lénine remet au jour la destruction de l’appareil d’Etat existant, contre l’idée d’un simple déplacement du pouvoir défendue par les sociaux-démocrates, mais il maintient l’idée d’une « violence coercitive organisée » à l’inverse des thèses anarchistes. Cependant, Lénine ne pense pas vraiment les formes de l’Etat de transition. Là encore, la mise au second plan de la politique dans une transition « du gouvernement des hommes à l’administration des choses » (formule héritée des Saint-simoniens) combine un mélange de confusion libertaire et de confusion autoritaire. Les penchants autoritaires sont à l’époque encore plus présents chez Trotsky. Daniel Bensaïd fait la part belle aux critiques qu’exprimait Rosa Luxemburg, pour qui l’ampleur des problèmes ne pouvait être résolue que par la participation démocratique la plus large.

En conclusion, Bensaïd revient sur l’évolution de l’Etat au XXe siècle : loin de se dissoudre dans la société liquide, l’Etat maintient et augmente son noyau dur répressif. Pour Daniel Bensaïd, ce noyau reste, comme en 1916, à briser, mais cela nécessitera un travail de longue haleine.

 

Comprendre et combattre le stalinisme

Le 4e essai   est le plus long, et un des plus anciens (1976). Cet article revient sur les divergences d’analyse de l’URSS et des dynamiques à l’œuvre, et évoque les oppositions politiques à ce régime oppressif. Il se décompose en deux polémiques, la première à l’encontre d’André Glucksmann, alors récemment revenu du maoïsme, la seconde à l’encontre de Louis Althusser, Charles Bettelheim et Nikos Poulantzas, qui défendent une approche du marxisme influencée par ce courant. Avec la Cuisinière et le Mangeur d’Hommes, Glucksmann entreprend de disqualifier le marxisme, qu’il considère comme le langage de la terreur, et envisage le système concentrationnaire comme avatar ultime de la raison occidentale. A cela, il oppose la résistance silencieuse de la plèbe, pareille à la patience du crucifié sur sa croix. Bensaid lui oppose les contingences de l’histoire, les luttes et convulsions qui ont mené au pouvoir autoritaire de la bureaucratie, et insiste sur le fait que l’issue n’en était pas déterminée par avance.
A la valorisation prétendument philosophique et apolitique que fait Glucksmann de l’opposition interne au stalinisme, Daniel Bensaïd oppose une approche politique qui à la fois défend la liberté d’expression pour l’ensemble des dissidents et valorise la continuité d’une opposition elle-même d’inspiration communiste. Il situe cette opposition dans la continuité de l’opposition de gauche de l’avant-guerre et multiple les exemples d’expression publique d’une dissidence adhérant aux idéaux du socialisme.

La seconde polémique est dirigée contre les maoïstes français et vise à montrer qu’ils ne parviennent pas à formuler une critique cohérente du stalinisme. Cette polémique est introduite par des développements sur les rapports entre Etat et société en URSS, où l’Etat se fait société et devient l’instance de validation de la société. Cela induit une politisation directe des rapports sociaux qui permet l’extorsion brutale du surtravail par la contrainte. Cela implique également que le parti se détache de la société et devient le lieu clos de la lutte entre des intérêts antagonistes.

La critique ici livrée est difficile à appréhender pour le lecteur contemporain : d’une part, Althusser, Poulantzas et Bettelheim n’ont plus l’audience qu’ils avaient dans les années 1970. D’autre part, leurs analyses du stalinisme sont différentes et comportent leur lot de contradictions.

Althusser défend le stalinisme en bloc et prend à son compte la « critique silencieuse » que la révolution chinoise formule à l’encontre de la dérive de l’URSS. Bensaïd lui reproche de considérer toutes les vicissitudes du stalinisme comme inévitables. A l’inverse, il met en évidence la multiplicité des choix possibles et les luttes qui ont débouché à chaque fois sur une option plutôt que pour une autre.

Se fondant sur une critique de l’ « économisme » qu’il attribue au marxisme stalinen, Poulantzas en arrive, d’après Bensaïd, à envisager les superstructures comme complètement autonomes de leur base économique. Bensaïd y voit le résultat de l’approche structuraliste, à laquelle il reproche de démembrer la totalité dialectique.

A Bettelheim, Bensaïd reproche en revanche un calquage mécaniste entre rapports sociaux et rapports politiques, ainsi qu’un mélange confus entre apologie de Staline et dénonciation de la restauration du capitalisme sous ce même Staline.

En dépit du sentiment de décalage suscité par cet article, sa présence dans le livre met en évidence l’analyse que Daniel Bensaïd fait de la question soviétique. La question de la nature de l’URSS a longuement fait débat au sein de l’extrême-gauche : Etat ouvrier dégénéré ? Capitalisme d’Etat ? Collectivisme bureaucratique ? Daniel Bensaïd fait sienne la conception formulée par Trotski (Etat ouvrier dégénéré) avec le souci d’en faire une analyse dynamique et non statique, et d’en tirer des conclusions pratiques en termes de programme et de revendications. En cela, il définit à gros traits les revendications qui pouvaient être celles des trotskystes à l’intérieur du bloc de l’Est, en n’excluant pas que des courants portant une autre analyse (capitalisme d’Etat) puisse porter les mêmes.

L’article met également en évidence la filiation que Bensaïd revendique avec l’opposition de gauche au stalinisme depuis les années 1920 (et avec le parti bolchevik dont elle est issue). Ce rappel est cohérent avec le souci de montrer qu’une opposition politique porteuse d’un projet communiste a existé depuis le début en URSS. Enfin, Bensaïd y défend une approche du marxisme qui met l’accent sur le libre-arbitre du facteur subjectif et sur la contingence de l’issue de toute lutte, sans évacuer totalement le déterminisme.

 

Des racines et des poings

Le dernier article du recueil   date également de 1976. Il revient sur les quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, qui ont été le théâtre d’intenses débats et de décisions lourdes de conséquences avant que les voix ne s’y éteignent l’une après l’autre pour aboutir aux avertissements solitaires de Trotski, puis au silence.

Bensaïd décrit les différentes phases et les tournants politiques que révèlent les textes des congrès. Dans un premier temps, les bolcheviks, favorables à une nouvelle Internationale, en retardent la fondation car ils ne veulent pas en faire un point de rupture avec les partis ouvriers étrangers, en particulier les spartakistes. L’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa-Luxemburg sur ordre des chefs sociaux-démocrates accélère la création de cette IIIe Internationale sur une base passionnelle. Les conditions d’adhésion sont initialement au nombre de 20. Le communiste italien Amadeo Bordiga en obtient une 21e imposant l’exclusion des membres n’ayant pas voté pour l’adhésion. Bensaïd y voit une erreur qui isole les communistes et permet aux sociaux-démocrates de se couvrir à bon compte.

Les premières années sont celles d’une espérance fébriles auréolée du prestige de la révolution russe. La révolution devant s’étendre en Europe, il s’agit de rompre avec le parlementarisme en renforçant partout les conseils ouvriers ou soviets. Cette stratégie floue engendre la création et le maintien artificiels de conseils à la place de et contre les syndicats. On envisage la fusion des partis et des syndicats, on crée une internationale syndicale rouge, on théorise une hiérarchie erronée entre parti, conseils ouvriers et syndicats. Il s’agit davantage d’instaurer l’hégémonie de manière disciplinaire que comme une conquête démocratique.

Après le reflux de l’offensive révolutionnaire, le IIIe congrès est celui d’une rectification sans grande clarté : il faut se tourner vers les masses. A une nouvelle situation doit correspondre une nouvelle tactique. L’adaptation est difficile : Lénine et Trotski ménagent les susceptibilités afin d’obtenir une réorientation sans provoquer de scission.

L’enjeu de ces premiers congrès est celui d’une stratégie révolutionnaire pour les pays capitalistes d’Europe occidentale. Ce sens stratégique est difficile à retrouver : l’élaboration de Lénine, très pratique, est théoriquement peu claire et laisse cours aux mésinterprétations. Cette élaboration reste en chantier après le IVe congrès. C’est avec cette histoire et cette élaboration théorique interrompue que Bensaïd revendique une continuité dans l’organisation qu’il a contribué à fonder à partir de mai 1968. Il revendique également un patrimoine commun avec l’ensemble du mouvement ouvrier, un gage de solidité par rapport à ceux des courants gauchistes de l’époque qui sont venus au marxisme par l’idée plutôt que par une adhésion à ce camp social et à son histoire.

 

Disparu en 2010, Daniel Bensaïd n’aura pu célébrer de son vivant ni les cent ans de la révolution russe, ni les cinquante ans de mai 1968. Il n’aura pu analyser ni les révolutions arabes de 2011 et leur reflux, ni le renforcement de l’Etat répressif consécutif à l’état de guerre de la décennie en cours. Mais ce livre invite à poursuivre la recherche des voies de l’émancipation en se rattachant à une continuité historique et à des racines sociales

 

* Dossier : 1917-2017 : cent ans après la Révolution d'Octobre.